Au service de l'italien refoulé
J’ai mis très longtemps à réaliser que ma grand-mère maternelle était d’origine italienne. Je savais que son nom de jeune fille était Basso, mais je n’avais jamais entendu le moindre mot d’italien dans la famille, et cette italianité était restée une abstraction totale. J’avais entendu parler de Biella comme région d’origine, mais ce n’est que récemment que j’ai trouvé que le village d’origine de mes arrière-grands-parents était Camandona, à quelques kilomètres au nord de Biella. Cette source italienne s’était pratiquement effacée.
Et puis, arrivé en Quatrième au Lycée du Parc à Lyon, – c’était en 1943 –, je dus choisir une seconde langue vivante. Il n’y avait alors que l’allemand, et on le réservait aux très bons élèves, car c’était une langue « difficile ». L’italien, plus « facile ». Je fis donc de l’italien. Et je me trouvai avec un enseignant qui me passionna ; au bout de trois mois, il nous fit faire de petits exposés, et le manuel, probablement le Premier Livre d’italien, publié en 1941 par Camugli, m’intéressa beaucoup. Coup de foudre pour l’italien, et un jour, à peine rentré à la maison, je déclarai à ma mère : « Je veux être professeur d’italien ». Cela la fit rire, mais plus tard elle s’en souvint, et elle racontait que déjà à treize ans, je voulais faire cela. Je fus en classe de C, la classe scientifique, jusqu’en Première, et j’abandonnai presque complètement l’italien, que je ne repris qu’en Terminale, la classe de « Philo ». Rentré à la Faculté de Lettres, je dus reprendre l’italien en Propédeutique, car je n’étais pas très bon en anglais. Et je voulais continuer en licence de Lettres Modernes qui venait d’être créée, mais tout le monde me le déconseilla, cela n’avait aucun avenir, on ne pouvait pas enseigner le français sans avoir fait de latin et de grec ! Je n’avais fait au lycée que du latin. Je choisis donc de préparer une licence... d’italien. Et je m’y suis passionné pour la littérature, pour la poésie, pour Pirandello, pour Venise au XVIIIe siècle, pour Leopardi, pour Boccace, etc. mais aussi, – et c’était rare à l’époque –, pour le méthane et le cinéma néoréaliste dont Bouissy nous parlait dans ses cours. Et j’avais lu Gramsci, dès sa première publication, bien avant d’avoir ouvert le moindre livre de Marx ou de Lénine ! Pendant quarante-quatre ans, j’ai enseigné l’italien avec passion et joie, au lycée puis à l’université ; après ma retraite, j’ai continué en faisant de l’initiation à l’italien dans une école primaire, et j’assure toujours des cours d’italien pour adultes dans le cadre d’une association, nous montons parfois des pièces de Commedia dell’Arte, nous écoutons des chansons, et à travers tout cela, nous progressons ensemble dans notre humanité.
Pendant mes études, j’ai commencé à savoir qu’une partie de ma famille était en Italie : j’allais de temps en temps à Turin pour acheter des bouquins d’occasion à la Bottega d’Erasmo, et ma mère m’avait dit alors : « Va donc voir les cousines de Turin, ce sont deux vieilles filles qui ont bien réussi, l’une d’elles a été préceptrice dans la maison de Savoie ; ce fut une exception dans cette famille d’origine paysanne ». J’y allai, fus reçu du bout des lèvres, compris que ma présence n’était pas souhaitée et ne les revis jamais. J’ai retrouvé il y a très peu de temps un ensemble de photos de la famille Basso enfouies dans les archives de ma mère, je les ai scannées et imprimées pour mes enfants, dont la mère est fille d’italiens à 50%.
Et ce n’est que peu à peu, et tard dans ma vie, que je réalisai donc que j’avais un quart de sang italien. Cela avait-il contribué, sans que j’en sois conscient, à m’orienter vers la langue italienne? Je ne sais pas. Mais l’Italie est devenue ma seconde patrie, même si je ne suis pas fier de son berlusconisme, et je continue à me battre pour la connaissance de l’Italie et de la langue italienne, j’anime une association d’échanges entre le Nord-Isère et l’Italie, où nous essayons de faire mieux connaître ce que nous a apporté l’Italie, et ce qu’elle crée aujourd’hui dans le fond parfois oublié de sa vie régionale, de sa culture populaire et de sa chanson.
Jean Guichard, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?