Chronologie d'un lien

Chronologie d'un lien

Bruxelles, 1952 : « Annuccia va a prendermi la ceneriera per favore ».

Du haut de mes quatre ans je trottine chercher un cendrier et Nonno sourit. Il a quitté l’Italie il y a exactement trente ans mais s’obstine à parler italien à ses petits-enfants. Et « Annuccia » ne confond pas le cendrier avec la « copertina », indispensable à la sieste de son grand-père, ou le « bicchiere d’acqua » qu’il lui demande parfois aussi.

1954 : chaque jeudi mon frère et moi sommes juchés sur les genoux de Nonno. Ce jour-là il achète le Corriere dei Piccoli et nous lit les aventures du « Signor Buonaventura ». En italien et en vers…! C’est dire que nous sommes loin de tout comprendre mais Nonno rit de bon cœur à la fin de chaque histoire, lorsque le Signor Buonaventura reçoit une gratification qui – l’inflation aidant – n’est plus d’un million mais d’un milliard. Je rate souvent une partie de l’histoire, mon attention s’égare, mais je suis très fière d’être pour un petit moment objet de l’attention de cet homme important, à la belle prestance et à la barbe soignée qu’est Nonno.

1957 : le Consulat d’Italie à Bruxelles ouvre un cours par correspondance pour les enfants d’origine italienne. Nous y sommes inscrits. Le contenu des cours est hautement nationaliste (« Di cuore sono rimasto italiano ») mais nous avons reçu de luxueux manuels scolaires italiens illustrés… et organisé quelque peu nos propos avec des éléments basiques de grammaire.

L’italien nous sert dans le tram lorsque maman veut nous communiquer un message qui doit rester incompris des autres voyageurs. Pour le reste nous répondons systématiquement en français lorsqu’on nous parle en italien.

1959-1961 : le Corriere dei Piccoli, que je lis maintenant seule, s’est lancé dans une grande campagne patriotique de commémoration du centenaire de l’indépendance de l’Italie. Je colle et découpe frénétiquement tous les soldats du Risorgimento et, pour être sûre de ne pas me tromper dans ces bricolages, je lis attentivement les instructions. Je distingue maintenant les chemises rouges de Garibaldi des soldats du roi de Piémont. Ces rudiments d’histoire et de géographie d’Italie sont confortés par les torroncini que nous offre chaque samedi l’épicière italienne dont Nonno est un gros client. Au recto de chaque emballage de carton une vue touristique (Ponte Vecchio de Florence, Duomo de Milan…), au verso un héros de l’histoire d’Italie (Mazzini, Silvio Pellico…).

Le Corriere dei Piccoli affine ma connaissance de la géographie par des planches hebdomadaires consacrées au relief d’une région d’Italie, à construire avec plusieurs épaisseurs de papier et qui sont du plus bel effet.

1960 et 1961 : deux séjours familiaux de vacances en Italie. Nous arrivons à comprendre nos cousins et à nous faire comprendre d’eux.

1962 : je suis décidément trop grande pour encore m’intéresser au Corriere dei Piccoli mais Nonno a changé de tactique et ramène chaque semaine un illustré contant la vie des vedettes et des princes. Je dévore donc Oggi et deviens imbattable sur la vie des actrices ou sur le sens d’une expression telle que « la principessa è in uno stato interessante ».

1968 : mort de maman

1974 : je commence ma thèse de doctorat. Elle porte sur une question d’histoire italienne, ce qui m’amènera à de fréquents séjours d’étude en Italie.

1977 : mort de Nonno

1994 : mort de Nonna qui, à cent trois ans, vivait toujours avec nous.

1996 : mort de papa, dit « Babbuccio » (Petit Père). Nous l’avons entouré jusqu’au dernier moment. Selon une de mes filles, nous échangions alors nos derniers messages… en italien.

« Babbuccio, ti vogliamo tanto bene ».

Tous mes enfants manient, plus ou moins bien, l’italien.

2001 : ma fille cadette a treize ans. Nous partons à deux en Italie. J’essaie de lui expliquer que j’ai une autre langue enfouie en moi mais que je dois la « réveiller ». Chaque année, depuis, nous faisons un petit séjour dans la famille italienne. J’ai plaisir à voir que ma fille communique avec eux sans problèmes.

2007 : des amis italiens de mes enfants sont installés pour quelques jours de tourisme chez nous. Je les surprends à sourire quand je leur parle en italien. « Prendiamo l’automobile per uscire ? ». « Questa signora è scostumata ». « Non dovete andare al gabinetto ? ». « Sono un po’ ghiotta ». « Voi siete un giovanotto molto educato ». Je découvre que la langue que je parle, que j’ai transmise à mes enfants, est la langue héritée d’un exil bientôt centenaire, aux mots devenus inusités.

2008 : dans un paquet de lettres adressées dans les années trente à Nonno par son père, resté à Naples, je découvre qu’une préoccupation de mon arrière-grand-père était cette transmission. « C’est très bien que les enfants connaissent les langues étrangères, écrivait-il à Nonno, mais ne néglige pas de leur transmettre l’italien ». Nonno n’a pas failli. Il a développé des tactiques variées et efficaces pour nous transmettre cette langue. Une langue désuète, une langue « gratuite » si pas inutile, une langue de tendresse, un lien avec une histoire familiale qu’on a voulu maintenir.

P.S. : mon petit-fils m’appelle « Nonna ». Il sait déjà que le pluriel de pizza est pizze

Anne Morelli, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

 

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