De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

De Boves (Piémont) à Antibes. Trois histoires d’émigrantes

À Boves, l’émigration vers la France au tournant du XXe siècle était très fréquente, surtout pour ceux qui vivaient dans la partie montagneuse de la ville. Dans certains cas, il s’agissait d’une émigration saisonnière généralement liée, pour les femmes, à la cueillette des olives, des fleurs, et, pour les hommes, aux activités horticoles, à l’entretien des jardins et à l’élevage des ovins. Mais on pouvait partir aussi avec l’intention de s’installer définitivement ailleurs.

Marietta

Le hameau Cerati est constitué d’un groupe de quelques maisons, d’habitation isolées au milieu des bois et de quelques vignobles, une zone plutôt pauvre qu’on surnommait, pour cette raison, ‘l cantun et poca paia. À la fin du XIXe siècle, y vivait une famille très nombreuse et, à l’époque, il était difficile pour les parents de subvenir aux besoins de tous ces enfants. Le père écrivit ainsi à sa sœur Caterina, dite Catlina, émigrée depuis plusieurs années à Antibes et qui travaillait comme domestique dans une famille, pour lui demander d’aider sa fille Marietta, âgée d’à peine neuf ans, à trouver un travail.

Ils se mirent d’accord sur le jour de départ et, approximativement, sur l’horaire d’arrivée de la petite fille. Marietta fut accompagnée à la gare par son père qui lui avait recommandé d’écouter attentivement le nom des gares où le train effectuerait des arrêts et de descendre quand elle entendrait Antìbu. Peu de gens étant alors capables de lire les panneaux, le nom des gares était annoncé à haute voix.

Marietta prit place dans le train avec son baluchon, tenant à la main un mouchoir noué dans lequel sa mère avait mis quelques tranches de pain et des figues séchées.

Marietta n’avait jamais voyagé en train et n’avait aucune idée de la durée du trajet, ainsi, dès la première gare, à Roccavione, elle bondit sur ses pieds, croyant être arrivée, et la même scène se reproduisit à chaque fois qu’elle entendait une annonce. Le voyage semblait interminable. Elle arriva à destination dans la soirée, alors que la nuit tombait, et ne trouva pas tout de suite sa tante. Finalement, en sortant de la gare, elle vit une vieille femme assise sur le bord du trottoir. Juste le temps de l’observer et elle prit son courage à deux mains pour lui demander si elle était magna Catlina ; celle-ci répondit que oui.

Marietta devint domestique et travailla dur toute sa vie. Elle n’a probablement jamais fait fortune parce que, quand ma mère l’a rencontrée, elle était déjà plutôt âgée et était toujours au service d’une famille de Cannes.

Lucetta

Lucetta vivait avec ses trois sœurs et ses deux frères dans le hameau Cerati. Trois des filles, dont Lucetta, étaient nées avec un problème aux jambes, qui les faisait boiter. Lucetta vint apprendre la couture dans l’atelier de ma grand-mère, Cumina la sartura, comme le faisaient alors beaucoup de filles dès la fin de l’école primaire. Malgré ses problèmes de santé, elle était joyeuse et sympathique, toujours de bonne humeur. Elle ne prêtait pas trop attention à son handicap et, plutôt que de se faire plaindre, elle ne dédaignait pas d’accepter une danse ou une promenade en montagne.

Après les années difficiles de la Seconde Guerre mondiale, elle connut un garçon qu’elle décida d’épouser. Hélas, aucun des deux n’avait de travail leur permettant de joindre les deux bouts. Ainsi décidèrent-ils d’émigrer en France, même si à cette époque c’était une entreprise ardue, puisque de toutes les personnes qui s’y essayaient, beaucoup étaient obligées de revenir sur leurs pas.

Ils se mirent en contact avec un chauffeur de taxi qui les accompagnerait jusqu’à Limone, puis ils continueraient par les sentiers de montagne, pour éviter les douaniers à Tende, puisqu’ils n’avaient pas de passeport pour l’étranger. À Nice ils rencontreraient la sœur du chauffeur de taxi, qui les accueillerait et qui leur trouverait un travail et un logement.

Ils marchèrent longtemps, sans chaussures adaptées, les pieds douloureux. Malheureusement, après plusieurs heures de marche, ils tombèrent sur une équipe de douaniers qui patrouillait le long de la frontière. Ils furent alors obligés de faire marche arrière et d’abandonner leur projet.

Cependant, ils ne se démontèrent pas, attendirent quelques mois, demandèrent conseil pour mener leur voyage à terme et, effectivement, ils y parvinrent.

Au début, ils acceptèrent de faire des travaux très humbles, mais avec le temps ils trouvèrent une bonne situation en tant que gardiens et jardiniers dans une villa de Cannes, propriété du célèbre Picasso.

Caterina

À l’âge de dix-huit ans, la cousine Caterina fut mariée à un garçon du nom d’Amedeo, bien plus âgé qu’elle. Il habitait en France depuis quelques années et avait fait savoir dans le village qu’il avait une bonne situation. Le mariage avait été arrangé par leurs parents qui étaient voisins. Caterina n’était guère convaincue : elle ne voulait pas se marier si jeune. Elle ne connaissait pas le marié et en plus, vu qu’elle était très belle, elle avait plusieurs prétendants qui lui faisaient la cour. Mais personne ne tint compte de ses hésitations et elle fut contrainte d’accepter la décision de ses parents.

Elle fit la connaissance d’Amedeo quand il vint préparer les documents nécessaires pour le mariage. Ce fut une grande déception : il était petit et laid, avec un nez beaucoup trop grand et il n’était même pas sympathique. Elle pleura toutes les larmes de son corps, mais désormais tout était préparé et le mariage aurait bien lieu.

Un repas un peu plus abondant que d’habitude suivit la cérémonie, mais les époux durent partir au milieu de la noce pour prendre le train pour Antibes.

Ils voyagèrent jusqu’au soir et quand ils descendirent enfin à la gare d’Antibes, Amedeo dit à Caterina de l’attendre et alla chercher une charrette pour transporter le trousseau et les maigres bagages. Ils poussèrent la charrette jusqu’à l’habitation d’Amedeo, une petite maison peu confortable dans le vieil Antibes. Caterina, fatiguée et déçue, s’abandonna à de longs pleurs, s’attirant ainsi les foudres du marié qui se fâcha et, de rage, lui arracha son voile blanc qu’il déchira en mille morceaux ! Le lendemain, il l’envoya travailler en tant que femme de ménage et personne à tout faire chez une voisine qui avait une petite boutique d’articles ménagers, en échange de quelques assiettes et casseroles. La première tâche consistait à laver le sol carrelé, mais Caterina, qui avait vécu dans une maison avec un sol en terre battue, ne savait pas comment le nettoyer. Elle versa le contenu du seau sur le sol et son travail ne fut guère apprécié par la signora qui se mit en colère et la gronda. Caterina essaya d’écrire à ses parents pour expliquer sa situation, mais Amedeo découvrit la lettre et la déchira. Elle savait que sa famille ne la reprendrait pas à la maison, puisqu’à l’époque on disait qu’une fille qui revenait aurait mieux fait de ne pas être née (na fia turnӧ l’è mei che a sie nen nӧ) ; elle se résigna donc et, petit à petit, elle trouva sa place, se lia d’amitié avec d’autres filles du village émigrées à Antibes, trouva un travail de domestique et dame de compagnie chez une femme riche pour laquelle Amedeo était chauffeur et jardinier. La vie conjugale de Caterina fut plutôt turbulente, alternant des périodes de litiges et tromperies de la part d’Amedeo avec des moments plus sereins. Elle rentra passer sa retraite en Italie quand elle décida de se séparer de son mari et vécut quelques années dans la petite maison à Boves qu’elle avait achetée en faisant bien des sacrifices.

Les histoires de Marietta, Lucetta et Caterina font référence à des faits qui sont réellement arrivés à des personnes qu’a connues ma mère, Maria Lucia Giordanengo, née à Boves le 25 août 1932.

Année de recueillement du témoignage
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