De la flamme au flambeau
Je m’appelle Sabrina Urbani, je suis le fruit de deux lignées originaires d’Italie. L’arrière-grand-père de ma mère est né à Turin, dans le Piémont. Etudiant en médecine, avec de réels talents artistiques, il est venu à Paris en 1900, pour l’exposition universelle. En rébellion contre son milieu et sa famille, il a décidé de rester en France et de peindre. C’est à Toulon qu’il a fait le choix de fonder sa propre famille et a vécu de ses toiles jusqu’à sa mort en 1933. Mes grands-parents paternels sont nés tous les deux à Pietralunga, tout près de Gubbio, une très jolie cité médiévale située en Ombrie. Après la seconde guerre mondiale, un contrat de travail en poche, ils sont venus s’installer à Toulon, où la famille de mon grand-père, qui avait fui le fascisme, vivait déjà. Voici les deux principales lignes de mon héritage originel.
Depuis le berceau, ma vie s’écoule avec l’Italie en toile de fond. Cette toile de fond se transforme en voute céleste dans les moments les plus heureux. Mes parents, très à l’aise avec leurs origines, fiers de leurs ascendants, ont toujours pris le temps de me faire partager leur amour pour la langue et le pays de leurs aïeux. Mais c’est auprès de mes grands-parents paternels, immigrés de la première génération, que mon enfance s’est imprégnée avec le plus de force de cette culture, encore très vivace en eux, puisque pratiquement intacte. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à imaginer les difficultés qu’ils ont dû surmonter à leur arrivée à Toulon : l’apprentissage d’une nouvelle langue, l’initiation à un nouveau mode de vie, des coutumes différentes. Mais c’est avec un grand courage et une volonté très affirmée qu’ils ont réussi à s’intégrer au sein de ce nouveau pays qui leur a ouvert les bras à une époque où le leur ne pouvait plus répondre à leurs attentes. Quelques années plus tard, mon père, leur unique enfant, a vu le jour en 1954. Je suis née à mon tour au cœur de cette famille très unie où coexistaient deux cultures. La toute première « la prima » qui espérait perdurer et la seconde qui devait, par la force des choses, prendre le pas sur son aînée.
Mes grands-parents s’exprimaient dans un français teinté de cet accent typiquement italien qui ravissait mes jeunes oreilles. L’italien, le français, tantôt l’un tantôt l’autre, mais les mots les plus tendres, les compliments les plus doux, étaient toujours exprimés dans leur langue maternelle, telle une jolie mélodie, celle du bonheur.
Mes grands-parents ont toujours été très présents dans ma vie quotidienne. Bien avant que je sois en âge de faire ma première grande rentrée scolaire, juste avant la naissance de mon petit frère Pierre, j’ai partagé mon temps, au gré de ma fantaisie, entre les deux maisons situées dans le même quartier.
C’est avec « papi », dernier chaînon d’un long lignage de cultivateurs d’Ombrie, que j’ai goûté au plaisir du jardinage. Devenu marbrier pour faire vivre sa famille, il n’en était pas moins resté un homme de la terre. Son jardin était une merveille. Une oasis de verdure où se côtoyaient des arbres fruitiers, des fleurs et un magnifique jardin potager. Avec une bèche adaptée à mes petites mains d’enfants, il m’a appris, avec la patience qui le caractérisait, à retourner la terre afin d’y déposer les semis. Nous avons assisté ensemble avec ravissement à la lente transformation des graines en légumes, en fleurs et en fruits dans cet endroit magique riche en couleurs et senteurs inoubliables.
Avec « mamie », l’invitation à la découverte se passait souvent dans la cuisine. Vêtue d’un grand tablier, debout sur un petit banc fabriqué par « Papi », face à la grande table de granit, mes petites mains ont pétri la pâte, roulé les gnocchi sur la fourchette, aidé à la fabrication des ravioli, des cappelletti, des lasagne, des cannelloni, des tagliatelle et du fameux dolce della nonna.
Si le bonheur a une odeur, c’est celle si familière de la sauce à base de tomates qui mijote lentement sur un coin de la gazinière, répandant dans la cuisine un parfum inoubliable. Ma grand-mère nous a quittés l’année de mes neuf ans, ce fut une période très difficile pour notre famille, nous avons resserré encore plus fort les liens qui nous unissaient à « papi ».
Quelques années plus tard, mon inclination naturelle m’a amenée à choisir l’option italien en Quatrième, tout comme mes parents l’avaient fait précédemment. Dès les premiers cours, je me suis sentie tout de suite à ma place, très à l’aise et j’ai pris du plaisir qui n’a cessé de croître au fil des années. J’ai rencontré des enseignants impatients de partager avec les élèves les plus motivés leur passion pour la langue et le pays. Ils avaient en commun une grande disponibilité, un désir de transmettre avec enthousiasme, une chaleureuse attitude, des personnalités charismatiques et une manière d’être qui révélait sans ambigüité leurs racines italiennes. Bien que je ne puisse pas les nommer individuellement, je les remercie car ils m’ont donné le goût et l’envie de choisir avec une grande sérénité et un réel bonheur la voie dans laquelle j’ai orienté mes études.
En cet instant très précis, c’est vers Pierina et Anastasio, mes grands-parents tant aimés, aujourd’hui disparus, que s’envolent toutes mes pensées. La petite flamme de mes origines se ravive et brûle de son plus bel éclat.
Sabrina Urbani, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?