D'Emmanuel troisième à la famille Sola : l'itinéraire d'une smala italienne

D'Emmanuel troisième à la famille Sola : l'itinéraire d'une smala italienne

Parfois, on se sent loin de ses racines, comme englué dans un présent continu où l’avenir est notre unique préoccupation. S’il en est ainsi, ce n’est pas par négligence ni désintérêt pour notre famille, mais simplement par ce que le sujet ne s’est jamais présenté. Nos parents ont tendance à nous dire que la vie est un acharnement perpétuel, mais ils ne nous dévoilent jamais quelles ont été les étapes de leur propre existence. Et puis un jour on rencontre une personne avec un projet en main, et qui vous questionne sur ce qui ne vous était jamais venu à l’esprit : « Comment t’appelles- tu ? D’où viens-tu ? ». J’ai su dire mon nom sans trop de peine, parler de ma famille dans ses grandes lignes, mais rien de certain ni de précis, bref, je n’ai été capable de rien raconter.

Je m’appelle Emmanuelle Sola et je suis en première année de Master Imaginaire durant laquelle j’entreprends l’analyse d’une œuvre américaine. S’il me semble important de parler de mon prénom et de l’origine du bouquin que j’étudie, c’est précisément parce que ces deux détails sont le point de départ, et finalement d’arrivée, en ma présence incarnée (!), des migrations de la famille Sola.

Un certain jour, sous le règne de Victor-Emmanuel III, le 4 mars 1911 exactement, Egregio Carlo Giuseppe Sola, mon arrière-grand-père, né le 19 avril 1884, épouse Signorina Flora Elisa Massenzana à Legnano, petite commune près de Milan, à l’ouest de la Lombardie. Le même jour, ou presque, ils effectuent en compagnie du frère de Flora, Mauro Massenzana, une traversée fulgurante de la France, puis de l’Atlantique et débarquent en Amérique. À peine arrivés, ils n’ont pas le temps de se remettre de la vingtaine de jours de traversée que la Flora doit être immédiatement conduite à l’hôpital le plus proche : Luisia Maria Sola, le petit être qui avait résisté à tout le trajet, avait bien l’intention d’être américaine (dans un acte de vente figure son lieu de naissance : Turtle-Creek, mais je n’ai pas réussi à situer cette ville sur la carte). Après cet heureux événement, les trois Lombards prennent finalement le temps de vivre un peu, ils s’installent à New York, trouvent ce travail promis depuis tant de temps ; peu s’en faut qu’on puisse dire qu’ils menaient la grande vie. Mais trois ans plus tard, Carlo et Flora ont le mal du pays et 4000 bonnes raisons de revoir leur Lombardie en plus de l’arrivée attendue de leur deuxième enfant, Luis. Il n’en sera pas ainsi pour Mauro qui, traumatisé par la première traversée ne renouvellera pas l’expérience et restera jusqu’à la fin de ses jours aux États-Unis. Luisia l’Américaine avait gardé contact avec lui ; c’est elle qui annoncera à ses neveux et nièces l’impossibilité d’effectuer le voyage à la rencontre du grand-oncle, il pauvrio zio Mauro, mort d’un arrêt cardiaque des suites d’une paralysie.

De retour à Legnano, Flora donne naissance à Luis Sola le 10 avril 1914, et toujours dans cette même précipitation, qui caractérise décidément la famille Sola, les voilà repartis, pour la France cette fois-ci. Avec l’argent économisé en Amérique, ils s’installent dans le Loir-et-Cher, où Carlo quitte sa profession de mouleur pour ouvrir avec Flora la commerçante, un hôtel-restaurant-épicerie-tabac, encore une fois tout en même temps. Luisia et Luis grandissent vite dans le plus grand confort (ils ont même le privilège de suivre des cours de tennis) ; l’une mène sa petite vie d’indépendante, tandis que l’autre ménage déjà sa monture en s’adonnant, entre deux petits boulots, au cyclisme sur le col du Grand Bois près de Saint-Étienne. Les années passent, et la famille Sola « s’intègre » bien à cette nouvelle terre d’accueil. Carlo Giuseppe, Flora Elisa, Luisia Maria et Luis Sola deviennent même, le 22 mars 1933, par décret présidentiel, Charles Joseph, Flore Élise, Louise Marie et Louis Sola (oui, ils ont quand même gardé une seule marque de leurs racines italiennes). Ce dernier, proche de la vingtaine, taillé dans le marbre grâce à ses nombreuses ascensions, rencontre une jeune lettrée stéphanoise, Suzanne Giraud, ma grand-mère. À cette époque, qui aurait parié en l’amourette d’un fils de commerçants italiens et d’une future institutrice ? Et pourtant, ces deux caractères bien trempés se souffriront jusqu’au dernier soupir.

À Saint-Étienne toute la petite famille se portait bien jusqu’au jour où Charles souffrit des poumons « à cause de la poussière de charbon » répandue dans l’air stéphanois. Or, dans le livre de recettes de la grand-mère de son médecin figurait pour ce problème de santé, non pas un médicament, mais un paysage : la côte méditerranéenne.

Arrivés sur le littoral toulonnais, Charles respire à nouveau, achète une maison et plusieurs petites affaires avec Flore dont un fonds de commerce d’appartements et de chambres meublées à louer. Les activités reprennent bon train, Louise devient secrétaire, Louis commerçant avec ses parents, et Suzanne devient institutrice. Mais après quelques années de quiétude, la guerre éclate pour tout le monde, et la tribu d’Italiens accomplis se voit contrainte de revendre dans les plus brefs délais tous leurs biens. Le choix le plus judicieux proposé à l’époque était de tout vendre contre des parts du trésor turc et espagnol ; en fins connaisseurs de toutes formes de transactions monétaires, les Sola s’empressèrent de tout solder contre ces fameuses parts. J’ai aujourd’hui une partie de ces documents sous les yeux, autant le dire, ils ont une immense valeur… sentimentale.

Peu après la guerre Charles meurt, Flore et Louise repartent en Italie, tandis que Louis et Suzanne conservent la maison du 984, Chemin de Forgentier à Toulon. La vie continue en France, et ces derniers, mes grands-parents, ont déjà deux filles nées pendant la guerre Colette en 1941 et Agnès en 1942. Louis monte une épicerie avec laquelle il devient un des premiers fournisseurs des hôtels-restaurants toulonnais et de la Marine. Naissent quatre autres enfants : Jean-Claude en 1945, Gisèle en 1947, Noël, mon père, né le 25 décembre 1949 qui se considère encore aujourd’hui comme un cadeau et enfin la toute petite Michèle en 1954. Cette ribambelle mène une douce enfance à l’abri des soucis financiers que mes grands-parents prenaient bien soin de dissimuler. À dire vrai, dans cette famille, nous avons toujours été des enfants rois. Pendant leur enfance, les six frères et sœurs ont l’occasion de rendre visite à la tante Louise d’Italie et surtout aux cousins avec lesquels ils troquent quelques précieuses gorgées de Pepsi-Cola (Suzanne a toujours été très ferme en ce qui concerne les sucreries) contre des photographies de pin-up françaises. Louis en profite également pour donner un peu d’argent à sa mère et sa sœur ainsi que quelques denrées, rares ou chères en Italie, sorties de l’épicerie.

Les filles suivront toutes les quatre le chemin de leur mère dans la fonction publique, tandis que les deux frères Sola se passionneront pour tout ce qui roule. D’abord les motos, en témoignent quelques photographies dentelées de mon père, pris sous toutes les coutures. Puis ils finiront tous les deux par former une équipe s’adonnant, au début des années soixante-dix, aux courses automobiles, en suivant de près ou de loin les affaires de leur père, histoire d’être un peu concernés par ce qui se passe chez eux. Suzanne poursuit sa carrière d’institutrice alors que Louis, grâce aux économies de son commerce, s’offre le plaisir du grand large en s’achetant une petite embarcation de plaisance.

Il serait trop exhaustif et peut-être ennuyeux de poursuivre ce petit récit en parlant du destin de chacune de mes tantes, de mon oncle, et de mes treize cousins et cousines, l’essentiel pour l’instant, étant de savoir comment la famille Sola en est arrivée là, au moment où son histoire se pose sur le papier. Le fait est qu’à l’aube de cette belle décennie soixante-dix, mon père a rencontré ma mère, Marie-Jeanne, une petite midinette de quatorze ans d’origine corse. Pendant une dizaine d’années, ils vivent de rallyes et d’eau fraîche à la maison familiale jusqu’à la naissance de mon frère, Clément, en 1980. Quelques années plus tard, mon grand-père Louis meurt noyé d’une manière toute à fait mystérieuse près de ces petits îlots toulonnais que l’on appelle « les deux frères ». Ma grand-mère part s’isoler à Romans dans la Drôme et sera suivie par sa première fille Colette ; mon père et ma mère récupèrent alors la maison de Forgentier, les autres tantes et mon oncle ayant chacun construit leur famille ailleurs. Je suis née le 26 janvier 1987, je n’ai donc pas connu mon grand-père mais il paraît que tous ses descendants ont hérité de son bon caractère. Ma grand-mère est également décédée des suites d’un accident, mais de voiture cette fois-ci, lorsque j’avais cinq ans. J’en garde un souvenir impérissable car elle s’est toujours mise en quatre lorsque tous les petits enfants déboulaient pour passer la noël à Romans dans la Drôme sous une pyramide de cadeaux. Nous attendions l’arrivée du père Noël dans la salle de musique où se sont jouées les plus belles cacophonies. Ma grand-mère était une excellente institutrice, très fière de ses petits enfants et très attentive quant à leur scolarité.

Et me voilà, en train d’essayer de retracer, après tout ce temps d’ignorance, avec second degré et nombre de carences, cette histoire sans doute commune à beaucoup d’autres, et pourtant unique puisque maintenant c’est la mienne. Bien entendu j’ai romancé, avec mes moyens, et tout n’a sûrement pas été aussi rose. Mon père a été heureux que je lui pose toutes ces questions et de me voir mener l’enquête en m’appuyant sur tous les documents qu’il avait précieusement conservés. Malgré la précision de ces papiers administratifs, la chronologie de la vie de ma famille a été difficile à retracer avec plus de détails, mais il en est ainsi, les souvenirs doivent garder ce côté quelque peu tissé et fictionnel.

Maintenant, pour répondre à la question de ce recueil : il n’y a plus que mon père, les oncles et les tantes qui connaissent l’italien ; je parle français uniquement, avec quelques maladroites notions d’anglais, tout comme mon frère Clément. Nous n’avons jamais pris italien en deuxième langue au collège ou au lycée, pensant qu’avec notre famille nous aurions bien l’occasion d’apprendre deux trois mots. Au lieu de regretter cette fainéantise, je préfère me dire qu’il n’est pas trop tard, et qu’un jour peut-être je serai amenée à revenir sur mes racines. Et puis, je ne suis finalement que la continuité d’une famille qui s’est installée en France et qui a cherché à se fondre dans le paysage.

Emmanuelle Sola, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

 

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