Des montagnes de Basilicate aux plaines de l'Ain

Des montagnes de Basilicate aux plaines de l'Ain

En février 2017, Saverio et Maria ont accepté de me raconter leur histoire, qui m'a fait rire et sourire tant leurs souvenirs étaient beaux. Et malgré toutes les difficultés qu'ils ont dû affronter pour s'installer pour de bon en France, ils y sont arrivés et en sont pleinement heureux aujourd'hui, dans leur jolie maison à Mézériat, dans l'Ain. Saverio et Maria sont nés respectivement en 1942 et 1946 à Cirigliano, un petit village au cœur de la Basilicate, région du sud de l'Italie, entre la Campanie et les Pouilles, le talon de l'Italie.

En 1962, Saverio a pris la décision de quitter son pays pour trouver un travail mieux payé pour mieux aider sa famille. L'Italie, en tout cas celle du Sud, ne lui proposait aucune opportunité de travail, et il voulait éviter de faire le service militaire alors obligatoire en Italie. Le frère de son beau-frère, qui travaillait dans l'usine La Bresse, à Mézériat, lui a appris qu'ils cherchaient de la main-d’œuvre non qualifiée. Saverio n'a pas hésité et il est parti, à 20 ans, avec l'autorisation écrite de son père (la majorité en Italie à l'époque était à 21 ans), et sans parler un mot de français. Son beau-frère l'a rejoint en 1963.

Avant de quitter son village, il travaillait depuis l'âge de 13 ans avec ses parents tous deux agriculteurs, dans les champs où ils cultivaient des céréales (du blé, de l'orge, des pois chiches et des fèves) sur leurs deux hectares. La famille, composée de trois enfants, travaillait donc soit à la ferme, soit au champ. Puis Saverio devint bûcheron, il charriait le bois, très tôt le matin, jusqu'à très tard le soir, pour un maigre salaire qu'il donnait à ses parents.

Il est alors venu en France en train depuis Naples, jusqu'à Bourg-en-Bresse, puis dans le village de Mézériat, un long périple de 1500 km, parcourus en deux jours. Il est parti avec une valise simple, sans objets auxquels il tenait. Deux jours après son arrivée en France, alors logé par l'usine, il commençait son travail aux abattoirs de La Bresse, où il était chargé de la découpe de carcasses de porcs. Il a fait toute sa carrière dans l'entreprise en étant polyvalent, mais toujours en qualité d'ouvrier avec plus de qualifications au fil des années. Il n'a pas voulu devenir chef bien que son patron le lui ait demandé, parce qu'il savait que ses lacunes en français le freineraient. Mais un jour, un jeune chef est arrivé, qui faisait comme s'il connaissait tout du métier alors que ce n'était pas le cas. Saverio s'est énervé face à son manque d'expérience et lui a dit « Écoute, toi t'es qu'un con et ton rôle c'est d'être à la machine à café, et c'est moi le chef ! » Saverio  réussi cependant à lui faire comprendre que l'expérience était importante dans cette usine.

Saverio faisait aussi souvent des déplacements professionnels avant qu'il ne soit fiancé à Maria ; il allait souvent à Chamonix avec son chef, mais aussi en Allemagne, en Espagne, en Suisse ou encore en Angleterre.

Ainsi, Saverio était reconnu pour son savoir-faire et sa disponibilité, mais surtout pour sa gentillesse et avait de bons amis parmi ses collègues ; ils allaient boire des verres le soir au bar après le travail, entre amis.

En effet Saverio est un homme très bon, comme j'ai eu plaisir à le constater. C'est une personne très souriante, qui partage sa bonne humeur. J'imagine que son travail devait être dur et physique, mais il était certain d'être mieux payé et de pouvoir envoyer plus d'argent à sa famille

Comme mentionné plus tôt, Saverio ne parlait pas un mot de français en arrivant en France. Il avait des amis italiens qui étaient restés en France depuis la guerre, qui faisaient souvent les interprètes pour lui. Il a appris à parler français en autodidacte, mais aussi grâce à un vieil homme du village qui le lui apprenait, en échange de services de jardinage. Le vieil homme enseignait aussi le français à un autre homme, un portugais, en échange de services. Il a, grâce aux bons services de son « maître », réussi à passer son permis en France, en 1964, même s'il ne parlait pas encore bien français à l'époque ! Depuis, Saverio maîtrise très bien le français parlé, mais moins bien l'écrit. Il a même perdu un peu de son italien, ne le parlant presque jamais, même avec sa femme. Saverio a eu des périodes de déprime dans sa vie, périodes où il oublie le français. « Tout se mélange, mais on oublie pas sa langue natale ». Il a aussi dit qu'il avait du mal à comprendre les Italiens d’aujourd’hui, même ceux de son village, car la langue est en constante mutation, et lui a gardé le dialecte qu'il parlait dans les années 1960.

Sept ans plus tard, en 1969, il est retourné dans son village en Basilicate et est allé voir une jeune femme qu'il connaissait, Maria. Ils se connaissaient car le village n'est pas bien grand, et il est tombé amoureux d'elle. Alors pendant un an il a enchaîné les allers-retours en voiture (une 404) entre Mézériat et Cirigliano, une première fois pour lui parler de son travail et de la France, une deuxième fois aux vacances de Pâques, pour la demander en fiançailles, et enfin une dernière fois en août, pendant deux semaines, pour célébrer leur mariage. Il avait quatre semaines de congés payés et les a utilisés pour les deux premiers voyages et pour la première semaine de son dernier voyage. Il a négocié avec son patron  une semaine de plus pour se marier, et, bien sûr, son supérieur n'a pas refusé, même s'il n'était pas payé durant cette semaine « bonus ». Saverio m'a expliqué qu'à l'époque si un jeune homme fréquentait une jeune femme, il fallait qu'ils se marient presque tout de suite, car il était mal vu de faire autrement. Il voit la différence avec les jeunes d'aujourd'hui qui en profitent un peu plus et riait en m'en parlant.

Maria est donc arrivée à Mézériat à l'âge de 23 ans, après leur mariage. Ses parents étaient aussi agriculteurs, et elle travaillait à la ferme avant de quitter l'Italie. Sa famille était composée de 5 enfants. Mais Maria n'est pas la seule de sa famille à être partie loin de son village. Son grand-père, dans les années 1910, est lui aussi parti, mais lui a choisi de faire la « Grande Traversée » et est arrivé aux États-Unis. Il y est allé pour travailler, mais il est très vite revenu, quatre ans après son départ, car son père était malade. Son patron lui avait dit de ne pas y aller, que ce n'était pas la peine, mais il ne l'a pas écouté, est rentré en Italie, et n'est jamais retourné aux  États-Unis. Un de ses frères est aussi parti, en Allemagne, car le mark rapportait beaucoup à l'époque. Il est parti avec sa femme, ont eu une belle vie, dans une belle maison, puis ils sont retournés en Italie, mais ont retrouvé leur « mauvaise vie ». Ils avaient tout en Allemagne, ils pensaient pouvoir faire pareil en Italie mais n'ont pas réussi, faute de moyens. Elle a connu d'autres Italiens qui sont allés en Suisse ou en Allemagne, mais ils sont tous rentrés en Italie.

Maria avait besoin de travailler et a donc aussi été embauchée à La Bresse. Elle y travaillait en qualité d'ouvrière où elle devait confectionner des saucissons en attachant bien les ficelles. Elle m'a donné une anecdote qui nous a beaucoup fait rire, nous étions quatre autour de la table et quatre à rire de bon cœur, en effet elle nous a raconté qu'à l'usine, certaines filles savaient mieux faire les saucissons que d'autres, et comme Maria était appréciée par le sous-chef pour son savoir-faire, ses collègues étaient jalouses, mais c'était surtout parce qu'elle était Italienne. Un jour, un des saucissons était mal fait, alors le chef a demandé à chacune des filles qui avait fait celui-là, et elles répondaient « pas moi », puis quand Maria a aussi répondu qu'elle n'avait pas fait ce saucisson, une de ses collègues a dit « Normal ! Maria est la spécialiste hein ! », et Maria, en colère, a lancé un saucisson sur celle qui l'avait insultée. Ce n'est pas la seule preuve de racisme et de discrimination qu'elle ait reçu de la part de ses collègues, qui la prenaient pour une idiote et qui appelaient tous les Italiens des « spaghetti ». En tout, Maria est restée 5 ans et demi dans l'usine, puis elle est tombée enceinte de son premier enfant. Ensuite, pour quand même s'occuper et gagner de l'argent, elle faisait le ménage et la nounou chez des gens.

Maria a aussi appris le français grâce à son travail à l'usine, mais un autre facteur lui a fait apprendre le français. Pendant 22 ans elle faisait partie de la chorale de l'église de Mézériat, et s'y est fait des amis. Elle a ainsi appris à lire grâce aux partitions mais aussi à bien prononcer les mots. Elle corrigeait aussi la prononciation des autres chanteurs quand ils chantaient en italien. Maria s'en sort aussi très bien à l'oral, mais à l'écrit un peu moins. Elle n'en reste pas moins la secrétaire de Saverio pour autant. Maria m'a aussi dit que quand elle lisait des notices et qu'elle ne comprenait pas certains mots en français, elle s'aidait de la version italienne, ainsi elle pouvait apprendre un peu plus le français.

Quand je leur ai demandé des souvenirs de leur vie en Italie, à Cirigliano, ils m'ont donné des souvenirs très différents. Saverio m'a dit que dans le village, tout comme à Mézériat quand il y est arrivé, il n'y avait pas de tracteur, ce qui n'était pas bien pratique pour travailler dans les champs ou à la ferme, car ils devaient travailler avec des ânes, et la seule voiture du village appartenait au curé, qui était donc chargé de faire des courses importantes pour certaines personnes, de les amener chez le médecin par exemple ou à la gare de Naples, quand Saverio est parti. Il a raconté que dans sa jeunesse il n'était jamais sorti à plus de quelques kilomètres de son village, et quand il a eu 16 ans il a commencé à sortir du village mais il disait que ce n'était pas vraiment nécessaire car ils ne se comprenaient pas entre deux villageois différents ! Et quand il allait à la grande ville, il disait ne pas avoir besoin de parler vraiment italien, car personne ne le parlait vraiment. Il m'a aussi parlé du premier pain qu'il a acheté en France, pour 20 centimes de francs, et de la différence de prix entre le pain italien et le pain français : à l'époque, en Italie, il achetait le pain au kilo, ce qui lui coûtait 2000 lires, sachant que 10 000 lires équivalent aujourd'hui à environ 5€. Il m'a aussi dit que son billet de train pour venir en France lui avait coûté 10 000 lires. Maria, elle, m'a dit que le seul moment où sa famille était regroupée, c'était au moment du repas du soir, et évidemment pour Noël, autrement tout le monde travaillait dur et n'avait pas de temps à consacrer aux moments en famille. Maria m'a aussi dit qu'elle n'avait jamais vu de pots de sauce bolognaise en Italie, et que de ce fait elle n'en avait jamais acheté ni même goûté en France, sauf peut-être une fois, mais elle l'a cuisine toujours elle-même, avec les tomates que son mari fait pousser dans leur jardin. Elle fait souvent de la cuisine italienne pour se souvenir de la cuisine familiale. Et leur souvenir commun est quand ils allaient en vacances à la mer en voiture, quand ils étaient de séjour à Cirigliano, mais c'était rare car la mer n'était pas proche et il fallait avoir du temps. Tous deux m'ont aussi dit que leurs parents ne parlaient pas italien, mais le dialecte de leur région, car ils n'étaient pas allés à l'école et n'avaient pas connu l'italien avant. Maria essayait de correspondre par courrier à ses parents, mais sa mère ne savait pas lire, alors ses frères l'aidaient à lire et à répondre à Maria. Elle n'a pas gardé de lettres, elles n'étaient pas très importantes.

Saverio et Maria m'ont aussi expliqué qu'il était compliqué de faire leurs papiers d'identité car à l'époque, il leur fallait une carte de séjour, qui devait être faite au consulat qui se trouvait à Bourg-en-Bresse, or la ville est relativement éloignée du village, ce qui n'était pas très pratique. Alors Saverio avait laissé ses papiers importants à son père, pour ne pas les perdre, et il fallait quatre jours pour les recevoir par la poste. En 2008, ils ont demandé la nationalité française, parce qu'ils étaient fatigué de refaire les démarches longues et compliquées pour leurs papiers d'identité.

Aujourd'hui, tous deux sont retraités. Avant, chaque année ils retournaient en Italie voir leurs familles, mais depuis qu'ils n'ont plus leurs parents, ils y vont moins. Maria téléphone souvent à ses frères, elle me disait que justement la veille de notre rencontre son frère lui avait téléphoné pour prendre de ses nouvelles. Saverio, quant à lui, a encore un oncle mais ils ne se voient pas souvent, seulement quand ils rentrent en Italie pour la fête du village, le 15 août.

Je leur ai aussi demandé s'ils lisaient encore des journaux italiens ou s'ils regardaient la télévision italienne, mais non, et Maria m'a précisé qu'elle ne connaissait pas non plus beaucoup de chanteurs italiens, à part ceux qu'elle connaissait plus jeune. S'il y avait un seul stéréotype à donner sur les Italiens, Maria n'a pas hésité en me disant que parler avec des gestes est un des clichés, elle disait « On dirait des chefs de chœur ! », mais les Français parlent aussi de plus en plus avec des gestes avait-elle remarqué.

Saverio et Maria ont fait construire leur maison dans les années 1980 et ont deux enfants qui ont peu appris l'italien après avoir appris le français. Quand ils étaient petits, ils parlaient le français à l'école et l'italien à la maison mais leur premier enfant a eu des difficultés à l'école à cause du bilinguisme et Maria a choisi de ne plus leur parler italien avant qu'ils n'arrivent à parler français correctement, alors maintenant ils comprennent à peu près l'italien, et ne le parlent que très peu.

Après tout ce qu'ils ont vécu, leur vie s'est évidemment nettement améliorée. Je leur ai demandé s'ils n'avaient pas eu de regrets à quitter leur village, et ont tous deux répondu « Non ! », mais que si c'était à refaire, ils ne le referaient certainement pas, car c'est un choix difficile et très compliqué.

Histoire de Saverio et Maria racontée par Thémis Facon, 2017

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