Enfants d'Italiens
J’ai décidé d’interviewer le professeur d’italien que j’ai eu au lycée, puisque c’est la première personne à m’avoir enseigné cette langue et j’ai voulu lui rendre un petit hommage en la faisant participer à ce travail de recherche. Ce professeur s’appelle Murielle Berbié et elle m’a parlé de ses grands-parents maternels qui ont quitté l’Italie pour venir s’installer en France, il y a de ça des années.
Ses grands-parents maternels s’appellent Giuseppe et Giuseppina et sont originaires de Calimera, une petite ville du sud de l’Italie dans la région des Pouilles. Cette ville, à l’époque de leur départ dans les années 1930, était très agricole : la vie était très précaire et un futur radieux et heureux n’était pas envisageable. Giuseppe et Giuseppina étaient des ouvriers agricoles qui ne voyaient pas l’avenir dans des conditions aussi mauvaises que celles qu’ils connaissaient déjà. Pour eux, le départ était une évidence.
Les raisons du départ étaient nombreuses. Le pays était en crise avec des conditions économiques très compliquées, ils étaient tous deux issus d’une famille nombreuse. La qualité de vie était mauvaise voire médiocre et il était très difficile de se projeter. Le grand-père avait commencé à travailler à treize ou quatorze ans, mais pour autant, il était très pauvre. Le système politique du pays était très dur à l’époque, il ne pouvait pas y avoir de rassemblement sur la place du village sans qu’il y ait de suspicion de complot contre le fascisme. Il y avait un cruel manque de liberté et un sentiment permanent d’être surveillé et d’être en danger.
De plus, sa grand-mère avait perdu sa mère très jeune et son père s’était remarié avec une personne qu’elle qualifiait de marâtre. Lors de l’interview, Madame Berbié m’a confié que lorsque sa grand-mère lui avait raconté cette histoire, c’était la première fois de sa vie qu’elle entendait le mot « marâtre ». Par conséquent, le départ vers un autre pays était pour elle une libération supplémentaire.
La dernière raison, était que comme le couple voulait fonder une famille, il voulait proposer un environnement sain à ses futurs enfants qui pourraient grandir sans le manque et la pauvreté que leurs parents avaient connus.
Le couple est donc parti après le mariage : les deux amoureux avaient environ 20-22 ans.
À l’époque, ils n’étaient pas les seuls à partir de cette région très pauvre de l’Italie pour aller en France. Et leurs parents les ont encouragés à partir, car c’était leur seule chance de trouver un avenir meilleur.
Ils ont décidé de partir en train, le seul moyen de transport possible à l’époque pour quitter le pays. Le voyage était très long mais ils ne l’ont pas trouvé pénible étant donné qu’ils étaient ensemble. Ils ont décidé de ne pas emporter beaucoup de choses dans leurs bagages, rien qui pouvait leur rappeler leur vie passée qui n’avait été que douloureuse. La seule chose qu’ils ont emportée, c’est une malle dans laquelle sa grand-mère avait mis sa robe de mariée et une pomme de pin qu’elle avait cueillie avant de partir, en allant dire au revoir à son père.
Leur choix s’est porté sur la ville de Béziers dans le sud de la France, un endroit où beaucoup de gens qu’ils connaissaient en Italie étaient allés avant eux.
L’arrivée et les débuts dans leur nouveau pays de résidence se sont faits avec des hauts et des bas. Quand ils sont arrivés en France, ils ne parlaient pas le français. En effet, ils n’avaient reçu que très peu d’instruction scolaire et n’avaient pas bénéficié de cours de français. Ils ont donc dû apprendre sans aucune base de la langue.
Le grand-père avait une façon bien à lui d’apprendre la langue. Il avait pris l’habitude de lire son journal à haute voix et d’écouter la radio tout en répétant ce qu’il entendait. Madame Berbié a d’ailleurs toujours connu son grand-père lisant son journal à haute voix et plus particulièrement le Midi Libre.
Malgré tout, ils ont rencontré des difficultés pour apprendre la langue française, entre autres, dans la région où ils se trouvaient puisque l’accent méditerranéen, autrement dit, l’accent du sud, était très présent et était assez déstabilisant pour eux qui n’avait jamais entendu la langue auparavant. De plus, certaines personnes avaient un accent plus ou moins prononcé, ce qui était déroutant pour apprendre la prononciation. Néanmoins, ils ont réussi à apprendre la langue relativement vite, car ils voulaient à tout prix se détacher de la langue italienne. Apprendre la langue française était pour eux un moyen de se prouver que leur vie passée était derrière eux.
L’intégration en France s’est faite progressivement. Quand ils sont arrivés, ils n’ont pas eu des difficultés à trouver tous les deux du travail. En effet, son grand-père était un grand travailleur : les longues journées ne lui ont jamais fait peur, il pouvait se lever tôt et se coucher tard en enchaînant les journées. À l’époque, il était rapidement en poste : la demande de main d’œuvre était effectivement très élevée. Quant à la grand-mère, elle était couturière de métier et à son arrivée en France, elle a commencé à travailler dans les vignes. Le sud étant réputé pour ses vignes et son vin, trouver du travail dans ce secteur n’était vraiment pas compliqué, on y recherchait tout le temps du monde.
Cependant, l’intégration au niveau de la population a posé quelques soucis au début. Dans la région, il y avait un problème de tolérance face aux étrangers. A l’époque, il y avait beaucoup d’Espagnols et quelques Italiens. Mais ils ne se rassemblaient pas entre eux pour se soutenir, pour faire face aux insultes et à la discrimination. Ils étaient souvent sous-payés et avaient une très mauvaise image à cause du statut de leur pays d’origine pendant la Seconde Guerre mondiale.
C’est en partie pour cela qu’ils ont tout mis en œuvre pour s’intégrer le plus possible en effaçant leur image d’Italiens.
Ils ont eu quatre enfants, trois filles et un garçon. Ils n’ont pas souhaité apprendre l’italien à leurs enfants car le passé relié à cette langue était trop douloureux. Ils n’employaient leur dialecte des Pouilles, le salentin, pour se dire des secrets entre eux, devant les enfants et les petits-enfants pour qu’ils ne comprennent pas.
Malgré les souvenirs d’un passé douloureux qu’ils assimilaient à la langue italienne, les grands-parents ont quand même voulu transmettre à leurs enfants et petits-enfants quelques aspects de la culture italienne, tout d’abord par la gastronomie du pays qui représente bien évidemment un des nombreux clichés italiens. De plus, la cuisine italienne fait partie des aspects de leurs vies d’avant qu’ils ont souhaité garder.
Lorsque j’ai demandé à Madame Berbié un plat de son enfance cuisiné par sa grand-mère qui l’aurait particulièrement marqué, elle m’a répondu sans hésitation la pasta al pomodoro (les pâtes à la sauce tomate). Selon elle, sa grand-mère savait cuisiner à la perfection les pâtes al dente et sa sauce tomate était assaisonnée à la perfection.
Ensuite, cuisiner à l’italienne était relativement facile car les ingrédients de base de l’alimentation méditerranéenne sont présents dans les épiceries : les pâtes, la tomate, le riz et les herbes aromatiques. Chez les grands-parents, il y avait toujours un pot de basilic devant la maison, le basilic étant une herbe aromatique très présente dans les plats typiques italiens.
Les grands-parents ont aussi transmis la culture musicale italienne. À chaque fois que Madame Berbié rendait visite à ses grands-parents, il y avait toujours de la musique dans la maison.
Malgré leur réticence à l’idée de leur transmettre la langue, il y a certains mots qu’ils n’ont pas pu s’empêcher de transmettre. Par exemple, quand Madame Berbié était petite, elle employait toujours le mot formage pour dire fromage car dans sa famille, c’était un mot courant.
En France, ils ont eu une vie heureuse. Quand ils ont quitté l’Italie, ils savaient que la France n’était pas un eldorado mais que ça serait une issue de secours à leur pauvreté et au malheur qu’ils auraient rencontré s’ils n’étaient pas partis. Ils savaient que ça serait dur de quitter le pays qu’ils avaient toujours connu, avec leurs repères et leurs souvenirs, mais ils savaient que pour être heureux, ils n’avaient pas le choix.
Néanmoins, ils avaient quelques appréhensions à propos de la France, ils pensaient que c’était un pays arrogant, un pays fier mais qu’en contrepartie, c’était une nation unie.
Aujourd’hui, ils ne regrettent pas leur choix et n’ont jamais regretté d’avoir quitté l’Italie. Ils n’ont jamais voulu y retourner pour y vivre. Il y avait parfois un peu de nostalgie quand ils repensaient à leur pays d’origine : c’était leur lieu de rencontre, là où ils sont tombés amoureux et là où ils se sont mariés. Mais ils ne se plaignaient jamais, ils étaient assez pudiques sur leur passé, ils ne voulaient pas évoquer des souvenirs qui auraient pu être douloureux et ils voulaient à tout prix se détacher de l’Italie.
Les seules fois où ils y sont retournés, c’était des années après pour voir leurs frères et sœurs quand leurs parents étaient décédés.
Il y a eu des aspects négatifs, comme le racisme et le manque de tolérance envers les étrangers. Les insultes proférées à leurs enfants. La maman de Madame Berbié se faisait insulter à l’école : « bouffeuse de pâtes » et « fille de rital ».
Leur relation avec leurs enfants n’était pas fusionnelle. En effet, comme dans leur passé, ils ont connu la misère et la pauvreté, ils ont voulu leur offrir un meilleur cadre de vie. De ce fait, ils ont préféré travailler plus plutôt que de s’occuper des enfants. Ils n’étaient donc pas très proches, pas très câlins et assez autoritaires envers eux. Mais en grandissant, la tendresse et la complicité ont fini par arriver.
Lorsque la maman de Madame Berbié s’est mariée, sa mère a voulu lui offrir sa robe de mariée. Quand elle est allée avec elle pour la choisir, elle lui a dit de ne pas forcément prendre la plus ou la moins chère, mais de prendre celle qui lui plaisait le plus, car un jour, cette robe pourrait avoir une valeur sentimentale inestimable, comme la sienne l’a été pour elle.
Leur rêve ultime de se détacher entièrement de leur vie passée a été concrétisé par l’obtention de la nationalité française. Leurs enfants l’ont tous demandée lorsqu’ils ont atteint l’âge de 18 ans.
Madame Berbié a toujours admiré ses grands-parents pour leur courage, pour avoir tout quitté pour s’aventurer dans une nouvelle vie, dans l’inconnu d’une autre culture différente. Même s’ils ne sont pas tous partis ensemble en Italie pour des vacances ou des week-ends, elle n’a pas ressenti de manque à ce sujet.
Lorsqu’au lycée, elle a perdu sa grand-mère, elle a décidé de se consacrer aux études italiennes. Elle a commencé à apprendre l’italien et a voulu devenir professeur de cette matière.
Son grand-père n’a jamais compris pourquoi elle voulait enseigner cette langue car pour lui, il n’était pas possible de gagner de l’argent ou de réussir grâce à elle. Pour lui, cette langue, ce qu’elle engendrait, était synonyme de moquerie et il a souvent été exclu à cause de ses origines.
Notre interview s’est conclue par une anecdote amusante sur leur nom de famille. Ses grands-parents portaient le nom de Ricco, un nom assez ironique vu qu’ils étaient pauvres en Italie. Ils ont souvent été la cible de taquineries qui les faisait beaucoup rire dans toute la famille.
Estelle Malter, 2018
Témoin : Murielle Berbié