Je vous promets une vie meilleure

Je vous promets une vie meilleure

La prise de conscience

C’était le 20 septembre 1988. Ce jour-là je n’avais pas encore conscience que ma vie allait définitivement basculer et pourtant… J’avais déjà trente ans, deux enfants et la foudre ne demandait qu’à s’abattre sur nous. En effet, à cette époque-là, je travaillais en tant que femme de chambre dans un hôtel à Bari. Je ne comptais pas mes heures et mon maigre salaire ne suffisait pas à subvenir aux besoins de deux enfants en bas âge.
« Dans la seconde moitié des années 1980, l’Italie connaît un deuxième miracle économique », peut-on lire dans les livres. Mais qu’en était-il réellement pour ces pauvres salariés qui se tuaient à la tâche tous les jours pour tenter de survivre ? Rien. Il était temps d’agir. Pour ma famille.
Ce jour-là, je suis allée travailler comme tous les jours. Mais celui-ci n’avait pas son pareil. Il avait un goût amer, celui du changement. C’était le genre de jour au cours duquel on prend des décisions importantes, celles qui marqueront à jamais notre existence. Une amie m’a parlé de son cousin qui, à l’époque, était résident italien mais qui a décidé d’aller vivre dans le sud de la France car il y avait de meilleures opportunités. Et il avait réussi à y faire sa vie, à trouver un travail qui lui permettait de s’en sortir, de s’intégrer. Quel beau tableau elle m’a dépeint ce jour-là ! Et oui je l’ai cru… J’ai commencé à croire que cette terre d’accueil pouvait également être la mienne et après tout, si, lui, avait réussi, pourquoi pas nous ?
J’ai ressassé cette histoire plusieurs fois et ce durant des mois. Je rêvais d’une vie meilleure et je voulais y croire. Mais il est difficile de prendre une décision si importante, surtout lorsqu’on a deux enfants ! A-t-on le droit de déraciner ses enfants ? Difficile de répondre. Mais a-t-on le droit de leur imposer une vie où tout n’est que galère ? Je voulais leur offrir une chance de vivre sans se priver mais c’était également pour nous une vie nouvelle, remplie de surprises, et la possibilité d’oublier le passé.
Bien sûr quand je leur en ai parlé ils n’ont pas sauté de joie mais ma décision était prise et je crois qu’elle l’était déjà au moment même où les mots fatidiques « vie meilleure », « magnifique », « opportunités » avaient été prononcés…

Le départ

Ainsi, le 18 décembre serait notre jour. Ce jour-là, nous quittions notre famille, notre maison, nos amis, nos repères, toute une vie, non sans peur ni regret mais avec un regard tout autre, celui de l’espoir !
Je pris ma voiture et roulai jusqu’à une petite ville appelée Alès, se trouvant dans le département du Gard, dans la région du Languedoc-Roussillon. J’ai choisi cette ville car c’était celle qu’avait choisie le cousin de mon amie qui avait si bien réussi. Je connaissais également une famille italienne qui y habitait depuis longtemps et je me disais qu’il était préférable d’aller dans un endroit qui avait fait ses preuves.
Nous sommes donc arrivés à Alès le 19 décembre 1988. Bien sûr j’avais pris mes dispositions et faute de mieux, nous nous sommes installés dans un petit appartement que j’avais loué au centre-ville. Il était tout petit, nous devions dormir tous les trois dans la même chambre, ce n’était pas très moderne ni très propre mais qu’importe. Une nouvelle vie nous tendait les bras.

Premiers jours de notre nouvelle vie et premiers tracas

Les premiers jours ont été rythmés par des déboires liés « au changement d’air » comme nous avions coutume de dire. L’Italie est un pays voisin et le climat n’y est pas forcément différent mais étrangement nos corps ont eu un peu de mal à s’acclimater… Passés ces quelques jours laborieux, nous devions enfin sortir de notre tanière.
Et ce fut chose faite, lorsqu’un homme vêtu d’un uniforme bleu sonna à la porte en ce matin de décembre… Ce jour-là se déroule normalement sous le signe de la joie, du sapin de Noël, de chants, de rires, d’un dîner en famille… Mais pour nous c’était le début d’un bras de fer avec l’administration et d’un Noël à jamais différent.
J’allai ainsi ouvrir la porte et cet homme que je ne connaissais pas me dévisagea comme si je venais d’une autre planète et me parla dans une langue que je ne connaissais pas. Je compris bien plus tard qu’il s’agissait en fait d’un policier venant maugréer que j’étais une immigrée clandestine et que nous n’avions pas le droit de rester sur le sol français car nous n’étions pas les bienvenus. Mais ce n’était que le début…

Le bras de fer administratif

À partir de ce moment-là, j’ai dû me rendre tous les trois mois à Marseille au service de l’immigration, et ce jusqu’à l’obtention du permis de séjour qui allait me permettre de rester sur le sol français (il me faudra un an pour l’obtenir).
On nous mettait dans une grande pièce, tous regroupés, nous les immigrés. Il y avait des adultes, des personnes âgées, mais aussi des enfants. On entendait des cris, des pleurs et la peur pouvait se lire sur tous les visages. Nous nous demandions pourquoi nous étions là et ce que nous allions donc faire. J’allais bientôt avoir ma réponse… On nous faisait des tests pour la vue, l’ouïe, on nous pesait, nous mesurait, on nous faisait des analyses d’urine… Et tout cela devant des dizaines de personnes ! C’était inhumain, j’avais clairement l’impression d’être une paria de la société, de n’être qu’un rat de laboratoire et d’avoir perdu mon identité.
Mais cela ne m’a jamais quittée…

L’apprentissage de la langue

Malgré tout il a bien fallu que nous apprenions la langue française afin de pouvoir nous « intégrer » au mieux. C’était devenu notre objectif premier et cela nous aidait à avancer. C’était un but que nous nous étions fixés. D’autant plus que certaines épreuves étaient là pour nous rappeler combien on était « différents » des autres… Un jour, par exemple, j’ai souhaité envoyer une carte d’anniversaire à ma sœur. Je me suis ainsi rendue dans un bureau de poste pour acheter une enveloppe et un timbre. J’avais révisé toute la soirée les mots « timbres », « s’il vous plaît », « merci », « enveloppe » et leur prononciation. Mais la guichetière, n’ayant soidisant pas compris ce que je voulais, a refusé de me servir. C’est précisément à ce moment-là qu’il était devenu vital pour nous de pouvoir nous exprimer dans une langue intelligible. En trois mois j’ai appris le français : en écoutant la radio, en regardant la télévision et en lisant le journal. Je ne parlais bien évidemment pas parfaitement mais assez pour que l’on me comprenne. Mon accent chantant ne m’a alors jamais quitté.
Dès lors, nos conditions de vie se sont nettement améliorées. J’ai commencé à chercher du travail et j’ai décroché un emploi de femme de ménage dans une école en ville. J’ai tissé des liens avec certaines personnes et puis le temps a fait son œuvre. J’ai enfin appris à aimer ma nouvelle vie.
Par la suite, j’ai rencontré mon mari et eu deux autres enfants.

La citoyenneté

Je n’ai jamais demandé la citoyenneté française et ne le ferai jamais. J’ai quitté mon pays, non pas par volonté mais plutôt par défaut. Je n’avais selon moi pas d’autres choix et nous avions besoin, à ce momentlà, de renouveau. La France regorge de merveilles et restera pour moi un pays d’adoption. Mais je ne peux me résoudre à quitter ma patrie. Car pour moi, demander la citoyenneté serait comme renoncer à mon pays et je ne le veux surtout pas. J’y ai vécu des moments heureux et je continue à y retourner très souvent. Chaque fois que je foule le sol italien, j’ai l’impression de respirer à nouveau. Je sais pertinemment que je ne revivrai plus en Italie parce que j’ai construit ma vie ici, en France. J’y ai fondé ma famille et c’est devenu ma seconde maison. Mais elle restera ma seconde maison à tout jamais. Mon cœur est scindé en deux, avec d’un côté la France et de l’autre Mon Italie.

Ma famille « de l’autre côté » de ma vie

Ma famille n’a jamais compris ce qui m’était passé par la tête. Ils n’ont jamais accepté mon choix de vie. Il est toujours difficile de se séparer des gens qu’on aime et j’en ai payé le prix. La distance s’est immiscée entre nous et chacun a repris le cours de sa vie comme si je n’avais jamais vécu dans le même pays, dans la même ville qu’eux. Ils me considèrent comme une personne différente désormais, comme une étrangère. Nos conversations sont faites de « ah oui, mais vous, les Français… », « ah la Française arrive ! », « tu es sûre d’avoir compris ce que je dis ? ». Mais sans qu’ils s’en aperçoivent, ces mots me blessent et me détruisent. J’aimerais crier que oui je comprends ce qu’ils me disent, que jusqu’à preuve du contraire je parle toujours la même langue qu’eux, que nous vivons tous les jours dans la pure tradition italienne, que nous mangeons italien, que nous parlons italien, que je n’ai pas changé et que je suis italienne ! Je n’ai pas renoncé à mon pays, à ma langue et je suis très attachée à ma culture. J’ai simplement renoncé à la misère et à une vie morose au profit d’une vie meilleure.

Mes enfants

Si je dois parler de mon immigration, je suis obligée de parler de mes enfants. Car ce sont eux qui m’ont aidée à surmonter les épreuves et malgré toutes les précautions que j’ai prises, les ont vécues avec moi. Dorotea et Pasquale avaient respectivement neuf et treize ans quand nous sommes arrivés en France. Ils n’étaient pas enchantés et ont particulièrement mal vécu le départ. Ils ont toujours été isolés en classe, dans la cour de récréation, et subissaient les moqueries des camarades quand ils commençaient à parler. Ils sont devenus les boucs émissaires. On les traitait de « ritals », de « sale race d’Italiens ». Les professeurs n’étaient pas objectifs et rejetaient toujours la faute sur eux. Ils se sont ainsi beaucoup renfermés sur euxmêmes. Je les ai vu changer, s’endurcir. Mais nous nous sommes battus et aujourd’hui, presque trente ans plus tard, ils ont réussi à se reconstruire, à être enfin heureux.
Mes deux autres filles, nées en France, ont également dû subir la méchanceté des enfants ignorants qui répètent seulement la bonne parole des parents. À l’école, elles étaient qualifiées de « pieds noirs », on les mettait très souvent de côté parce qu’elles étaient des « filles d’immigrés italiens ». Pieds noirs ? Je n’ai jamais compris pourquoi. Mais ce que je sais, c’est que l’immigration est un phénomène peu enseigné à l’école et les limites du supportable ont parfois été franchies.
Mes filles ont alors nourri une aversion pour l’Italie et ne voulaient parler que la langue française car lassées d’être considérées comme « différentes » des autres, que leur mère ne leur parle pas la même langue que les autres mères, d’être humiliées.
Avec le recul et en grandissant, elles ont compris qu’elles n’étaient en rien différentes et que ce mélange de cultures et de langues était pour elles et pour le reste de la famille un avantage certain.
Malgré toutes ces péripéties et ce début de vie jonché d’obstacles, notre immigration a été amplement réussie. Nous avons réussi à construire un équilibre autour des deux cultures, italienne et française. Nos enfants éprouvent désormais une passion et un véritable amour pour leurs deux pays et tout le monde se sent à sa place. Ce qui était au départ une faiblesse est devenu une réelle force !
Parler de mon combat, de notre combat a été révélateur et revivifiant. J’ai compris que je n’avais pas fait le deuil de mon ancienne vie mais que désormais je suis en paix avec mon choix et que je suis prête à savourer chaque instant du restant de ma vie.

Anne Genco, 2016

Année de recueillement du témoignage
année de rédaction
Langue de rédaction