L'Arabe italienne
L'Arabe italienne
C’est l’histoire d’Anna R., née à Tunis, que m’a racontée son mari. Les parents d’Anna, Margherita et Marcello, ont quitté leur village natal, dans la Province de Trapani en Sicile, et ont choisi la Tunisie comme terre d’accueil car le pays avait de nombreux postes à pourvoir dans la menuiserie. Marcello était ébéniste, il a vu là une occasion d’avoir une vie meilleure. Leur départ s’est effectué dans les années trente. Cette première émigration s’est admirablement bien passée. La Tunisie était un lieu de rencontres harmonieuses où les cultures arabe, italienne et française cohabitaient. On peut même parler d’interpénétration culturelle, les cultures se croisaient, s’enrichissaient les unes des autres. La langue, par exemple, reprend des mots à la fois français et italiens. C’est un lieu d’échange, de respect de l’autre et d’enrichissement. L’interpénétration n’est pas seulement culturelle, mais sociale, identitaire, linguistique et gastronomique.
En 1962, Anna a neuf ans et sait déjà parler l’arabe littéral, le français, l’italien et le sicilien, qu’elle parle essentiellement avec sa mère. En 1962, les parents d’Anna perdent leur travail et sont forcés de quitter le pays. Les souvenirs des années passées en Tunisie sont idéalisés, mythifiés et le départ a lieu dans une grande désolation.
Marcello est embauché à Shell, une compagnie pétrolière, dans le nord de la France, à Lille. La mutation de Tunis à Lille fut un choc, tant climatique que culturel. Un soleil absent et, pour ajouter à leur malchance, l’année de leur arrivée fut un hiver des plus rigoureux : la mer du Nord avait gelé.
Ce fut lors de cette seconde émigration que la famille connut le racisme et le mépris. Marcello vécut la haine sur son lieu de travail. Aucun de ses collègues n’avait de considération à son égard et on ne lui confiait que les tâches les plus bêtes et inutiles.
Ces Italiens venus de Tunisie étaient vus à la fois comme des Arabes et des Italiens, ce qui accrut leur mal-être. Ils ne recevaient aucun témoignage de respect, aucune considération. Marcello était tellement méprisé de tous qu’il fit une dépression et l’envie de mettre fin à ses jours lui effleura même l’esprit. Une dépression due au climat, bien loin de l’ensoleillement de Tunis ou de la Sicile, et surtout au racisme et à la haine des voisins.
Mais Marcello n’était pas la seule cible des esprits fermés qui peuplaient Lille à cette époque. En effet, Anna était une enfant très en avance à l’école et avait sauté deux classes. Sa mère étant institutrice, elle avait eu le loisir de profiter de son enseignement à la maison. Mais une fois arrivée en France, Anna fut rétrogradée de deux classes, malgré son niveau avancé. En outre, il était exigé que chaque élève porte un tablier en classe, or, celui qu’Anna possédait et portait habituellement en Tunisie était rouge, une couleur qui différait de celle du tablier de ses camarades français. Cependant, l’enseignante a tenu à ce qu’Anna le conserve afin que tout le monde puisse la reconnaître, elle, l’« Arabe italienne ». Ce fut un événement marquant qui retarda l’intégration de la jeune fille.
Margherita aussi connut de réelles difficultés à s’acclimater à ce nouveau pays. Sa carrière d’institutrice était terminée mais, selon sa culture sicilienne, cela n’était pas si grave qu’une femme s’occupe uniquement de son foyer. Cependant, elle se sentait seule, non sociabilisée, pointée du doigt ; les gens l’ignoraient dans la rue et les ordures de tout le voisinage se retrouvaient sur le paillasson devant sa maison. Elle dut faire face à un important problème culturel ; elle ne reconnaissait aucun des produits présents sur le marché lillois, les légumes qu’elle avait l’habitude de cuisiner en Italie ou en Tunisie étaient absents des étalages. C’était pour elle la perte de tous ses repères.
Toute la famille vécut un enfer, un enfer qui dura six ans, mais finit par trouver une planche de salut. Ce qui s’est imposé comme une nécessité fut de renouveler l’expérience de l’émigration, ou plutôt de la migration : rester en France, certes, mais aller vers un ailleurs plus lumineux. La famille a alors migré à Nantes, où elle a trouvé plus de lumière et des gens culturellement et mentalement plus ouverts. Anna a obtenu son baccalauréat dans cette ville, elle a continué à étudier l’italien à l’école et parle le sicilien avec sa mère. Elle est aujourd’hui professeur d’italien.
Il est capital de s’intégrer, mais il ne faut pas se perdre ni couper radicalement ses racines.