Le chemin de vie de deux expatriés
Mon grand-père Anastasio et sa sœur Gina sont nés en Italie dans un petit village du nom de Pietralunga qui se situe dans la province de Pérouse en Ombrie. Ils sont décédés il y a plusieurs années. Leurs parents étaient fermiers, ils étaient propriétaires d’une ferme et de quatre hectares de terrain. Ils n’ont pas eu une vie facile et ont fait preuve d’un grand courage et de beaucoup de volonté pour surmonter les obstacles qui se sont souvent trouvés sur leur chemin. J’ai donc pris à cœur de relater l’histoire de leur vie avec le plus d’exactitude possible en fonction des renseignements que j’ai pu recueillir auprès de mon père et de sa cousine, ainsi que dans plusieurs documents conservés précieusement par mes parents.
Conditions de vie en Italie avant le départ pour la France
Durant les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale, mes arrière-grands-parents étaient inscrits au parti communiste et, malgré les intimidations et les menaces du régime en place, ils ont refusé d’adhérer au parti fasciste. Le fascisme et les difficultés financières les ont donc contraints à fuir leur pays au cours des années 1930.
Ils décidèrent d’aller en France, dans l’espoir de réussir à faire venir toute leur famille par la suite. Ils furent obligés de laisser mon grand-père et sa sœur alors qu’ils n’avaient respectivement que douze et quatorze ans. Mes arrière-grands-parents confièrent leur ferme à leur fils aîné qui était en réalité le frère de lait d’Anastasio et de Gina. Il était censé veiller sur eux, mais étant marié et ayant lui-même quatre enfants à faire vivre, il ne le fit pas. Anastasio et Gina furent donc livrés à eux-mêmes.
Bien que n’ayant fréquenté l’école que très peu de temps, ils savaient tous les deux lire et écrire. Mon grand-père était menuisier de formation et réussissait à trouver un peu de travail et Gina avait trouvé un emploi de serveuse. Pour se rendre sur le lieu de son travail elle devait parcourir plusieurs kilomètres à pied dans la neige. Au bout d’un certain temps, ses patrons lui proposèrent de passer la nuit chez eux ; elle dormait dans un lit d’enfant. Ce que mon grand-père et Gina gagnaient était loin de suffire pour leur permettre de vivre décemment. Leurs conditions de vie étaient déplorables, ils souffraient du froid et de la faim. Dans cette région les hivers sont très rigoureux et ils n’avaient pas de quoi se vêtir. Survivre était donc pour eux un défi quotidien. Ils restèrent plusieurs années sans aucune nouvelle de leurs parents, puis ils réussirent à en avoir par l’intermédiaire de la Croix Rouge. La guerre éclata, mon grand-père fut capturé immédiatement par les Anglais qui le gardèrent prisonnier en Égypte pendant quatre ans. De ce fait il ne vit pas de champ de bataille.
Entre temps, Gina tomba enceinte. Lorsqu’elle l’apprit, son compagnon était parti faire la guerre. Il fut déclaré mort. Ainsi Gina se retrouva mère célibataire à vingt-quatre ans. À l’époque le statut de mère célibataire était extrêmement difficile à assumer, personne ne voulait l’embaucher. L’unique possibilité qu’il lui restait était de mettre sa fille Brunette à l’orphelinat, solution qu’elle écarta sans aucune hésitation. La seule alternative pour elle était donc de partir en France, à Toulon, où ses parents avaient immigré quelques années auparavant. Son père fit tout son possible pour lui procurer un passeport. Brunette et Gina prirent ainsi le train jusqu’à la frontière. Entre temps, son compagnon, qu’elle croyait mort fut retrouvé vivant et lorsqu’il rentra en Italie, ses parents qui désapprouvaient une union avec Gina lui cachèrent le fait qu’il avait une fille et lorsqu’il l’apprit, il était trop tard, il était marié et avait des enfants. Gina est restée en France et n’a jamais refait sa vie.
Comment Gina, sa fille Brunette et mon grand-père ont-ils réussi à passer la frontière ?
Lorsque Gina et Brunette arrivèrent à la frontière, il manquait une signature sur le passeport. Leur entrée en France fut donc refusée. Une personne leur proposa alors de les aider à traverser la frontière par la mer pendant la nuit. Elles firent ainsi le trajet de Vintimille à Menton en barque afin d’éviter d’être repérées. Ce fut un moment très éprouvant pour Gina et pour sa fille qui n’avait que trois ans. Brunette se souvient encore de la peur et de l’angoisse qu’elle éprouva à ce moment là. Elle avait la coqueluche et il ne fallait surtout pas tousser pour ne pas être découvert. Une fois arrivées à Menton, une personne les guida. Il ne fallait surtout pas marcher en groupe pour ne pas attirer l’attention ; elles suivirent donc cette personne de loin. Elles prirent ensuite le train jusqu’à Antibes car des cousins germains vivaient là-bas. Ce sont eux qui les conduisirent à Toulon. Lorsqu’elle arriva en France, en septembre 1946, Gina n’avait pas de contrat de travail, de plus elle ne connaissait pas un seul mot de français. Les années qui suivirent son arrivée en France furent donc pour elle extrêmement difficiles.
Mes grands-parents
À leur arrivée en France, mes grands-parents ont trouvé une cave à louer à Toulon, avenue François Nardi. Dans cette rue les cabanons appartenaient à des officiers de marine. Le loyer n’était pas élevé car les locataires s’engageaient à remettre les lieux en état. L’intégration de mes grands-parents s’avéra très difficile car ils maîtrisaient très mal le français. Lorsqu’ils allaient faire les courses, par exemple, ils essayaient de payer avec un billet quand ils le pouvaient car ils n’étaient pas en mesure de comprendre la somme qu’ils devaient, et au fil des années ils s’aperçurent que les commerçants en avaient profité. Toutes les tâches quotidiennes devenaient un véritable défi qu’il fallait surmonter.
Très rapidement, ma grand-mère a réussi à travailler en tant que femme de ménage. Quand elle n’était pas dans les maisons voisines pour effectuer les tâches ménagères, elle lavait les draps que des personnes lui portaient. Elle les lavait dehors l’été aussi bien que l’hiver. Au fur et à mesure mes grands-parents réussirent à économiser suffisamment d’argent pour louer une petite maison. C’est à ce moment là qu’ils décidèrent d’avoir un enfant. Mon père est né en 1954. Mes grands-parents n’ont eu qu’un seul enfant car l’avenir leur faisait peur. Ils voulaient que cet enfant ne manque pas de l’essentiel qui avait tant fait défaut à mon grand-père lorsqu’il était jeune. À l’âge de dix ans à peine mon père s’occupait déjà des papiers de ses parents car leur connaissance du français était insuffisante. Il se fit naturaliser à l’âge de seize ans afin d’avoir le droit d’accéder par la suite à certaines professions pour lesquelles il était exigé au moins cinq années de nationalité française.
Mon père n’a pas vraiment le souvenir d’avoir subi des discriminations de la part des Français dans son enfance. On lui faisait de petites réflexions, mais il n’y faisait pas beaucoup attention. Quant à mes grands-parents, ils ont souvent dû subir des réflexions qui les ramenaient à leur condition d’immigrés. À titre d’exemple, les personnes chez qui travaillait ma grand-mère lui répétaient sans cesse qu’il était inutile pour mon père d’étudier à l’école car il n’avait qu’à être maçon comme son père, sous-entendant ainsi le fait que les études étaient destinées aux enfants d’origine française, et les travaux les moins qualifiés aux Italiens.
Toutefois, en dépit de l’énorme handicap que représentait la mauvaise maîtrise du français, mes grands-parents ont toujours surveillé les études de mon père. Ils ne pouvaient pas vérifier son travail, mais ils l’ont obligé à rester devant son bureau et mon père a su mettre ce temps à profit pour étudier. Après toutes les difficultés endurées, la plus grande satisfaction de mes grands-parents a été de voir leur fils obtenir ses diplômes, passer des concours, entrer en 1978 à la Caisse d’Épargne et obtenir il y a quelques années un poste de directeur d’agence après avoir repris des études universitaires en cours du soir. Mes grands-parents ont également été très heureux de le voir fonder une famille, avoir des enfants et une vie beaucoup plus agréable que celle qu’ils avaient eue. Dans les années 1970, mes grands-parents ont réussi à acheter leur maison. Elle se trouve à cinq cents mètres de celle de Gina et de sa famille. Gina et mon grand-père sont toujours restés unis dans les joies comme dans les peines, et à la mort de ma grand-mère. Mon grand-père a veillé sur sa sœur et sur sa nièce qu’il a aimée comme sa propre fille, et lorsqu’il s’est éteint entouré des siens, deux ans après sa sœur, mon père et Brunette ont partagé ensemble le même chagrin, comme un frère et une sœur unis dans la même peine.
Sabrina Urbani, 2006