L'Italie : une histoire de femmes

L'Italie : une histoire de femmes

Le fait d’avoir choisi l’italien comme seconde langue n’est peut-être pas un hasard. Ma mère aimant beaucoup l’Italie, et surtout ma grand-mère, qui a des origines italiennes, y sont sans doute pour beaucoup. En somme, l’Italie est, dans ma famille, une histoire de femmes qui remonte à cinq générations… J’ai toujours été attirée par ce pays latin, assez proche de notre culture, même si certaines différences existent. L’Italie est, comme la France, associée à une gastronomie de qualité, et je trouve que l’italien est une langue chantante. 

Dans ce dossier, je vais tenter de raconter l’histoire de ces femmes, leur vie d’épouses, de mères… et je tenterai également de décrire leurs sentiments quant à leurs origines. 

 

Le parcours de ma famille

 

De l’Italie à l’Égypte

 

Anita Fürst (nom d’origine polonaise sans doute), la mère de mon arrière-grand-mère, était italienne. Elle est née en 1863 à Livourne et s’est mariée à Vittorio (né au milieu des années 1800 dans le centre de l’Italie). Lorsqu’ils ont quitté l’Italie pour aller en Égypte (dans les années 1880), c’était sans doute pour des raisons économiques. Le travail qu’offrait le Canal de Suez était attrayant ; de plus la Compagnie du Canal de Suez (fondée en 1856 par Ferdinand de Lesseps) proposait certains avantages qui contribuaient à une bonne qualité de vie (retraite, logement, indemnités… et même domestiques). Et puis le climat sain de l’Égypte était plus que tentant, les températures allant de 5°C l’hiver à 42°C l’été[1]. Enfin, le désir de s’expatrier était général.

Je n’ai pas pu obtenir beaucoup d’informations à ce sujet, car les faits remontent à un passé assez lointain, et la communication ne faisait pas partie des priorités familiales. Une fois installés en Égypte, à Port-Saïd (l’une des trois nouvelles villes nées grâce au Canal), Vittorio et Anita ont fondé une famille composée de cinq enfants : trois filles et deux garçons, dont Irma, la mère de ma grand-mère. 

Irma Dello Strologo, mon arrière-grand-mère, est née en 1890 à Alexandrie et s’est mariée à un Français, Albert Roux (né en 1890 à Alexandrie). Ensemble, ils ont eu trois filles : Mireille (née en 1915 à Marseille), Éliane (née en 1917 à Marseille) et Aline (née en 1921 à Port-Saïd). Irma avait deux sœurs (Inès et Emma) ainsi que deux frères (des jumeaux morts à la guerre à l’âge de 17 ans sous le drapeau italien). Les cinq enfants de Anita et de Vittorio sont nés à Alexandrie. Tous parlaient probablement le français, et ils ne s’exprimaient en arabe que pour parler aux domestiques.

 

De l’Égypte à la France

 

Mon arrière-grand-mère Irma est donc née à Alexandrie, tout comme mon arrière-grand-père Albert. Ils se sont connus, puis aimés en Égypte, et se sont mariés en France, à Marseille en 1915. C’est là qu’ils ont eu Mireille la même année, puis Éliane (ma grand-mère) en 1917. Jusqu’à la fin de la guerre, Albert étant français, il a été appelé au combat, mais étant sourd il n’a pas pu aller sur le front, il devait alors fabriquer des obus et a probablement été cantonné dans la région de Marseille. Son engagement à la Compagnie du Canal de Suez date de l’immédiat après-guerre. 

Une fois la guerre terminée, Albert est retourné en Égypte avec sa famille pour travailler en tant qu’architecte au Canal de Suez (toute sa famille y travaillait depuis son ouverture en 1859). Ils ont eu leur troisième fille Aline en 1921 à Port-Saïd. En 1937, Albert meurt accidentellement (il est alors âgé de quarante-sept ans). Le règlement du Canal imposait à la famille de vivre sur place encore un an et un jour. Pendant cette année, les frères d’Albert ont organisé le déménagement futur de toute la famille, car Irma se retrouvait seule pour élever ses trois filles âgées de vingt-deux, vingt et seize ans. Elle ne voulait plus vivre en Égypte, et souhaitait que ses filles fassent leurs études à Paris, respectant ainsi la volonté de son mari. En un mois, elle trouve un appartement qui sera aménagé de façon à ce qu’il soit plus agréable. À cette époque, Irma a pu vivre grâce à la retraite versée par la Compagnie de Canal de Suez.

 

La vie

 

Quelle relation ces femmes avaient-elles avec leurs origines ?

 

Anita

 

D’après ma grand-mère, sa grand-mère était « une personne très effacée et silencieuse, triste, comme perdue dans ses souvenirs[2] ». Elle avait beaucoup d’affection pour Albert qui avait créé un groupe soudé avec sa femme Irma et leurs trois filles.

 

Irma

 

Irma parlait italien avec ses sœurs Inès et Emma, et sa mère Anita. Pourtant, lorsqu’elle a épousé son mari Albert, elle n’a plus jamais parlé italien. En effet, Albert lui disait que maintenant qu’elle était mariée, elle était française et devait donc parler et écrire français, même lorsqu’elle correspondait avec sa famille. Elle n’a d’ailleurs jamais enseigné sa langue d’origine à ses trois filles. En fait, elle était très attachée à la France : elle écrivait en français et lisait des romans français également. Elle se sentait plus française qu’italienne, mais sans pour autant renier l’Italie. La preuve en est que lorsqu’elle partait en vacances dans le pays de ses origines, elle était heureuse de parler la langue. En somme, elle était « française de cœur », même après la mort de son mari. Cette attitude était peut-être due au fait qu’elle n’était pas née en Italie et qu’elle n’avait pas vécu là-bas. 

 

Éliane

 

Enfants, les trois filles d’Albert et d’Irma n’ont pas appris l’italien. En fait, elles l’entendaient et l’ont compris très vite, et surtout elles l’ont retenu : « Mireille était la meilleure, avec un bon accent, moi, je m’appliquais plus à ce qui était écrit. Pour Aline tout était plus vague et ne l’attirait pas beaucoup ». La facilité qu’avaient Mireille et Éliane pour « apprendre » cette langue était donc instinctive. Ce n’est qu’à partir de la classe de seconde qu’elles ont eu des cours d’italien, car leurs connaissances n’étaient jusque là que superficielles.

 

Étaient-elles victimes de racisme ?

 

Anita

 

Je n’ai pu obtenir d’information à ce sujet, sans doute parce que les faits remontent à trop longtemps, et puis aussi parce que les familles ne partageaient pas leurs souvenirs comme elles peuvent le faire de nos jours. 

 

Irma

 

Irma s’est mariée à un Français, et elle a été très bien acceptée par sa belle-famille. De plus, Anita et Vittorio ont tout à fait accepté Albert. Elle n’a pas connu le racisme en Égypte. Et en France, sans doute à cause de son nom d’épouse, le racisme n’était toujours pas d’actualité. Même si elle avait un léger accent italien, elle savait parler français, et elle était issue d’un milieu bourgeois, son insertion dans l’hexagone a donc été un peu moins difficile que ce qu’ont pu vivre d’autres familles d’Italiens venues s’installer en France directement.

 

Éliane

 

« Pas question de heurts franco-italiens, c’était la famille qui comptait avant tout ».

« On ne parlait jamais de ces choses-là en famille à l’époque, les enfants n’étaient quasiment pas admis parmi les adultes », c’est pourquoi certains points de cet essai n’ont pas pu être éclaircis.

Le milieu dans lequel ont vécu ces trois femmes était un milieu bourgeois, les règles étaient strictes : par exemple, les enfants ne mangeaient jamais en même temps que les adultes, ils devaient se tenir les mains sur la table et ne pas parler pendant tout le repas, ou encore, ils devaient vouvoyer leurs parents. En fait, les enfants étaient totalement exclus des conversations d’adultes, ils n’avaient pas à connaître les histoires de famille. Et puis les appartements dans lesquels ils grandissaient étaient spacieux, il leur était donc plus difficile d’entendre des conversations entre adultes.

Paradoxalement, je n’ai pas eu autant d’informations que je l’avais espéré sur la vie de ma grand-mère. Effectivement, la première explication serait de dire qu’avec le temps qui s’est écoulé, et son âge (quatre-vingt-huit ans), la mémoire peut faire défaut. Mais la véritable cause est, je pense, qu’elle n’aime pas parler d’elle, elle pense que son histoire ne peut intéresser personne ; par conséquent, elle n’a pas donné beaucoup de détails. Mais elle m’a tout de même aidée volontiers. Je suis donc très heureuse d’avoir eu l’occasion d’entendre son histoire avec ses mots. Ainsi, cette expérience m’aura permis d’avoir par écrit la mémoire de ma grand-mère, et donc celle d’une partie de ma famille… Aline (la cadette des filles Roux) est la seule à avoir fait des recherches sur l’histoire de sa famille, mais je n’ai pas pu la contacter étant donné qu’elle n’est plus en très bonne santé.

À mon avis, il est dommage de ne pas communiquer avec sa famille et notamment avec ses grands-parents, car eux seuls peuvent nous raconter leur histoire, c’est leur mémoire qu’ils nous transmettent.

 

[1] Le Canal Maritime de Suez, Paris, 1937, p. 11.

[2] Tous les passages entre guillemets rapportent les propos de ma grand-mère Éliane Mercier.

Année de recueillement du témoignage
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