Souvenirs lacunaires à la quatrième génération
J’ai rencontré un bon ami à moi pour qu’il me raconte ce qu’a vécu son arrière-grand-mère, que
nous appellerons Antonella, lorsqu’elle a quitté l’Italie. Nous avons essayé, ensemble, de reconstituer
son voyage, son arrivée en France et sa rencontre avec « l’autre », bien que son histoire, telle que la
connaît mon ami, soit aujourd’hui pleine de lacunes.
Avant de partir pour la France, Antonella habitait à Imola, en Émilie-Romagne, avec son mari et
sa fille. Elle était femme de ménage, tandis que son mari travaillait dans la maçonnerie.
En 1938, ils ont décidé de quitter l’Italie et ont choisi la France comme pays refuge car le mari
d’Antonella y avait trouvé un travail en tant que maçon et qu’il parlait français : il avait de la famille
qui habitait en France et qui chaque année passait quelques semaines en Italie.
Contrairement à la majorité des Italiens qui ont choisi de quitter leur pays, Antonella et son mari
n’ont pas pris les transports en commun tels que le bateau, le bus ou le train. Ils sont partis en France
en voiture, ce qui a rendu leur voyage un peu moins compliqué et difficile. Néanmoins, ils avaient déjà
une fille et Antonella était enceinte, ce qui n’était pas la meilleure des conditions pour entamer un tel
voyage.
En quittant l’Italie, ils ont donc laissé toute leur vie derrière eux pour aller en construire une
nouvelle. Ils ont quitté leurs familles respectives et leur pays natal. Antonella venait d’une famille
noble, contrairement à son mari qui était issu d’une famille ouvrière. La famille d’Antonella a mal
vécu le fait qu’elle se marie à un maçon, ses parents voulaient qu’elle choisisse un homme du même
milieu qu’elle. Ainsi, le fait qu’elle décide de quitter l’Italie et de laisser sa famille derrière elle les a
profondément blessés et ils l’ont reniée. Mais heureusement, elle a conservé de très bons rapports avec
la famille de son mari.
Une fois arrivée en France, l’intégration ne fut pas facile et sa situation devient encore plus
compliquée quand son mari décède, peu de temps après leur installation. Toutefois, Antonella a
rapidement trouvé un travail de femme de ménage, ce qui lui a évité d’importants problèmes financiers,
étant donné qu’elle était désormais seule à travailler et qu’elle avait deux bouches à nourrir.
Elle a eu de grandes difficultés à se faire des amis. Les Italiens étaient très mal vus à cause de la
position de l’Italie au début de la guerre. Elle a été victime de discrimination, elle était vue comme
une étrangère et n’a reçu ni aide, ni soutien. De plus, Antonella ne savait pas du tout parler français,
ce qui ne l’a pas aidée à s’intégrer. Elle a eu beaucoup de mal au début puis a commencé à s’améliorer
en parlant avec les autres.
Elle habitait dans le sud de la France, à Alès, une petite ville dans le Gard. Elle n’a jamais voulu
aller vivre ailleurs. Chez les Italiens, il n’y avait pas de vie en communauté, mais elle essayait de rester
très proche de ses racines : elle lisait les journaux italiens et elle mangeait tout le temps de la nourriture
italienne, qu’elle trouvait assez facilement car il y avait un magasin spécialisé non loin de chez elle. Elle
y allait souvent parce que cet endroit lui permettait de s’évader et, pendant quelques instants, elle se
retrouvait en Italie, dans son village natal, là où elle a grandi, et cela lui redonnait du baume au cœur.
Elle a toujours beaucoup plus parlé italien que français et n’écrivait qu’en italien. Elle a transmis
la langue italienne à ses deux filles en leur parlant souvent dans sa langue maternelle. Aujourd’hui, ses
deux filles continuent à transmettre leurs origines italiennes à leurs enfants en leur parlant de temps
en temps de leur mère et de son voyage vers la France.
Antonella gardait néanmoins de bons souvenirs de sa vie passée en Italie. Elle se souvenait surtout
de sa famille, même s’ils ne communiquaient plus. En revanche, elle continuait à envoyer des lettres à
la famille de son mari, avec laquelle elle avait toujours de bons rapports. Elle ne les a plus jamais revus
puisqu’elle et son mari étaient les seuls à avoir émigré. Il lui restait quand même quelques photos de sa
famille qu’elle avait prises peu avant son départ. Elle gardait aussi en mémoire beaucoup de souvenirs
de cette époque italienne, ainsi que de son voyage jusqu’en France.
Avant de partir elle voyait la France comme la terre où tout était possible, c’était le début d’une
nouvelle vie, une nouvelle opportunité dans un autre pays. Cependant, elle ne pensait pas qu’elle
aurait tant de difficultés à s’intégrer. Elle ne se sentait pas acceptée. Elle se sentait presque rejetée.
C’est pour garder la tête hors de l’eau qu’elle a conservé un lien très fort avec son pays d’origine et
étant donné le comportement des Français à son égard, elle ne voyait aucune raison de demander la
nationalité française.
Malgré tout, elle n’a pas regretté d’avoir quitté l’Italie, même si le début était difficile. Avec le temps
elle a réussi à trouver son bonheur et à vivre pleinement sa vie en compagnie de ses deux filles.
