Touche à moi

Touche à moi

Je suis né à Marseille de parents siciliens. J’ai vécu dans la Cité Phocéenne comme j’aurais vécu en Sicile. À la maison le langage avait plusieurs facettes. Celui que l’on utilisait entre nous et celui que l’on employait en présence d’étrangers. En effet, s’exporter c’est tout de même emmener avec soi sa culture, son mode de vie et sa façon d’être et de paraître. Chez nous on parlait fort, et surtout on parlait uniquement en sicilien, bien mieux encore, un dialecte très local. Évidemment personne ne nous comprenait, mais c’était là une façon bien à nous de vouloir montrer notre différence en considérant toujours que nous faisions partie d’un clan. Néanmoins, j’étais confronté à une autre culture, celle de notre pays d’accueil. À l’école, j’ai appris à parler correctement le français. Ainsi avant de partir je n’oubliais pas « d’aboutonner » (abbottonare) ma « jaque » (giacca). À table, on trouvait toujours « la pâte » (la pasta) et le « formage » (formaggio). Bien que mes parents continuent à s’exprimer exclusivement dans leur dialecte sicilien, je ne parlais plus qu’en français, naturellement influencé par mon entourage scolaire et mes copains. Ainsi, une nouvelle langue très italianisée régnait chez nous. Le problème est qu’en cours je reproduisais les mêmes erreurs et je ne les comprenais pas, allant jusqu’à contrarier ma maîtresse de primaire qui ne cédait pas face à mon insistance à vouloir participer à un exercice. Je lui disais « touche à moi maîtresse » (tocca a me), elle pensait sûrement que je me moquais d’elle et pourtant ce n’était pas du tout mon intention. Aujourd’hui, avec le recul et conscient des fautes lexicales et grammaticales employées, je me dis qu’il ne m’a pas été toujours facile d’être compris par mes profs. Nombreux sont ceux qui ont souhaité m’orienter vers des apprentissages car, comme me le dit une prof de français, que je remercie d’ailleurs, je n’avais même pas le niveau d’un élève de quatrième alors que j’étais déjà en première. Toujours au lycée, j’avais choisi d’étudier l’italien en troisième langue. Quelle déception ! J’étais, pour ainsi dire, le dernier de ma classe. Je croyais parler et écrire en italien, mais je ne m’exprimais qu’en sicilien. Même ma prof d’italien de l’époque ne me comprenait pas. Pour moi, la situation devenait gravissime. Alors il a fallu que je réagisse si je voulais me sortir de ma mixité de langues. C’est à ce moment que j’ai fait abstraction du dialecte qui construisait mes pensées. J’ai appris l’italien et le français, j’ai lu et relu de bons textes qui m’ont aidé à reconstruire ma syntaxe. Ce n’est pas pour autant que je renie la langue qui m’a fait grandir. Mais aujourd’hui, l’employer c’est l’associer à des moments heureux, voire nostalgiques, de mon histoire et de celle de mes parents. C’est pourquoi on pourra encore m’entendre rire, grogner ou me disputer en sicilien.

Serge Mannino, 2009

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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