Les silences de Guizèpe

Les silences de Guizèpe

Jusqu’en 1922, il s’était appelé Giuseppe, mais une fois installé en France, le phénomène est banal, il deviendrait pour la plupart Guizèpe, ou — pour ceux qui feraient maladroitement l’effort de tenir compte de son origine, pour lui marquer sans doute du respect — Guïzépé. Et pour l’état civil, quand il prendrait la nationalité française, Guiseppe.

Il avait sept frères et sœurs : deux sœurs plus âgées que lui, il était l’aîné des garçons. Aussi, quand ses parents, ne pouvant plus faire face à la pauvreté ordinaire — exacerbée, j’imagine, par le désastre du Premier Grand Carnage — d’une famille vénète de paysans sans terre, décidèrent d’envoyer ou de laisser partir la moitié de leurs huit enfants vers une terre promise, c’est lui, l’aîné mâle, qui prit le commandement de l’expédition. Enfant, sans rien savoir encore, j’ai toujours senti que Maria, la sœur aînée, et Vittorio, le frère cadet, avait pour Giuseppe un respect craintif, que je devinais excessif, et je présume qu’il en allait de même pour Agnese, l’autre sœur, morte avant ma naissance.

Giuseppe était né à Montebello, province de Vicence, en 1900 tout rond. Il avait donc 22 ans quand Mussolini prit le pouvoir, et qu’avec ses deux sœurs et son frère, et baluchons respectifs, lui-même prit la route pour la France. L’epos familial y gagnerait en lustre, mais, hélas non, il n’en est rien : les raisons qui le poussèrent hors d’Italie n’étaient décidément pas politiques. Ce que je sais de lui me porterait même à supposer que, comme tant d’autres émigrés italiens, il se sentit fier que son pays gonflât le torse pendant les années que dura le fascisme. Et fier d’autant plus qu’il y avait une revanche à prendre, et chaque jour à reprendre : sur sa terre d’élection, celle des droits de l’homme, de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, il se découvrait, comme tant d’autres émigrés, citoyen de troisième rang : prolétaire, mais pauvre rital ou sale macaroni.

C’était, je crois, un homme très orgueilleux, terriblement orgueilleux, on verra bientôt à quel point. En France, il cessa vite de parler italien, apprit le français, un français soutenu, nourri de lectures nombreuses, qu’il écrivait sans fautes et qu’il parlait, quand je l’ai connu, pratiquement sans que rien dans son accent le trahisse ; contrairement à son frère Vittorio-Victor, qui roulait bellement les r et disait imperturbablement chevaux pour cheveux, et à sa sœur Maria qui, n’ayant jamais travaillé en dehors de chez elle, n’ayant pas eu de véritable vie sociale, s’était forgé une langue unique (mêlant en des proportions mystérieuses quatre ingrédients : le dialecte de son village natal, l’italien, le français, et un zeste de patois jeumontois), une langue que seuls ses proches entendaient, et qui est morte avec elle. C’est par orgueil aussi, peut-être ou en partie, que Giuseppe épousa Aline, une institutrice de la ville de Jeumont, Nord, où son frère et lui avaient trouvé du travail dans le grand laminoir des forges de Schneider, Jeumont-Schneider comme on peut lire encore sur certaines plaques d’égout en fonte. Aline, qui avait perdu son premier mari dans la tourmente de la Première Grande Boucherie, heureuse d’en trouver un second, plus jeune qu’elle de neuf ans et bien beau gosse, comme j’ai pu constater sur des photos de ce temps-là. Et pour lui, l’immigré, l’ouvrier et ancien bracciante, une promotion sociale indéniable : institutrice, maîtresse d’école, c’est que ça n’était pas rien ; et Aline deviendrait bientôt la directrice de son école, autant dire, à l’époque et dans une petite ville, une notable. Avoir conquis une prêtresse de l’école laïque et républicaine, c’était un peu comme posséder le savoir et la France.

En somme, Giuseppe ne demandait pas mieux que de devenir Guizèpe, que de racheter des origines dont, en France, il devait avoir honte (quitte à aller, quand il pouvait, jouer les grands seigneurs dans son village, avec sa paie d’ouvrier valorisée par le taux de change) : ses deux enfants, son fils Daniel et sa fille Lucie, ne l’entendirent qu’exceptionnellement parler l’italien (ou le dialecte de son pays), et durent l’apprendre par eux-mêmes, une fois adultes. Et c’est pour cette raison encore, certainement, qu’il réagit si mal quand sa fille, institutrice à son tour, lui annonça qu’elle était amoureuse de Peppe le soudeur à l’arc : accepter dans la famille un autre Giuseppe, moins enclin à se franciser, un autre ouvrier, un autre immigré, c’eût été déjà demander beaucoup ; mais accepter qu’il fût napolitain, c’était demander trop. C’était comme annuler d’un coup les efforts de toute une vie. Pire : c’était voir sa descendance descendre un cran plus bas que celui dont lui, Giuseppe, était parti, pour devenir Guizèpe. La Lega Nord n’existe politiquement que depuis quelques années, mais ses racines sont bien plus anciennes. Guizèpe cracha son mépris au visage de sa fille (ce verbe, d’après ce qu’elle m’a raconté, n’est pas ici par pure métaphore), la traita de putain, et la renia. Guizèpe était un homme très orgueilleux, monstrueusement orgueilleux : de ce jour, jamais il ne revit sa fille, il ne connut aucun des trois enfants qu’elle eut avec son Peppe, et personne ne l’entendit jamais plus prononcer le nom de Lucie. Aline rencontra désormais sa fille en secret, et, mon père s’étant conformé à la loi paternelle jusqu’à l’absurde, je ne connus Lucie, ma tante, qu’à l’enterrement de Giuseppe ; et quelques temps plus tard David, Manuela et Valérie, mes cousins, et un peu plus tard encore, leur père, Peppe, qui fut toujours à mon égard d’une courtoisie remarquable. Il faut dire (mais je l’avais ignoré) que ma mère, Nelly, avait elle aussi fréquenté Lucie en cachette, bravant avec Aline le diktat mâle.

Giuseppe mourut en 1973, la gorge trouée par le cancer, mangée par les mots qui depuis tant d’années tournaient comme des oiseaux fous dans la cage de son larynx. Certainement, le paquet quotidien de gauloises et les vapeurs méphitiques du métal en fusion y furent aussi pour quelque chose, mais il ne faudrait pas tenir pour rien la puissance ravageuse du silence : c’est elle qui sut mobiliser du côté des causes objectives d’efficaces complicités rongeuses.

Quoi qu’il en soit, je me représente aujourd’hui la fin misérable de Giuseppe comme un retour en force du refoulé : refoulé familial (sa fille privée du droit de cité, et d’être citée, parce que tombée aux mains d’un terrone), refoulé ethnique (ses origines escamotées ou masquées en France), refoulé linguistique (sa langue qu’il se refusait à parler) et refoulé social (sa condition d’ouvrier transcendé par un mariage avantageux). Et je vois donc Giuseppe, qui fut pourtant (mais je devrais dire, car il y a une logique : qui fut donc) une sorte de bourreau dans son foyer, comme une victime de l’immigration, de ses violences symboliques et réelles. Si dans mon jeune âge, dans les années soixante, on m’appelait encore (sale) macaroni, que n’entendit-il pas, lui, pendant les cinquante ans qu’il vécut en France ? Que ne dut-il pas avaler ? Que d’insultes et d’humiliations – subies et infligées – qui lui restèrent en travers de la gorge ?

On ne peut juger excessif de considérer son cancer comme symptôme d’une intégration trop bien réussie, c’est-à-dire payée du prix de trop de sacrifices de soi, qu’à considérer qu’il y a une réalité matérielle certaine et connue, une physiologie dont s’occupe par exemple la médecine occidentale, tandis que le reste n’existe que dans l’imaginaire. Mais la ligne de partage entre ceci et cela ne tient guère. Autant et davantage que les cigarettes qu’il fuma, les silences de Giuseppe furent des faits et des causes matérielles.

Giuseppe, on l’aura compris, était mon grand-père paternel. Je l’appelais nonò. Je n’avais pas beaucoup d’affection pour lui, que je n’ai guère connu qu’emmuré dans son mutisme colérique, qui me faisait peur. J’avais douze ans lorsqu’il est mort, et depuis six ans déjà, un voile de gaze blanche occultait le puits affreux par où il respirait désormais, autant qu’il en signalait l’emplacement. Je me souviens de son énervement lorsqu’il tentait, avec ses mots soufflés, de me dire quelque chose que je ne comprenais pas à l’instant. Je me souviens de sa souffrance, dont les raisons n’avaient pas encore commencé à m’intéresser vraiment, qui se manifestait souvent dans des gestes méchants qu’il lançait à mon frère, des mots cruels susurrés à ma mère. Je crois qu’il m’épargnait parce que j’étais l’aîné de ses descendants reconnus (des trois cousins que je me découvrirais après sa mort, ses petits-enfants eux aussi, deux seraient plus âgés que moi). Il m’épargnait mais je n’avais pas beaucoup d’affection pour lui. Il était injuste, et les enfants savent reconnaître l’injustice et l’abhorrent. Je me souviens n’avoir ressenti aucune tristesse face à son lit de mort, mais une sorte de soulagement, pour lui, pour moi, pour tous. Tandis que je pleurerais longuement, deux ans plus tard, quand mourrait Vittorio, ziò Victor, aussi chaleureux et aimant que son aîné avait été froid et dur.

Mais à travers mon père, Giuseppe m’avait transmis un nom, mon nom, qu’il avait préservé dans sa prononciation d’origine : enfant déjà, je reprenais les enseignants qui, en début d’année, m’appelaient Miléchi : « on dit Mileski, m’dame », « ça s’prononce Mileski, m’sieur ».

Et par un bel effet du hasard objectif, après avoir voulu opter pour le grec ancien en quatrième (mais faute d’un nombre suffisant d’hellénistes en herbe, le cours ne serait pas ouvert), c’est l’année même de sa mort que je devais commencer à apprendre, à défaut du grec, l’italien. Et à aimer aussitôt l’italien. À retenir sans peine listes de mots, conjugaisons et règles de grammaire italiennes. À très vite parler couramment cette langue étrangement intime, à la surprise enthousiaste de mon enseignante. Par ma voix d’enfant, est-ce la voix étouffée de Giuseppe qui voulait parler ? Dire dans sa langue à lui ce que dans sa vie d’homme il avait été contraint de taire, de ravaler, ou de dire dans une langue aliénée, aliénante ? Certainement. Ce qui nous fait n’est pas tout entier contenu dans le périmètre de notre existence personnelle. Nos racines sont plus anciennes, et nos raisons plus mystérieuses. Et la voix qui nous porte.

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