Avant la mode de la mozzarella (et des écrivains italiens)

Avant la mode de la mozzarella (et des écrivains italiens)

Une langue “en avant”, où
l’on ne peut ne pas être...?
(Mirko, d’après Rimbaud)

Dans l’un de mes plus anciens souvenirs, juste après celui de ma mère étendue et blanche emportant avec elle un cœur incertain de presque-enfant aux prises avec cette chose indisable, dans le soupçon à jamais de la langue, je crois voir un gros homme rouge et blanc, d’excellente santé blanche et rose, dont pourtant j’avais un peu peur, qui lance et reprend et tord comme à l’essorer la pâte élastique d’où, à de différentes étapes de sa trituration, allaient sortir tous les délicieux fromages candides qui nous faisaient défaillir. Il bonomo (blanc) de cette époque fabuleuse. C’était en un temps et en un pays où nous vivions tourmentés par une faim sans drame – sans famine – quasiment perpétuelle. Je débusquais des escargots gris, murés pour tenter de survivre à l’été imminent, au fond de creux dans les pierres, de fentes parmi les amas de ruines, sous des souches qui pouvaient cacher bien d’autres habitants, moins comestibles, et les faisais promptement griller au bord de feux qu’allumaient les plus grands, ou les charbonniers dans la forêt voisine (ceux-là, faux ogres barbouillés, me régalaient parfois d’une pincée de sel) : un délice. Assez vite, Nonno avait compris qu’il devrait s’occuper de moi et m’approuvait dans tous les jeux présentant quelque “utilité” et ne dérangeant pas ses propres habitudes. La période heureuse de ma survie, en somme. Il avait trouvé lui-même une place ambiguë dans ce petit monde désert, au delà de l’affection disons reconnaissante, que j’avais pour sa personne, à mi-chemin de l’homme blanc (un géant, à côté de lui) et des hommes noirs toujours vaguement effrayants malgré le don biblique du sel et d’une salutation.

Je suis resté convaincu, aujourd’hui encore, qu’il fallait commencer par là. Qu’il était secondaire de raconter notre “vie”, évidemment reconstruite après coup et mise en scène, avec telle anecdote comme la longue périodique recherche d’une pièce d’argent le long du talus qui menait à la petite ferme isolée, cinq ou dix lires anciennes, d’une valeur inestimable à mes yeux, que Nonno avait voulu faire rouler et briller sous la pleine lune de juin, qui sait pourquoi, un soir où il rentrait passablement éméché – son pardonnable péché mignon –, et qui avaient mystérieusement disparu sous les buissons du chemin. Je me demande ce que nous cherchions vraiment, alors. D’ailleurs, j’ai presque tout oublié. Même plus tard, combien de fois m’est-il arrivé de ne pas reconnaître un témoin de nos années de tremblement ultérieures sous le couperet du chômage, alors que lui riait, s’attendrissait de retrouver l’ancien camarade inespéré de joyeuses surprises, le petit “nouveau” d’une rentrée scolaire. Comme si j’avais traversé des rêves qui ne sont pas les miens.

Il y a donc, dans l’arrière-boutique de ma mémoire, un gros bonhomme rougeaud, les bras nus et habillé d’une blouse immaculée, dans une odeur de laitages qui prend à la gorge... Il me semble, mais l’image est si loin, si mal focalisée, qu’il se superpose à d’autres souvenirs (de fête foraine, ceux-là) où des êtres mal définis, innommés, dont on ne sait jamais s’ils sont en représentation, tirent et relancent et nouent pour l’étendre de nouveau une ferme pâte sucrée élastique, nauséeuse, d’où naîtront de multicolores berlingots, immédiatement durcis et un peu moins horriblement sucrés, alors que la pâte laiteuse du fromager-laitier restait plus ou moins tendre, en fonction apparemment du degré de triturage et d’essorage que lui auront infligé les deux bras énormes du travailleur blanc et rouge campé sur ses cuves et cuivres et grosses louches à filtrer. Les résultats de son ahan silencieux, multiples et doux à en pleurer, du plus crémeux, presque liquide encore, au plus fibreux, âpre et essoré, ne sont que variantes d’un unique “formage” dont le concept même, et les paroles pour le dire (elles aussi en variation infinie) manquent totalement dans la nouvelle langue, celle-ci. Et pourtant, par l’odeur au moins, j’ai souvent pensé que cette gravure primitive en moi n’avait pu que faciliter l’entrée dans les contrées du nord où nous emmenait un père tardif, leurs “fruitières” imprégnées d’un lait plus lourd, d’un petit lait plus aigre et barbare, la dureté franche et sans surprise de l’occident. Et tout de suite, aux lisières, une croûte pisseuse de gel. (Comme disait cet oncle Argentino, qui avait pour cela choisi l’Argentine et qui, une fois, en visite, s’était esclaffé lisant l’enseigne Che miserie moderne, l’émigration c’est de n’être jamais sûr de pouvoir se réchauffer le soir.) – Chemiserie moderne ! Lait cru… – Ici, autres mots : tout est plus ou moins “fait”, plus ou moins fort, ou “coulant” ou “puant” – le plus difficile peut-être, cette odeur, pour nous tannés à l’huile d’olive –, avec des noms tous différents ressortissant tous à la catégorie logique, abstraite, essence d’infinis accidents et privée de forme (justement), les fromages. Tellement loin du laitage frais, doux, mamellaire pour tout dire, que je connaissais – et qui serait aussitôt déprécié, si j’avais essayé d’en faire état, en tant que “fromage frais”, voire “fromage blanc” tout pareil aux avortons non encore dignes d’étiquette, que l’on met à mûrir et à vieillir ici, nus, bien à l’abri des caves. Littéralement non avenu, comme son nom inexistant (je tentais en silence, avec le sentiment si souvent d’être retombé en enfance, un “frolait”, un “lait-mage” naïfs), nul et non avenu. Je m’en détournais apparemment, avec l’ambition folle de parvenir à écrire (vous le voyez) ne serait-ce qu’une page de ces merveilleux textes de dictée, humble matière où j’excellais bientôt, des fois sans les comprendre. La voix rassurante des nombreux bons maîtres, surtout, m’y guidait – je le dis quand même, en sachant tout le reste, bien sûr, et pourtant. Grande petite école d’alors, publique.

Ainsi, aux signes-sans-référent de la langue nouvelle (beaucoup plus tard j’allais essayer d’en décrire doctement le principe) correspondraient des souvenirs (de référents) sans signe linguistique à tout le moins présentable. L’objet est une rien, pouvait-on dire autrefois, voire une “adorable rien” (la personne aimée par exemple)... plus aujourd’hui sans pédanterie, et c’est un autre dommage, un autre effacement. Qui peut encore se vanter d’avoir touché cette chose ? ou l’aube d’été ? Ou la fameuse « bête » ?... Aussi étais-je attiré par la surdité de mots impénétrables, chétive pécore, le reversis, soupe aux grimaces, ce ne laisse pas de surprendre, ma foi (ou ma foué), les invisibles bettes, en revanche, limousinant (tout fier, mon père allait le devenir en 1959) : un “faire signe” de loin dont le secret risque de détruire. Mais aussi, un imaginaire inépuisable peut-il se réfugier, grandir et fuguer dans cet indicible de pureté sans fond (sans double fond), ce minuscule pays de laiteux nuages. Ce château en Espagne (les “limousinants”, c’est drôle, allaient disparaître peu après : trop tard !)… D’où le plaisir secret, par delà la vergogne du parler d’origine – en particulier, bien sûr, pour des origines sans originalité, culturellement et politiquement faibles (absence d’État pour les italophones, jusqu’au milieu des années quatre-vingts du siècle dernier au minimum...), socialement dépréciées (l’ensemble du monde non chrétien ou presque, et pire encore si non blanc), économiquement négligeables, en principe, si l’on est migrant –, plaisir du domaine privé ou simplement son narcissisme. Il faut dire que l’huile d’olive, en ce temps-là, “sentait mauvais”, en tout cas dans nos (vos) campagnes froides, et que la mozzarella était un exotisme inconnu, la date du 10 juin une tache. Oui, j’appris l’histoire de France. Je me sentis proche de Jeanne d’Arc et de Toussaint Louverture. Je voulais savoir par cœur au moins dix lettres – dix entrées – du petit Larousse Classique (couverture bleue, édition 1957 avec atlas, je le compulse toujours), travail ingrat. Rarement, d’entrevoir un livre traduit (Campana, Quasimodo ce drôle, Guido Ballo, puis Saba et Ungaretti), il y en avait si peu, me faisait ravaler quelques larmes. Nous n’étions donc pas échappés de la “terre des morts”. Pas tout à fait. Et puis, il y a ceci encore. Beaucoup plus tard, Nonno avait disparu depuis longtemps (ayant renoncé à chercher depuis notre départ sa grosse pièce brillante de dix lires d’argent), je lus un jour, déjà sur la voie d’une sérieuse scolarisation supérieure à la française : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». L’homme, on, (om), moi aussi en somme avec mon lait-mage, mes images… Dans ma mémoire, la phrase s’y étant lovée paresseusement à son aise quelque temps, cela me sembla la définition évidente de la poésie, pas la ridicule, quand elle s’accorde miraculeusement aux émotions de tous. J’eus l’impression que je me réveillais d’un long sommeil, dans une autre langue, connue et inconnue. Une rien si précieuse, à nouveau “adorable”, et toute à conquérir très lentement. Qui n’appartiendrait à personne, enfin.

Jean-Charles Vegliante, 2009

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

 

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