Bilingue ? Non triglosse
Outre le français, que j’ai appris en vivant à Nice où je suis né, je dois à mes parents – ma mère, ma tante et mes grands-parents maternels (car j’ai perdu à trois ans mon père, qui était yougoslave) – d’avoir appris à la fois l’italien et le dialecte local de leur petite ville, le dianese, une variante du ligure parlé à Diano Marina, province d’Imperia, sur la Riviera dei Fiori.
Cela s’est fait d’une façon totalement naturelle, sans autre contrainte que celle qui s’exerce sur un enfant qui, durant les vacances de Noël, de Pâques et les mois d’été (que, jusqu’à mes dix-huit ans, j’ai toujours passés dans la maison familiale), s’il veut parler « au dehors », à d’autres que ses ascendants, est obligé de s’imprégner de l’idiome en vigueur.
En effet, à la maison régnait un régime linguistique dont je n’ai perçu que tard la singularité.
Entre eux, les adultes ne se parlaient qu’en dialecte, exclusivement. Toutefois, ayant émigré dès 1936, ils étaient assez bien intégrés linguistiquement. Aussi, aux trois enfants scolarisés en France que nous étions, je ne me souviens pas qu’ils se soient jamais adressés qu’en un français, certes, très usuel, mais rarement incertain, quoique parfois mêlé de tours et de mots italiens ou dialectaux.
Cette situation a très vite entraîné chez moi une sorte de triglossie, qui perdure à ce jour. Parlant français en toutes autres occasions (parmi lesquelles, mon métier), j’use du dialecte en famille, avec mon oncle ou la sœur de ce dernier, et pour des emplois purement ludiques ou nostalgiques : plaisanteries, satire ou remémorations du passé (principalement les filastrocche que ma grand-mère aimait fredonner, les dictons et autres tours linguistiques typés). Et je parle italien au dehors, que ce soit en Italie ou en France, si je rencontre ou fréquente des Italiens.
Cette langue, je l’ai donc d’abord connue à travers un infime dialecte, l’un des rares à comporter les phonèmes /y/ et /ø/ comme dans les mots français « lune » et « eux », et qui connaît des variantes subtilissimes selon l’endroit, car on le parle aussi quelques kilomètres alentour dans l’arrière-pays, à Diano Castello, Diano San Pietro, Diano Gorleri, Diano Serreta et Diano Calderina. Ce sont d’autres contacts (hors la famille, avec nos amis, le cinéma ou la télévision) qui ont dû, au tout début, me permettre de dissimiler en faisant la part des langues. Ainsi, je me souviens de certaines interférences, comme, lors des commissions, demander à l’épicier, au lieu de burro, du bitiru, pour rapporter le beurre, ou dire la stacca (prononcer chtacca) au lieu de la tasca, pour désigner ma poche. Toutefois, avec la régularité et la longueur de mes séjours là-bas (près de quatre mois par an), l’imprégnation a très rapidement fait son œuvre, et ma compétence dialectale n’a guère freiné mes progrès en italien. En classe de troisième et de seconde, vers quatorze ou quinze ans, j’ai résolu d’étudier grammaticalement un idiome que je savais donc, déjà, comprendre, parler, écrire, en le prenant comme seconde langue (je faisais aussi latin et grec, ce qui enrichissait grandement la familiarisation). J’ai quitté l’option pour me consacrer, comme on dit, aux « choses sérieuses », quand je vis que je remportais régulièrement et sans trop d’efforts le Premier Prix d’italien au bout de l’année scolaire (heureuse époque des cérémonies de récompenses !) ; je regrette un peu aujourd’hui cet abandon, car je rencontre toujours quelques difficultés avec l’italien soutenu de la langue littéraire ou philosophique.
Que m’apporte cette connaissance d’une (ou deux) langue(s) « maternelle(s) » si paradoxales – puisque ma mère n’en aura jamais usé avec moi ?
C’est d’abord le merveilleux bonheur de se trouver a casa dans deux pays, dont la frontière s’est, dans ma tête, complètement évanouie, au profit, mais pour ma seule géopolitique personnelle, d’un « axe Nice-Diano Marina ».
C’est ensuite le plaisir secret de se sentir un peu « à part », mais avec aussi peu de vanité que de mérite, dans le pays où je vis et travaille. Toutes les enquêtes montrent que les Français, surtout « de souche », sont en général mal versés dans les langues étrangères, et peu enclins à les apprendre. Or, très jeune, j’ai pu l’éprouver : circonstancielle ou sociologique, la pluriglossie m’a valu une très gratifiante ouverture à mes hôtes. Pouvoir se mettre entre parenthèses et parler à l’autre sa langue ou son dialecte, s’y essayer avec le plus de rigueur possible et jusqu’à presque donner le change – car je rêve toujours que nul ne devine ma « vraie » (?) nationalité, lorsque je parle italien –, cela figure, à mes yeux, toujours, la première des politesses. En même temps qu’une savoureuse expérience de dédoublement, puisque changer de langue, c’est un peu changer d’être (à la limite, point n’est besoin de changer d’air).
Mais en cela, au fond, la vie m’a peut-être simplement donné la chance de pouvoir, en quelque sorte, rendre la pareille à ces admirables voisins, chez qui le français est, au moins encore pour toute la génération de l’après-guerre à laquelle j’appartiens, infiniment plus répandu et pratiqué que ne le fut jamais l’italien de ce côté-ci des Alpes…
Daniel Bilous, 2009
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?