Brassens. Le fils de l’Italienne
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Il n’est guère d’« enfant » d’Italiens plus « authentiquement » français que Georges Brassens, un monument de la chanson qui a passé les derniers jours de sa vie avec, à son chevet, les Fables de La Fontaine et une grammaire française. Parce que son ascendance italienne s’est transmise par la branche maternelle, Georges Brassens est longtemps resté inaperçu en tant qu’ « enfant » d’Italiens. Le détail de cette origine échappe aujourd’hui encore à bon nombre de ses admirateurs, même parmi les plus fervents, bien que les biographies, et les déclarations de Brassens lui-même, en fassent état : « Ta mère était italienne ? lui demande André Sève. — Oui, de Naples. Mon père était de Sète. Alors on mélangeait O Sole mio et des airs d’opéras, d’opérettes, Si l’on ne s’était pas connu et Salut, demeure chaste et pure, Santa Lucia et Fascination. » Sur cette origine, l’intéressé n’a guère plus d’informations que celles qu’il donne, d’ailleurs très volontiers, aux « questionneurs », et ces informations sont fausses, comme nous le verrons. Mais ce qui est bien authentique et sincère, c’est, selon le terme employé par son ami Éric Battista, « l’affection » qu’il a pour ses origines.
Ce serait un contre-sens de chercher à tout prix une hypothétique part d’italianité chez le poète et chanteur, et même un double contre-sens dans le cas de Brassens, qui n’appréciait guère les porteurs de cocardes et qui, n’étant pas une plante, disait-il, n’a pas de racines, mais on peut s’interroger sur les formes que prend cet attachement à ses origines. La question est moins anodine qu’il n’y paraît puisque certains perçoivent dans les musiques de Brassens une évidente influence italienne que d’autres ne mentionnent pas, ou à peine. Au delà de la simple donnée de fait — le monument de la chanson française est issu pour moitié d’une famille d’origine étrangère — on peut s’intéresser aux canaux de passage qu’a suivis chez Brassens cette portion d’altérité ou, en d’autres termes, ce qu’a signifié pour lui être le « fils de l’Italienne ».
La question de l’origine et de quelques stéréotypes
Dans ce processus, Elvira, la maman, qu’on appelle Albine, a une place de choix puisque c’est elle qui fait le lien avec les grands-parents italiens, que Brassens a peu ou pas connus : son grand-père est mort avant sa naissance et sa grand-mère l’année de ses cinq ans. Certains biographes, se citant l’un l’autre, sans doute à la suite d’André Larue, présentent Elvira comme « fille de journalier napolitain ». On a probablement eu accès à quelque document administratif, peut-être les registres du recensement qui désignaient sous cet appellatif de « journalier » toute personne sans activité clairement définie, aussi bien dans le domaine de l’agriculture que de l’industrie ou du bâtiment. Quant à l’épithète « napolitain », elle ne désigne pas uniquement des personnes originaires de la ville de Naples, ni même de sa région, mais plutôt des Italiens du sud de la Péninsule. C’est là sans doute une trace du statut de Naples capitale de royaume jusqu’à l’unification de l’Italie. À Sète, certains continuent aujourd’hui encore de désigner ainsi les Italiens originaires de la Campanie ou plus largement du sud de la péninsule, créant une ambiguïté puisque d’autres, comme Brassens déjà, prennent le terme à la lettre : napolitain = de Naples.
Dans une correspondance avec un généalogiste qui lui transmet le résultat de ses recherches sur l’ascendance française de sa famille, Brassens semble regretter de ne pas en apprendre plus sur le côté italien : « grâce à vous je me prends à penser à ces inconnus auxquels je dois la vie, ce que, je l’avoue, je n’avais pas su faire tout seul. Je ne remontais pas par la pensée au delà de mes grands-parents paternels. Des maternels, des Italiens, on ne sait rien. » Et en effet, du vivant de Brassens, sa moitié italienne et maternelle n’a pas aiguisé les curiosités. Même Alphonse Bonnafé, professeur de Georges au collège de Sète puis ami durant les années parisiennes, à qui on a confié la présentation des chansons de Brassens chez Seghers en 1963, décrit, certes, des parents aimants et unis, mais fait de Brassens un robuste fils et petit-fils de maçon uniquement par la branche paternelle : signe d’autres temps, sans qu’il soit possible de savoir si c’est la femme qu’on occulte ou l’Italienne, sous sa plume, la mère ne transmet rien et ne contribue même pas au physique de « bel athlète » de l’illustre Sétois. De là à voir dans ce silence la marque de l’époque (révolue ?) où les Ritals « c’est petit noir frisé », comme le rappelle François Cavanna, il n’y a qu’un pas.
Maintenant qu’une recherche a été menée aux archives, on en sait plus sur l’origine de la famille maternelle : les grands-parents Michele Dagrosa (D’Agrosa), 1856-1916, et Maria Augustalia (Augusta) Dolce, 1862-1926, sont originaires de Marsico Nuovo en Basilicate, tout au sud de la péninsule, entre le talon (les Pouilles) et la pointe de la botte (la Calabre). Mais le détail intéresse si peu qu’aujourd’hui encore les biographes les mieux informés ne prennent pas la peine de faire les vérifications nécessaires : l’un d’eux indique ainsi que les parents de la petite Elvira étaient nés à Marsico Nuova [sic] pour affirmer une page plus loin que « du côté Dagrosa on est napolitain ». Quant à Jacques Vassal, auteur de la monumentale, et remarquable à plus d’un titre, biographie parue en 2011, il affirme que Marsico Nueve [sic] est dans la Province des Pouilles. Les amis de Georges aussi se trompent, y compris ceux avec qui il partage des origines transalpines, comme Mario Poletti, lequel fait naître Elvira dans les environs de Naples en 1887. C’est sans doute René Fallet qui, dans un article du Canard enchaîné du 29 avril 1953, sans encore rien savoir de Brassens ni même encore le connaître, « tombe » au plus près, en se basant sur sa simple mine : celle d’un « bûcheron calabrais ».
Giuseppe Setaro, s’appuyant sur les documents d’état-civil qu’il a recueillis, donne les renseignements les plus précis : le grand-père Michele était paysan avant son départ pour la France, où il devient journalier mais aussi peintre. Il émigre avec sa femme et sa première fille, Antonetta, sa belle-mère, Mariantonia Matera, en 1880, peut-être 1881. Pour la Basilicate, c’est le début de la Grande Émigration et il est probable que Brassens ait plus de cousins, éloignés à double titre, aux États-Unis et dans les pays de la Plata qu’à Marsico Nuovo. Des six autres enfants de Michele et Maria Augustalia, tous nés à Sète, seules deux filles survivent, Elvira et sa petite sœur Louise Fernande, née en 1898. Pour éviter que ses enfants nés en France « deviennent » des petits Français et sans doute en perspective d’un hypothétique retour, Michele entreprend les démarches pour que ses filles soient enregistrées à l’état-civil dans son village d’origine et « conservent » la nationalité de leurs parents. Bien que la nativité la prît à Sète, Elvira devient ainsi citoyenne italienne par décret du procurateur du roi d’Italie de Potenza le 9 avril 1891. Michele ne renouvelle cependant pas la démarche pour tous ses enfants, notamment pas pour la dernière.
Le petit Georges n’a guère le loisir de fréquenter ses grands-parents italiens, mais les longues marches à pied qu’il effectue pour accompagner sa mère au cimetière qui accueille leur ultime demeure lui laisse un souvenir très vif, qu’il communique, comme beaucoup d’autres, à Éric Battista :
Tous les jeudis après-midi, pendant des années, ma mère m’a conduit sur la tombe de ses parents. C’était le but de notre promenade. Je crois qu’à part le fils du concierge du cimetière, j’ai été l’enfant de Sète qui a le plus fréquenté le cimetière. Je suis un enfant de la dalle.
Pour aller à Ramassis, nous prenions par le haut, par le Château-Vert. Nous passions derrière la caserne puis nous retrouvions la route qui fait le tour de la montagne. Sur le trottoir de terre, je grimpais sur les bancs. J’escaladais les talus qui bordaient les vignes. Je trouvais que ma mère ne marchait pas assez vite. Sur l’étang, on voyait les nacelles immobiles des gratteurs de clovisses et les sapinières venant de Mèze ou de Marseillan.
Sitôt que j’arrivais au champ de repos, assoiffé, j’allais boire à un robinet. L’eau était chaude et avait un goût de terre.
La tombe de mes grands-parents était adossée au mur d’enceinte. L’Italienne enlevait les brindilles de pin, nettoyait la pierre, arrosait les plantes vertes avec ce petit seau que je courais lui remplir. Elle avait le culte des morts. Si je l’ai poursuivi, c’est par fidélité à sa mémoire, parce que je suis un bon fils.
On longe, à travers ce récit, l’étang de Thau sur lequel donne le cimetière du Py, autrement appelé Ramassis (on prononce le –s final « à la sétoise », précise Brassens dans un entretien à la radio) ou cimetière des pauvres, par opposition au cimetière marin, où sont enterrés les autres Sétois illustres, qui, lui, a vue sur la mer et qui est aussi beaucoup plus proche de la ville, comme s’en rendent compte à leurs dépens les touristes mal informés. Pour aller au cimetière des pauvres, il faut passer quasiment de l’autre côté de la « montagne », selon le terme utilisé par les Sétois pour désigner le Mont Saint Clair qui domine la ville, mais on ne longe plus guère de vigne aujourd’hui. L’évocation de ces ballades hebdomadaires a des couleurs très locales, pourtant, comme la Ballade des cimetières parisiens qui pourrait s’en être inspirée, elle a de quoi éveiller les souvenirs d’autres petits-enfants d’Italiens qui ont pratiqué, ailleurs, ces mêmes rites familiaux.
Si Brassens n’a pas connu directement son grand-père, il garde en revanche quelques images très vivaces de sa grand-mère :
C’était ma grand-mère maternelle, Augusta, qui avait la charge de me conduire deux fois par jour à l’école Saint-Vincent. Cette modeste institution catholique se trouve dans un quartier proche du nôtre. J’y ai connu, dès l’âge de trois ans, mes premiers tourments d’école. L’heure fatale venue, au moment de se mettre en route pour l’école, la grand-mère italienne rusait : « Viens, mon petit, allons promener. » Pour me tromper sur notre destination finale, elle empruntait chaque fois un itinéraire différent, en évitant de prendre par le plus court, par le haut, la rue Caraussane : je me raidissais aussitôt. Nous descendions alors la rue de l’Hospice. Ma méfiance s’endormait. De forte corpulence, l’aïeule marchait lentement, me tenant la main. Je portais dans l’autre un petit panier renfermant mon goûter. Nous tournions vers la droite pour prendre la rue d’Issanka, ou plus bas encore, celle de la Révolution. « Mon petit, allons au Château d’eau voir nager les poissons rouges. Tu leur lanceras du pain. » Nous traversions le jardin public pour en sortir à l’opposé, rue du Génie, à deux pas de l’école. C’était justement l’heure où les poissons dormaient et il ne fallait pas les déranger dans leur sommeil : nous passions sans faire de bruit près du bassin. Parfois, nous descendions jusqu’à la rue de la Poste et arrivions près du canal pour voir nager les bateaux... Ces longs et perfides détours aboutissaient inévitablement à la fantastique porte de fer devant laquelle je laissais éclater mon désespoir.
Le souvenir est d’autant plus poignant qu’il est lié à l’école, que Brassens n’a guère appréciée. C’est dans cette institution catholique qu’on l’avait enfermé, tout petit, dans le placard à balais, ce qui pourrait expliquer sa phobie scolaire. L’épisode donne aussi une information sur l’emploi du temps d’Elvira, sans doute trop absorbée par les tâches et travaux à accomplir — elle est repasseuse — pour pouvoir s’occuper elle-même de son fils encore en bas âge. La grand-mère est associée à un autre souvenir de la toute petite enfance de Brassens. Sa mère, pourtant la plus aimante des mères, « frappait fort » et pour échapper aux punitions, la stratégie est assez simple :
Petit enfant, après chacun de mes forfaits, fuyant les rigueurs maternelles, j’allais à toutes jambes chercher refuge chez ma grand-mère italienne. Je frappais à sa porte en criant : « Grand-mère, ouvre-moi. Vite ! On veut me frapper. »[...] Ce qui était un grand bonheur, c’était de vivre là, toute la famille réunie sous le même toit... De partager la même existence, sans jamais nous quitter. Pas un seul jour.
Plus grand, l’enfant continue de donner à sa mère de bonnes raisons de frapper fort, lorsqu’il s’oublie plusieurs heures durant, sans prévenir de l’endroit où il se trouve. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’aux dangers habituels des villes, petites ou grandes, Sète ajoute celui de la noyade, toujours possible dans un des nombreux canaux. Un oncle de Brassens est d’ailleurs mort des suites d’une chute dans le canal. Il se peut donc que cette fermeté et cette tendance à avoir la main leste aient été, plutôt qu’un credo éducatif, le résultat d’inquiétudes parfois fondées, comme lorsque l’élève Brassens se blesse dans la cour de l’école et qu’on le ramène à la maison « la tête entourée d’un torchon de cuisine sanglant ». Cette sévérité maternelle ne semble pas avoir perturbé Georges qui trouve au contraire qu’« elle avait raison : j’étais un enfant gentil, plutôt affectueux, mais excessivement turbulent... je faisais des fugues de plusieurs heures comme ça, sans motif : le spectacle du monde me faisait perdre de vue la maison. Alors, au retour, je dégustais... ça ne m’a pas fait de tort ». Il devait aussi rendre des comptes à sa mère quand il revenait de ses jeux acrobatiques dans les chantiers, « blanc comme un mitron » : « elle me décrassait dans un cuvier de zinc, dans une eau où elle avait fait dissoudre des cristaux de soude : mes premiers sels de bain ! Elle m’étrillait... me décapait. Mes genoux surtout la retenaient, qu’elle trouvait toujours trop noirs. » Bien des mères, quelle que soit leur origine, ont infligé des traitements semblables à leur progéniture et ont fait preuve de la même volonté d’imposer leur autorité, notamment la mère d’Émile Miramont, ami d’enfance de Georges, lequel n’a aucun souvenir de l’« italianité » de madame Brassens mais tient à souligner que sa « propre mère, qui n’a jamais été italienne, entretenait au plus haut degré le même travers » autoritaire.
Elvira Dagrosa, née et ayant grandi à Sète, est tout aussi sétoise que son mari Jean-Louis, également issu d’une immigration, certes moins lointaine : ses parents avaient quitté Castelnaudary, dans l’Aude, pour Sète, également vers 1880. Pourtant, lorsque la figure maternelle devient visible aussi pour les biographes de Brassens, Elvira est plutôt estampillée comme italienne, voire napolitaine comme on l’a dit, sans doute parce que Brassens lui-même la désignait comme « l’Italienne », ce qu’elle était au moins à sa naissance ; ce surnom est peut-être aussi une trace, prise à contrepied par le fils, de remarques xénophobes que les Italiens et les enfants d’Italiens pouvaient entendre, à Sète et ailleurs. Certaines biographies parmi les plus récentes jugent préférable de souligner l’« origine » italienne de la mère de Brassens, mais quel que soit l’appellatif employé, il s’accompagne souvent des clichés habituels. On aime ainsi à dire qu’Elvira porte, en « bonne Napolitaine, la religion comme une seconde nature » et qu’elle chante, comme les autres membres de la colonie italienne, « du matin au soir, et du soir au matin »... Brassens entretient d’ailleurs les stéréotypes : à son ami Éric Battista, il parle volontiers de sa « mère italienne, qui compte double ! ». Mais des anecdotes familiales qu’il raconte, il ressort, au delà des images toutes faites, le portrait d’une femme au caractère bien trempé, au tempérament inquiet envers ceux qu’elle aime, surtout pour leur intégrité physique et celle de leurs pantalons, obsédée par la propreté, soucieuse de sa bonne réputation, à qui il n’est finalement pas si difficile de faire plaisir :
L’Italienne avait les idées d’un autre temps. Elle aurait aimé composer pour son fils un trousseau de linge de mariage : des draps, des serviettes, des nappes, des taies d’oreiller... Avec, bien sûr, brodées, mes initiales. Un jour, elle m’a proposé de marquer d’un G deux douzaines de mouchoirs blancs. Je trouvais la chose si absurde que je m’étais mis en colère. Pourtant, il m’aurait été facile de lui concéder ce plaisir... En brodant ces chiffons, elle aurait eu un moment l’illusion d’avoir un enfant comme tous les autres.
Elvira est aussi ambitieuse et inquiète pour les études et la vie professionnelle de son fils, même après l’explosion du succès puisqu’à ses yeux il aurait fallu être médecin, avocat, employé : « Ma réussite d’artiste n’a jamais calmé son inquiétude : aurai-je une retraite ? La vigilante Italienne avait ses raisons. Elle s’y connaissait en misères. » Ces misères et les malheurs qu’elle a connus, par exemple celui de devenir veuve de guerre avec un enfant en bas-âge, Simone, la demi-sœur de Georges, peuvent expliquer là encore certaines attitudes et appréhensions, heureusement compensées par la sérénité du père : « Il était à l’opposé de ma mère que minait une perpétuelle inquiétude. “Marche toujours ! Quand nous n’aurons plus rien, nous irons à l’hospice. D’autres que nous y sont allés...” L’Italienne serait morte en route, de honte et de déshonneur. »
C’est sans doute aussi pour lui éviter la honte que Georges « corrige », avec l’aide de sa grande sœur, ses bulletins scolaires en restant « dans les limites du vraisemblable : l’Italienne était loin d’être naïve et crédule. Nous souhaitions seulement pour elle — et pour moi — une vérité moins rude ». Quant au souhait de Georges de suivre des cours au conservatoire, il n’est pas exaucé, comme il le dit dans un entretien radiophonique en 1979 :
Ma mère n’a pas voulu que j’apprenne la musique parce que quand elle a vu que j’avais cette espèce de passion, qui ressemblait finalement à une vocation, elle a eu peur de me voir devenir musicien. Or les musiciens, en ce temps-là, les cinémas muets ayant plié boutique, les brasseries ayant viré les musiciens, la plupart des musiciens, des excellents musiciens d’ailleurs, allaient dans les rues faire ce qu’on appelle la manche aujourd’hui. Enfin, ils se mettaient sur une place avec deux-trois instruments et puis ils tendaient la main. Alors ma mère ne voulait pas du tout voir son fils devenir musicien. À cette époque-là, les débouchés en province ne semblaient pas nombreux pour un musicien, il n’y en n’avait pas.
Et pour Simone, qui est recalée au certificat d’études, Elvira invente la pire des punitions, la fin des leçons de piano : « Adieu l’instrument ! Et l’Italienne, qui adorait la musique, fut certainement encore plus punie ».
Le goût de l’Italie en musique
Malgré ces interdictions qui ont privé les enfants de l’Italienne d’une formation musicale classique, toute la famille chante. On fait marcher le phonographe, on va au théâtre, on écoute les chanteurs des rues qui vendent les « petits formats » et à Sète, il y a le kiosque à musique sur l’esplanade. En visite à Paris en 1937, Brassens se rend au Châtelet où il entend, peut-être, Reda Caire et se souvient très bien d’avoir vu l’orchestre de Ray Ventura. C’est aussi l’explosion de la radio et la liste des interprètes devient impossible à dresser. Contentons-nous de citer les deux « monstres », Tino Rossi et Charles Trénet. Il y a encore le cinéma où le jeune Brassens voit toute sorte de films, parmi lesquels les comédies musicales américaines et les premiers films parlants français qui, « à ce moment-là, chantaient surtout », précise-t-il. Il y a enfin, et surtout, le jazz qui le conditionne et qu’il pratique dès son adolescence puisqu’il fait partie d’un orchestre où il tient la batterie. Après une première expérience catastrophique, le groupe se produit dans un café, sur la montagne à Sète : « Sicilien noiraud, la Titoungue, maître de ces lieux, avait bricolé lui-même cet estaminet avec des planches ramassées sur la plage au bon gré des tempêtes. Mafioso des garrigues, il nous donna notre seconde chance » pour un « sandwiche », dix francs et limonade à volonté, raconte Émile Miramont, autre membre du groupe. Le jazz est la musique préférée de Georges et l’influence est profonde : « la manière de chanter de Brassens est souvent comparable à celle des chanteurs de blues, notamment par sa mise en place et sa façon d’attaquer un peu en retard sur l’accompagnement, si caractéristique dans La chasse aux papillons. La netteté du style de Brassens et la fraîcheur de son expression l’apparentent d’ailleurs aux chanteurs folkloriques noirs en ce qui concerne la teneur même de ses chansons ». Ces propos de Boris Vian sont fréquemment cités, y compris, semble-t-il, par Brassens lui-même qui reprend à son compte cette comparaison avec les chanteurs noirs dans l’entretien radiophonique de 1979.
Le rythme du vers français et la chanson folklorique française occupent aussi une place de choix :
« Ô rage, o désespoir, ô vieillesse ennemie », le vers français est en 6/8. Ma musique favorite, finalement, c’est le 6/8. Mais j’aime beaucoup le fox. J’aime le fox et le 6/8. Un-deux-trois, un-deux-trois, ta-la-la ta-la-la ta-la-la ta-la... C’est en 6/8 que sont faites la plupart des chansons françaises. [...] La plupart des chansons dites folkloriques sont en 6/8. Ta-la-la... Il fredonne l’air de Brave marin revient de guerre et chante la première strophe de Perrine était servante. C’est le rythme français par excellence, ça, et c’est aussi le rythme du vers français.
La marche, l’autre rythme qu’il « affectionne en dehors du 6/8 », n’est pas en reste. Toujours dans le même entretien, il chante ou fredonne toutes sortes de marches : Auprès de ma blonde, Zimmerwald (dont il chante par cœur le dernier couplet : « La parole de Lénine / De Liebknecht et de Rosa / Retentit dans les champs, les casernes, les usines, / L’ennemi est dans notre pays. / Si la guerre éclate, le bourgeois à abattre / Sera écrasé par Zimmerwald »). Il s’amuse à varier les rythmes et fredonne une Marseillaise jazzy pour prouver qu’« on fait ce qu’on veut avec de la musique, bien sûr ». De ses propres chansons, il prend l’exemple de La Mauvaise réputation, qui est « une espèce de marche ». « Vous voyez, tout ça, ce sont des marches. J’aime beaucoup les marches, si vous voulez. Voilà. Et c’est pour ça que dans mes chansons, il y a ça : tam-tam tam-tam... C’est le fox-trot, c’est le one-step, c’est la marche ! C’est la marche doublée. »
L’influence est donc multiple, comme il le dit lui-même, par exemple à André Sève : « J’ai énormément écouté. Tous les rythmes. On peut danser sans aller au bal. La musique de danses est entrée en moi et je la ressors, sans penser une minute que j’écris une danse. » « Le rythme, j’y tiens beaucoup. » C’est d’ailleurs la base de sa façon de composer, comme il l’explique à son ami Louis Nucera : « Je suis sensible avant tout au rythme. Je rumine, je martèle, je scande les vers en grattant ma guitare, un peu comme les mômes récitent une récitation. » On en a une illustration vivante dans l’enregistrement, que Mario Poletti a rendu public en ajoutant un CD à un de ses livres de souvenirs, d’une séance où Georges Brassens travaille à la musique des Copains d’abord. En témoignent également les souvenirs d’enfance de son cousin Georges qui, comme un « petit frère », partage sa chambre aux mois d’été et l’entend composer ses premières chansons en tapant le rythme sur le coin de la table.
Dans l’entretien radiophonique de 1979, Brassens revient à plusieurs reprises sur la question des rythmes, sans jamais faire le lien avec une autre influence qu’il a pourtant évoquée quelques instants plus tôt, celle des chansons italiennes que lui chantait sa mère :
Elle chantait d’abord des chansons italiennes, elle était napolitaine, ma mère. J’avais en plus ce répertoire, des chansons italiennes. Et puis elle chantait les chansons qui étaient à la mode à cette époque-là, les chansons qui avaient été à la mode du temps que sa mère avait vingt ans. [...] Ma culture se tient là-dedans : dans toutes les chansons qu’on chantait depuis 1900 parce qu’à cette époque-là, il n’y avait pas cette grande querelle entre les générations et ma mère chantait les chansons de sa grand-mère ou de son grand-père, les chansons de sa mère, elle chantait les chansons de son époque. [...] Le phonographe était extrêmement plus répandu qu’on ne le pense aujourd’hui, il y avait des phonographes à peu près partout. [...] Et en ce temps-là tout le monde chantait. [...] La chanson était l’art populaire par excellence en ce temps-là.
Il n’est pas aisé d’interrompre le flux de paroles enthousiastes de Brassens qui s’exprime sur un ton enjoué et volontiers taquin sur tous ces sujets et le « questionneur » n’a pas le réflexe de lui demander le titre de ces chansons italiennes entendues dans son enfance, ni d’en fredonner l’air. Brassens ne donne pas plus de précisions à son ami Battista qui l’a entendu prononcer des propos semblables : « Je m’en suis tenu à cet obstiné et obsédant martèlement : une réminiscence de la chanson populaire italienne ». Personne ne semble avoir songé, de son vivant, à lui poser des questions plus directes et beaucoup, Maxime Le Forestier, par exemple, ou Joël Favreau, disent à sa suite que ses musiques sont « teintées par l’Italie que lui chantait sa mère ». On en est donc réduit à des conjectures.
Quelle Italie pouvait chanter la mère de Brassens, née italienne mais sétoise de toujours ? La question nous conduit ainsi à un sujet bien plus vaste : quelles chansons « italiennes » chantait-on dans les familles italiennes à Sète ? L’appel est lancé aux Sétois qui auraient conservé en mémoire quelques titres ou quelques airs à fredonner : que chantaient donc « du matin au soir et du soir au matin tous ces Napolitains » ? Si l’on s’en tient aux propos de Brassens, les seules chansons italiennes qu’il ait jamais citées, sont, on l’a vu plus haut, Santa Lucia et O Sole mio, ce qui amène à penser que, sur le phonographe de la famille Brassens, aurait pu tourner un disque qu’on trouve encore dans les familles d’origine italienne dans les années cinquante et soixante du XXe siècle : une sélection de chansons napolitaines, peut-être par Enrico Caruso, qui a chanté les deux titres cités par Brassens et bien d’autres encore, pendant sa longue carrière de vedette internationale, et qui a parfaitement tiré profit du support phonographique puisque ses enregistrements, y compris ceux des « chansons napolitaines », circulent encore largement aujourd’hui.
Mais les grands-parents italiens et l’arrière-grand-mère auraient pu tout aussi bien emporter avec eux, dans leur « bagage », des chansons et les transmettre à leur descendance. À ce propos, Giuseppe Setaro émet une hypothèse intéressante, qui ne s’appuie pas sur un témoignage direct de Brassens, mais n’en est pas moins plausible : les racines de sa musique pourraient plonger « dans la mémoire génético-musicale de ses ancêtres maternels ». Étant lui-même originaire de la Basilicate, Setaro imagine Brassens enfant sautant sur les genoux de sa grand-mère et de sa mère au son des chansons du village natal, image à laquelle on pourrait ajouter celle des berceuses qu’on a pu lui chanter pour l’endormir, lui l’enfant turbulent. C’est sur la tarentelle que Setaro se penche plus particulièrement, proposant une liste des chansons que Brassens a choisi de mettre en musique sur ce rythme et soulignant, à juste titre, qu’il ne s’agit pas d’un rythme autochtone français. Il apporte aussi une distinction : la tarentelle qu’auraient pu chanter les grands-parents maternels et que leurs filles auraient pu apprendre, n’était pas une tarentelle napolitaine, policée par les influences de la musique savante, dont Naples a été une capitale, mais une tarentelle rustique, plus « primitive », comme on peut l’entendre aujourd’hui encore en Basilicate, car moins soumise aux influences. Il cite plusieurs enregistrements où Brassens interprète en privé, et donc de façon plus libre et spontanée, La Femme d’Hector et Le chapeau de Mireille », une chanson que Brassens a composée pour Marcel Amont, ou encore Brave Margot et La file indienne, chantées en groupe lors d’une soirée entre amis en Belgique : Brassens, insatisfait du résultat, s’interrompt, proteste, reprend, proteste encore et montre l’exemple avec sa guitare, « en un rythme marqué et sautillant, qui est le rythme de la tarentelle », dans laquelle Setaro reconnaît une tarentelle rustique. Car il faut savoir les reconnaître ces tarentelles, nous dit Setaro, et il semblerait que même chez les musiciens il y ait une part de subjectivité : parmi les exemples que l’on trouve parfois pour illustrer l’influence italienne chez Brassens figure Gastibelza, selon Joël Favreau, qui pour Setaro serait plutôt une gigue, encore une danse rapide, mais française celle-là. On a vu que Georges Brassens fait de la Mauvaise réputation une marche doublée et insiste sur l’influence du jazz, du fox-trot plus exactement, alors que Setaro juge quant à lui que le tempo le plus adapté pour cette chanson est celui de la tarentelle. Il est donc possible que la subjectivité intervienne, surtout sur de si courts extraits, dans la perception de la tarentelle rustique, voire de la tarentelle tout court. Cette tarentelle de Basilicate, nous dit Setaro, se caractérise aussi par une quasi absence de mélodie. Or chez Brassens, la mélodie qui s’ajoute au rythme, tout en apparaissant simple et anodine, est pour beaucoup dans l’alchimie de ses chansons. C’est ce qu’il s’efforce d’expliquer à longueur d’entretiens et encore en 1979 : « J’entends dire par-ci par-là que mes musiques sont monotones, que je fais toujours la même musique, poum-poum-poum hein... la pompe, c’est la pompe qui leur donne cette impression. Ce n’est pas vrai du tout, enfin ça n’a pas d’importance, ça ne me gêne pas du tout. » Tout de même, pour mieux convaincre, il lui arrive fréquemment de changer certaines de ses mélodies les plus connues pour persuader ses interlocuteurs de leur importance et de leur pertinence, par exemple celle du Gorille, dont Giuseppe Setaro dit qu’il est « l’exemple le plus accompli de ce type de tarentelle » rustique, caractérisée par « un rythme monotone et martelant » et presque dépourvu de mélodie. Il faut noter pourtant que Le Gorille possède ce refrain en vocalise, « Gare au Goriiiiille », qui pourrait rappeler celui de certaines tarentelles napolitaines « savantes », influencées par le mélodrame, qu’on chante à gorge déployée, funiculì funiculàààààà.
À cette question de l’influence de la tarentelle sur les rythmes de ses chansons, Brassens aurait pu répondre ce qu’il a répondu dans un autre contexte : « On donne le rythme qu’on veut. Vous prenez n’importe laquelle de mes chansons, vous pouvez en faire une valse, vous pouvez en faire un fox, vous pouvez en faire un tango, vous pouvez en faire ce que vous voulez. » Et si on lui avait demandé si c’est plutôt la tarentelle rustique et primitive de Basilicate que la tarentelle légère et brillante napolitaine qu’il fallait reconnaître derrière ses mélodies, il n’aurait pas pu remonter à sa mémoire de tout petit enfant, mais il est probable qu’il se serait remémoré d’autres chansons entendues à l’âge où le « feu » le gagne et où sa mère s’inquiète de son désir de devenir musicien. On a beaucoup oublié et méprisé Tino Rossi, mais Brassens lui a toujours voué de l’admiration. C’est bien perceptible dans son regard quand, à Noël 1977, il chante avec Tino, en duo, Santa Lucia, avec un plaisir jubilatoire. Il est sous le charme : « Tino, c’est un enchanteur, quand il chante il enchante », dit-il à Battista. Là encore, il est aisé d’imaginer Brassens partageant cette admiration avec sa mère et sa sœur et avec des millions de gens à l’époque. Quand Brassens est tout jeune adolescent, Vieni vieni vieni (1934) est un succès planétaire et sur cette lancée, Tino Rossi, Rudolph Valentino à la française, est propulsé vers une carrière cinématographique. Un des films dans lesquels il joue se passe à Naples, un Naples de pacotille qui sert de décor à un roman d’Auguste Bailly, Naples au baiser de feu (1924), transposé au cinéma en 1937. C’est un « film qui chante », selon les mots de Brassens à propos du cinéma de sa jeunesse, et il est probable qu’un jeune homme de l’époque allant beaucoup au cinéma ait vu Naples au baiser de feu, peut-être en famille, et ait chanté les nombreuses chansons du film. Le carnet où Elvira recopiait les paroles des chansons qu’elle aimait chanter contenait peut-être celles de Naples au baiser de feu, mises en musique par Vincent Scotto. Même sans avoir la mémoire phénoménale de Georges pour les paroles et les mélodies, ceux qui partagent l’expérience d’avoir eu une grand-mère fan de Tino Rossi pourront témoigner du caractère entêtant de ces ritournelles : la Tarentelle au baiser de feu est de ces mélodies qu’on garde en tête et sur les lèvres au moment de s’endormir et qu’on retrouve le matin au réveil. Vincent Scotto, compositeur marseillais dont les parents sont originaires de l’île de Procida, dans la baie de Naples, a en commun avec Brassens une passion sans frein pour la musique et l’absence de véritable formation musicale classique. Au moment où il compose la musique du film, il fait déjà la pluie et le beau temps dans la chanson française depuis plusieurs décennies et a déjà écrit des milliers de mélodies, mais pas encore, semble-t-il, de tarentelle. L’idée lui vient peut-être de la nécessité d’être fidèle au roman, notamment à cette phrase qui semble donner le ton à la bande sonore du film : « Sur les trottoirs, au bas des grands hôtels, les chanteurs, traînant leurs espadrilles, grattant des mandolines et lançant leurs notes, achevaient de tracer, pour un peuple d’étrangers, l’image d’une Naples de légende. » La tarentelle de Naples au baiser de feu pourrait avoir lancé une mode car elle n’est pas la seule en vogue à l’époque : bien qu’il cite surtout des interprètes masculins, Brassens aurait bien pu entendre aussi Rina Ketty et la Tarentelle en vendanges qu’elle chante en 1937, une année avant son succès mondial J’attendrai/Tornerai et deux ans avant Sombreros et mantilles, où l’exotisme espagnol (andalou) qu’on exploite alors l’emporte sur l’exotisme napolitain. Notons que Rina Ketty n’était pas plus napolitaine qu’andalouse, puisqu’elle avait émigré de Sarzana (Ligurie) pour rejoindre ses tantes à Paris au début des années trente.
La question de la tarentelle nous entraîne loin et il faudrait étudier le goût « italien » dans la chanson française des années trente, qui est forcément passé par l’oreille de Georges Brassens, en même temps que bien d’autres goûts exotiques car l’époque se caractérise par une « ouverture à des styles musicaux étrangers, emprunts qui, immigration, disques, radio et tournées internationales aidant, vont faire florès dès les décennies vingt et trente : tango, pasodoble, biguine, cabaret berlinois, mélopées russes et tziganes, danses italiennes », nous dit L’Encyclopédie de la chanson française parue chez Hors collection. Cette liste comprend aussi, bien sûr, le jazz. À ce goût « italien » a notamment contribué Tino Rossi, à qui on ne peut reprocher de n’être pas italien mais corse, l’« authenticité » n’étant de toute façon pas le but recherché. Sa voix lui permet de marcher sur les pas des plus grands ténors, d’Enrico Caruso notamment, et d’enregistrer à son tour des chansons napolitaines qui ont pu tourner sur le phonographe de la famille Brassens : O Sole mio et Santa Lucia encore, et aussi Core ingrato que Tino interprète dans Naples au baiser de feu. Son répertoire comporte d’autres tarentelles, moins connues aujourd’hui que celle du film. Il faut un certain courage pour parcourir toute la discographie du chanteur corse, mais on trouvera, au hasard de l’écoute, d’autres tarentelles, peut-être Bambinella et «Reginella (campagnola) (qui n’est pas de Scotto) ; mais, attention, Fiorella est un tango. Quant à Giovinella, la question est en suspens. Tino Rossi n’a pas suivi les traces de Caruso jusqu’à interpréter la « savante » Tarentella napolitana de Gioacchino Rossini, à laquelle Charles Trénet, autre idole de Brassens, fait un clin d’œil dans une de ses chansons, peu connues, La tarentelle de Caruso, en 1966. On est encore un peu dans l’exotisme puisque l’histoire se passe à Venise, « dans la folie du Corso / et aussi de la tarentelle / que chantait le grand Caruso », mais un exotisme moins grossier que celui des Trois bandits de Napoli, une tarentelle, certes un peu « molle », enregistrée en 1953 par Annie Cordy, qui concentre, dans les paroles et la musique, tous les stéréotypes sur les Italiens. Enfin, comment ne pas penser à la danse, danse d’Yves Duteil en 1977, par laquelle la chanson française pourrait avoir définitivement adopté le rythme non autochtone de la tarentelle.
Avec ses mélodies sautillantes, au carrefour de nombreuses influences, Brassens était ainsi finalement dans l’air du temps et pourrait avoir contribué à « désexotiser » cette danse italienne qu’il aurait même, selon Setaro, réimportée en Italie. En effet, minimisant peut-être d’autres influences pourtant reconnues, comme celle de Domenico Modugno, Setaro cite trois chansons de Fabrizio De André, Bocca di Rosa, Il testamento et Don Raffaè qu’il définit comme des tarentelles à la Brassens, et donc « rustiques », et non des tarentelles napolitaines.
Au final, malgré cette présence insistante du rythme de la tarentelle dans ses chansons et malgré les différentes appréciations qu’on peut en avoir, il est fort probable que Brassens ne désigne toutefois par « chansons italiennes » ou « chansons napolitaines », transmises par le canal familial, que les « classiques » qui ont fait le tour du monde. Les chansons populaires qu’il dit avoir entendues dans son enfance pourraient donc bien venir plutôt de ce répertoire-là, partout accessible, popularisé aussi par des chanteurs lyriques comme Caruso, dont les enregistrements étaient très en vogue et par conséquent populaires, au sens où Brassens emploie le mot, puis par des vedettes comme Tino Rossi. Certes, dans les familles originaires d’Italie, pas seulement dans celle de Brassens, on est forcément plus sensible à ce type de répertoire. D’autres enfants d’Italiens pourront le confirmer et rafraîchir leurs souvenirs. Et lorsqu’il s’agit pour Brassens de chanter en italien un duo avec Tino Rossi sur un plateau de télévision, c’est Santa Lucia qu’on met au programme, un air qu’il chantait aussi en privé, disent ses intimes.
C’est bien la seule chanson qu’il ait jamais interprétée en italien. S’il en a chanté plusieurs des siennes dans leur version espagnole, il n’a jamais chanté les traductions italiennes, bien qu’il ait connu au moins deux de ses traducteurs (et sans doute aussi les interprétations de Gigliola Cinquetti) et reconnu leurs mérites : Nanni Svampa (qui a traduit surtout en milanais), rencontré à Paris en 1973 et Beppe Chierici, que Brassens remercie de ses traductions, « les meilleures et les plus fidèles que l’on m’ait faites dans cette belle langue italienne ». Il est peu probable qu’il ait connu Fabrizio De André et encore moins Fausto Amodei, le premier à s’être lancé dès la fin des années cinquante dans l’aventure brassénienne, en italien et en piémontais.
La musique de l’italien... et les paroles
Ce jugement sur les traductions, s’il est bien de Brassens lui-même, pourrait laisser entendre qu’il comprenait l’italien écrit, au moins de façon globale, certainement pas pour juger de la qualité poétique. Il est plus probable qu’il ait simplement voulu être gentil. Mais il ne parlait pas l’italien, comme en témoigne Nanni Svampa qui s’en étonne d’ailleurs, persuadé lui aussi que la mère de Brassens était napolitaine et que son rejeton était donc forcément italophone. Comme beaucoup d’enfants (ou petits-enfants) d’Italiens qui ne s’autorisent pas, par véritable ignorance ou très souvent par pudeur, à parler la langue des ancêtres, Brassens en connaissait sûrement la musique et, c’est sûr, quelques bribes. Il a même eu des velléités de l’apprendre, comme le raconte Mario Poletti : « Parfois sans raison aucune, Georges me lançait et relançait cette phrase d’italien : “Stai attento la piccola è molto fragile !” C’est bien plus tard, en consultant la méthode Assimil d’italien, que j’ai découvert que c’était la première phrase de ce livre. » Mais il semblerait que le chanteur ait eu ce genre de velléité linguistique aussi pour le latin, afin de lire Ovide dans le texte, et pour le breton. Il ne savait pas non plus l’occitan, mais avait sans doute la même affection pour sa moitié méridionale que pour sa moitié italienne. Sa mimique sur une photo de 1978 et les petits mots écrits sur une pancarte qu’il tient au bout d’un bâton, comme prêt à partir pour la prochaine manif, ou qu’il colle sur sa maison de Lézardrieux en Bretagne en disent long à ce sujet : « Vous êtes en une enclave. Occitanie sinistrée. » « Vous ne prendrez pas toujours les occitans pour des cons... Volen viure ! » Le patois avait déjà été délaissé par son grand-père paternel, arrivé à Sète de Castelnaudary, dont Brassens semble avoir hérité, en même temps que de son Bescherelle, de son amour immodéré pour la langue française. Il lui reste les inflexions méridionales qu’il conserve même après le beau jour, ô gué, où il débarque dans la capitale ; mais elles sont si légères qu’il arrive que certains, à l’oreille non entraînée, ne les perçoivent pas (ne donnons pas ici le nom de ce malentendant). Même l’ami Gibraltar n’y a pas été sensible au début de leur amitié car Brassens s’attache sûrement, comme le fera aussi Yves Montand, à se départir de ce qui le caractérise comme méridional (marseillais dans le cas de Montand). Brassens sait jouer avec les accents : dans l’émission qu’il enregistre pour une radio montpelliéraine en 1980, ses inflexions sont nettement plus prononcées, alors qu’il est à quatre pas de sa maison ; et quand il enregistre pour le disque Les chansons de sa jeunesse, au profit de l’association Perceneige de Lino Ventura, un couplet et le refrain d’Une partie de pétaaanque, il s’amuse clairement à reproduire le parler de Marseille.
Car Brassens adorait les blagues. Ses amis d’enfance Victor Laville et Émile Miramont rapportent tous deux une histoire qu’il répétait à l’envi, « qui consiste à imiter (avec l’accent) une matrone invectivant son rejeton : Et né t’amouse pas avec les pétit’ des gouap’s ! Amouse-toi avec des pétit’ Franchèses comme toi ! ». La matrone est napolitaine, bien sûr. C’est le même humour qui anime une chanson que rapporte encore Émile Miramont, pour l’avoir entendue chanter par Brassens au temps de leur jeunesse à Paris :
Je viens sous ta fenestriné
Chanter pour la dernièré fois
Car j’ai compris Messaliné
Qué tou te foutais dé moi
La la la la lallallala
L’autre jour, la chose est clairé,
Tou m’a envoyé ton chien
Il m’a mordu lé derrièré
Ça c’est quéqu’ chos’ que je crains.
Mon caleçon est déchiré
J’ai plous rien à te cacher
Pourquoi es-tou rebellé
Ma Caroliné bellé
Pourquoi donc es-tou si cruellé ?
Le passage est d’autant plus amusant que Miramont croit entendre dans ces paroles françaises grossièrement italianisées avec des ou et des é qui remplacent les u et les eu, un « sabir, celui que fabriquaient, avec une bonne volonté touchante, les premiers émigrants italiens, soucieux de s’intégrer au plus vite par la langue ». C’est sans doute le signe que Brassens imitait à la perfection l’accent italien. Miramont cite aussi de mémoire cette « turlupinade » qu’il pense piochée dans le « folklore italien transmis par la famille », que Brassens chantait en dansant :
Il général Cadorna mangea de bonné bifteck
Y le pauvré soldat il mangea des castagna sec
La tchin boum boum (2x)
Miramont ne sait pas l’italien et transcrit à la française les mots transparents, mais il transmet presque intact un couplet de cette chanson des soldats de la première guerre mondiale, Il general Cadorna si mangia le bistecche / ai poveri soldati ci dà castagne secche (Le général Cadorna mange des bifteck et ne donne que des châtaignes aux pauvres soldats), qui a dû parvenir à Brassens par contact avec une immigration italienne à Sète plus tardive que celle de ses grands-parents, arrivés plusieurs décennies avant la Première guerre. C’est le signe que Brassens connaît bien le milieu « italien » qu’il est difficile de ne pas côtoyer à Sète ; à un ami belge il recommande en ces termes la lecture du roman de François Cavanna paru en 1979, Les Ritals :
Lis-le, toutes affaires cessantes. C’est un bouquin formidable. Non seulement il est bien écrit, mais il est admirablement bien senti. Cavanna met en scène les Italiens avec une authenticité, une truculence sans pareille. Leur mentalité, leurs habitudes, tout est juste. Jusqu’à leur accent. À Sète, il y avait beaucoup d’Italiens dans ma rue. Eh bien ! en lisant les Ritals, je me serais cru là-bas.
Par cette fréquentation du milieu italien immigré de Sète, notamment quand il se rendait à l’épicerie de sa tante, près du port, et surtout par contact avec sa grand-mère maternelle, l’oreille du chanteur pourrait aussi s’être « faite » aux dialectes plutôt qu’à l’italien. Quelle langue lui parlait sa grand-mère en le conduisant à l’école tout en lui promettant d’aller admirer les bateaux et les poissons ? Sans doute le dialecte de son village, d’autant plus qu’elle savait mal le français ; Robert Barrès, un ami d’enfance chez qui la grand-mère venait faire le ménage, le confirme. De ce dialecte, il pourrait bien rester une trace dans la façon dont Brassens parle du Christ comme du « crociato » et dans l’italien qu’il emploie, « aussi rude que rudimentaire » nous dit Éric Battista, pour raconter « avec un air de jubilation », « cette édifiante histoire », reproduite ici telle quelle :
Un pénitent calabrais se rend à confesse. À genoux dans la sainte guérite, au travers de la petite fenêtre grillée, il fait son peccavi :
– Padre, martedi ho fato una cosa cattiva con la sposa mia...
– Che cosa, figlio mio?
– Padre, ho fato sessantanove...
– Sessantanove? Peccato mortale ! PECCATO MORTALE ! PECCATO MORTALE ! ...Ma che bella combinazione !
Le mot lui plaît tellement qu’il s’en délecte. Dix fois dans la journée il le répète en éclatant de rire : Che bella combinazione !
Certes, le bon goût n’est pas au rendez-vous et il n’est guère plus élégant, de la part de Brassens, de traiter Battista de « cornuto » parce que sa chatte se laisse caresser par un autre, lui-même en l’occurrence, tandis que Battista est endormi, mais la réputation de pornographe du phonographe doit bien venir de quelque part. Battista rapporte encore l’emploi, plus étonnant, d’« urlatore », à propos de Brel, un appellatif qui désigne dans les années soixante du XXe siècle des chanteurs comme Celentano et qui, à l’époque yé-yé, avait peut-être franchi les Alpes pour arriver jusqu’à Brassens.
On rencontre aussi des mots italiens dans les chansons. Ne nous hasardons pas à dresser une liste, le « bon maître » aurait trouvé l’idée stupide. Ne dit-il pas à André Sève, qui avait relevé les noms de fleurs qu’on trouve dans ses chansons, que cette liste, « c’est de la recherche idiote. Je mets des fleurs parce que ça fait joli dans une chanson mais si tu t’imagines qu’elles m’intéressent, regarde autour de toi, sur la table, sur ma fenêtre, il n’y en a pas ». De plus, les listes, sont toujours incomplètes, voire discutables et fausses. Faudrait-il y mettre ces mots italiens dont l’origine étrangère n’est plus perçue, comme balourd, bravache, bastion, barbon, même fiasco, ou seulement ceux dont l’origine italienne est encore visible, comme lazzi, baste ou basta, mercanti, mais dans lesquels il faut voir plutôt une influence de Victor Hugo ou Alfred de Musset qu’un « goût » italien. On est tout de même interpellé par le « rouler presto » de Montélimar, mais presto, comme in petto, appartient au langage de la musique et, en l’occurrence, est bien commode pour la rime avec « auto ». Bien qu’il s’agisse d’une chanson posthume, et donc peut-être « complétée » par Jean Bertola, il faut noter que Tant qu’il y aura des Pyrénées contient un curieux chi lo sa ? Mais il est question, dans cette chanson, de Mussolini et de macaroni : l’emploi des termes italiens se justifie donc sur le plan narratif, comme l’emploi de l’anglais et l’allemand dans Mes deux oncles. Quant à Vendetta, le terme est utilisé dans un contexte corse.
Il y a aussi des traces de l’italien dans les autres écrits. Les Œuvres complètes recensent ainsi les préfaces que Brassens a rédigées pour des artistes, qu’il remercie, félicite, encourage. Le mot « bravo » y est donc fréquent mais il faut remarquer que, s’il est la plupart du temps employé banalement à la française, lorsqu’il s’agit de féliciter Beppe Chierici, tout en utilisant, pour le démentir, le fameux adage traduttore traditore, Brassens écrit : « Je dis “Bravo” ». Et il nous semble l’entendre le dire vraiment, prononcé à l’italienne : Braaavo ! C’est la même musique qu’on entend (ou croit entendre) lorsqu’il écrit à Adamo : « Bravo, mon cher Salvatore, et même bravissimo ! ». Braviiissimo. Quant à son roman, La Tour des miracles, s’il contient, comme les chansons, lazzi et mercantis, y figurent aussi camorra et pupazzo, ce dernier mot au singulier ou dans l’expression « pupazzi de pacotille ». Sans que le roman ne propose de véritable définition du mot, on comprend que camorra (nom de la mafia napolitaine) est employé pour désigner la communauté, sorte d’abbaye de Thélème sise au sommet de la butte Montmartre, dans une tour des miracles, qui donne son titre au roman, écrit à l’époque où Brassens croyait peut-être encore qu’un pluriel était possible et qu’en bande on pouvait suivre ses « lubies de toutes sortes ». Les pupazzi (marionnettes, pantins) sont quant à eux tous les ennemis de cette bande, les « jobastres sans grade », les fâcheux, les créatures d’humeur chagrine, les faces à fesses ou gibiers de croupe charnue, autant de gens qui voient de travers, en somme. Camorra et pupazzo sont tous deux encore recensés dans le Nouveau petit Larousse illustré de 1954 et sont donc bien arrivés par le biais du français à Brassens, qui certes ne les choisit pas par hasard. Cela fait joli, comme il n’aurait pas manqué de dire, mais il faut bien remarquer que camorra évoque Naples et que, même si le mot est pris à rebours car la bande est certes délurée et loufoque (les termes sont faibles) mais pas délinquante, il renforce surtout l’affirmation de la marginalité. Être napolitain, après tout, c’est bien être mal vu et donc être en marge, ce que Brassens sera, d’une façon ou d’une autre, toute sa vie, au moins dès sa jeunesse où suite à l’affaire des quatre bacheliers, il est mis au ban de la société et voit sa mère souffrir des remarques que ne manquent pas de lui faire les pupazzi bien-pensants.
Ces mots italiens employés çà et là pourraient bien aussi être la marque de cette affection pour l’Italie de ses origines, qui ne l’a pas poussé pour autant à manifester une curiosité particulière pour le pays lui-même. Notons toutefois qu’au début de son succès, en 1958, Brassens participe à quelques concerts organisés dans la péninsule, dont l’un à Rome, au théâtre Quirino, et qu’il passe à la RAI. C’est d’ailleurs, mis à part le concert à Cardiff en 1973, sa seule escapade en pays non-francophone : les tournées se font en France, en Belgique et en Suisse, au Canada et en Afrique du nord. Mais la tournée italienne n’est pas un franc succès et ce n’est pas par ce biais que Brassens se fait connaître en Italie, d’autant plus que les Italiens, même ceux qui parlent très bien le français, Setaro par exemple, ont, comme tous les étrangers, des difficultés à entendre tout de suite la langue de Brassens qui n’est pas directement accessible.
Chez Brassens, il n’y a pas non plus de curiosité par rapport à la culture italienne. Mario Poletti avait pour mission de lui fournir des ouvrages, sa renommée l’empêchant de fréquenter encore les bouquinistes et les libraires. Poletti recevait ainsi des petits mots ou des titres cochés sur des catalogues, par exemple La Divine comédie, dans la traduction de Masseron parue en 1964 et dans une édition de 1928. Mais ce qui apparaît surtout dans ces listes, c’est qu’il ne fait guère d’infidélité à la littérature et à la poésie françaises.
C’est encore en amitié que Brassens serait le plus « italien », avec Lino Ventura, Louis Nucera, Mario Poletti, que Brassens surnommait le Rital, Éric Battista, qui entretient lui aussi les stéréotypes sur les Italiens : « À moitié italien, il aurait dû être superstitieux, notamment avec la mort avec laquelle il a trop fait le fanfaron. » Il y a également le tailleur, Mario Evangelista, que lui ont recommandé les frères Motta (chef d’orchestre et trompette à Bobino), et les guitaristes, Victor Apicella, surnommé le Napolitain, Mimi (Barthélémy) Rosso qui ont précédé le « gamin », Joël Favreau, ainsi que le luthier, Jacques Favino, autant de gens avec qui partager l’affection pour les origines. Cavanna, qu’on voit sur la scène d’un Grand Échiquier chanter en chœur le refrain du Roi des cons, n’a quant à lui jamais fait partie des intimes. Les amis sétois ne sont pas d’origine italienne, peut-être parce que ces amitiés remontent à l’époque du collège et du lycée que les enfants d’Italiens fréquentaient peu au début des années trente, mais il y a tout de même le beau-frère Yves, fils d’Angelo Cazzani, patron d’une société d’import-export, et Raymond Scannapieco, guitariste lui aussi. Giuseppe Setaro est sûr qu’il ne peut s’agir d’une simple coïncidence. Quant à aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une façon détournée de compenser une absence dans « l’arbre généalogique émondé de [s]es prétendus ancêtres » où « il manque toute la branche italienne, autrement dit l’essentiel : les pâtes et la mandoline », pour utiliser les paroles de Brassens rapportées par Battista, il n’y a qu’un pas. Bien qu’on la lui mette parfois entre les mains, comme le premier instrument qu’il aurait touché, la mandoline n’apparaît pas dans la vie de Brassens, alors qu’on y trouve des pâtes à profusion.
Bien qu’il se fût déclaré « frugivore et végétarien », Brassens avait des habitudes alimentaires désordonnées, comme le disent de nombreux témoignages. Sur certaines photos, on le voit se délecter d’un saucisson, peut-être un de ceux que son cousin de Sète lui apportait à Paris : quarante-huit saucissons dans une valise, on comprend que Georges Granier se souvienne de la marque... Sur d’autres photos il mange, debout !, ce qui ressemble bien à un plat de pâtes en sauce, peut-être les « gnocchis de Gisèle », maman de Mario Poletti. Son entourage évoque fréquemment sa passion pour les pâtes : pour assouvir leur passion commune, Lino Ventura apporte son matériel, la cuisine de Georges n’étant pas équipée pour la préparation des pâtes comme il se doit ; puis les deux hommes jouent à qui en mangera le plus, raconte Louis Nucera. Georges apprécie beaucoup les plats de la femme de son ami sétois Raymond Scannapieco et les cannelloni de la femme de son cousin Georges, elle aussi d’origine italienne. Sur une photo des années soixante, on voit le chanteur au sortir d’un concert tenant à la main un livre et une boîte que des amis ou des admirateurs lui ont offerts : du nom de l’auteur, Fernand Méry, et de la couverture qu’on entrevoit, on déduit qu’il s’agit d’un livre sur les chats. Et on distingue très bien le nom de la marque inscrite sur la boîte, un paquet de pâtes italiennes Agnesi. La passion remonte à loin, à sa jeunesse à Paris : en 1945-1946, raconte son ami et homme de confiance Pierre Onteniente, Georges allait l’attendre à la sortie du bureau « et nous montions ensemble [vers le Boulevard de Clichy] jusque chez l’Italien du coin où nous pouvions nous payer une part de pâtes ou de raviolis, que Georges adorait », et, plus loin encore, à son enfance en famille. Battista rapporte que « s’il ne tenait qu’à lui, Brassens ferait son ordinaire de pâtes, de macaronis, avec du fromage. Du Parmesan. Son ambroisie : les lasagnes et les cannellonis au four. Tout cela, bien entendu, relevé d’une effroyable pimentade. Sa mère excellait dans cette cuisine italienne. Elle ne lésinait pas non plus sur les épices. Personne, depuis, n’a su lui apprêter comme elle ces spécialités. Elvira avait une manière inimitable de pétrir la pâte et d’accommoder la farce. Il en conserve un souvenir pieux. Il achève un grand plat de raviolis. À la fin, il déclare : — Püppchen, c’était excellent. Tu es la fée du logis. Mais je dois à la vérité de dire que ça ne vaut pas tout à fait ce que faisait l’Italienne. » C’est ainsi que Georges donne à un restaurateur sétois installé à Paris la recette des cannelloni blancs qu’il préférait et qui marque régionalement la cuisine « italienne » de sa mère :
Mon cher ami,
Voici la recette des cannellonis tels que les faisait la mère Brassens (sans tomata).
Avec mes amitiés
Georges Brassens
Cannelloni
La veille, préparer un bouillon d’os de bœuf à moelle, de veau, os de porc et garnir comme un pot-au-feu avec carottes, céleri, poireaux, oignons piqués de trois clous de girofle. Laisser mijoter à petit feu pendant une heure et demie.
Le lendemain, faire blanchir les cannelloni dans l’eau bouillante, régler le feu afin que l’eau ne bouille pas trop fort pour ne pas briser les cannelloni, ajouter un peu d’huile dans l’eau pour empêcher de coller et du sel.
Les retirer avec l’écumoire un par un et les mettre sur un linge. (Dans la casserole, et selon la grandeur de cette dernière, ne pas mettre plus de 8 à 10 cannelloni.) Les farcir avec chair à saucisse, les ranger côte à côte dans un plat allant au four. Faire cette opération pendant la cuisson d’autres cannelloni.
En même temps, faire réchauffer le potage et, tout chaud, le verser sur les cannelloni jusqu’à couvrir ces derniers. Saupoudrer de fromage de Rome râpé, mettre au four chaud. Les retirer lorsque la surface est dorée. (Important : il ne faut pas qu’ils nagent dans trop de jus.)
Cette recette, sans doute rapportée de Basilicate dans les bagages des grands-parents maternels, vient conclure notre ballade « italienne » à travers l’univers familial, amical, musical, poétique et culinaire de Georges Brassens, un univers qui, malgré le passage des générations, se teinte encore, par touches, de couleurs italiennes : des bribes de langue et de dialecte, des plats qui rappellent l’enfance, des amitiés et une immense affection pour celle qui transmet et représente cette part d’altérité : sa mère. La seule Italie avec laquelle Brassens ait vraiment été en contact est l’Italie immigrée à Sète qui, on le voit avec la famille maternelle de Brassens, n’est pas faite que de pêcheurs napolitains. Cela ancre davantage encore Brassens dans un des territoires qui a contribué à sa formation, celui de sa ville natale.
Quelques années après que la camarde est venue demander des comptes à celui qui avait semé des fleurs dans les trous de son nez, la ville de Sète commence à retrouver et à réinventer son italianité : c’est vers le milieu des années quatre-vingt qu’à Sète l’Appassionata, selon les termes du maire de l’époque, les façades des maisons qui longent les quais se parent de couleurs à l’« italienne », nous dit La Gazette de Sète dans son numéro de l’été 2013. Et en effet, les façades sont bien plus bariolées maintenant que lorsqu’on les voit en toile de fond d’une des dernières promenades sétoises du chanteur dans l’émission d’Évelyne Pagès tournée en avril 1981, Escale en Languedoc.
Face à cette résurgence d’un passé qu’on s’était appliqué à oublier – car, faut-il le rappeler, jusque dans les années soixante-dix du XXe siècle, en gros jusqu’aux Ritals, il n’est pas de bon ton de s’afficher italien –, un passé qui, à Sète comme ailleurs, refait surface jusqu’à en devenir une mode, il est probable que, si son âme avait pris son vol à l’horizon quelques années plus tard, Brassens aurait lui aussi été victime du syndrome des Ritals. IL aurait probablement trouvé, comme en toute chose, le ton juste pour accueillir sa mémoire familiale reconstruite et il nous plaît à penser qu’il aurait partagé notre avis à propos de l’influence italienne sur les rythmes qu’il choisit : plutôt que de caricaturer à l’extrême, comme le font certains qui voient dans ses chansons, Le Gorille encore, un « ethnotype » (Jacques Vassal reprend le terme à son compte), il semble plus juste de considérer qu’il s’agit d’une influence parmi d’autres, sans doute pas la plus fondamentale si l’on en croit l’omniprésence du jazz. Et si influence italienne il y a, elle serait plutôt le reflet, comme nous l’avons montré, d’une présence « italienne » dans la chanson française, surtout à l’époque où le jeune Brassens se forme musicalement, alors que Vincent Scotto récupère un goût « italien » à l’attention de son chanteur vedette Tino Rossi qu’on écoute, cela ne fait aucun doute, avec une attention et une émotion particulières dans les familles d’origine italienne.
Cela étant, Brassens n’a pas fini de nous réserver des bonheurs posthumes. On constatera ainsi à l’entendre et à l’écouter inlassablement que, si à Sète s’effectue la renverse entre le mistral et la tramontane et qu’on est géographiquement entre l’Espagne et l’Italie, dans ses chansons, de toutes les danses (la marche et le fox-trot à part), au milieu des séguedilles, rigodons, menuets, pavanes, sardanes, villanelles et fandangos, c’est bien la tarentelle qu’on croisera le plus souvent.
Notice bibliographique
Tous les écrits de Brassens cités, y compris la recette des cannelloni, sont tirés des Œuvres complètes dans l’édition établie par Jean-Pierre Liégeois (Paris : Le Cherche midi, 2007). Notons que la lettre autographe à Beppe Chierici est reproduite sur ce lien : http://www.antiwarsongs.org/img/upl/lettrechierici.gif. C’est Maurice Bousquet, le médecin qui a accompagné Georges Brassens dans les dernières semaines de sa maladie et jusqu’à son décès, qui cite les ouvrages qu’il a vus au chevet de son malade : les fables de La Fontaine et une grammaire française, ainsi que Le sadisme des femmes, en réalité De la domination et du sadisme des femmes de Marie-France Le Fel (Paris : Robert Lafont, 1981), paru quelques mois avant le décès de Georges Brassens. L’ouvrage de Maurice Bousquet, Monsieur Brassens. Dernière escale à Saint Gély du Fesc, a été publié en 1991 et réédité en 2011 (Saint-Rémy de Provence : Équinoxe). Les propos de Brassens cités ici ont deux sources principales : certains sont retranscrits d’un entretien qu’il a donné à France Culture en 1979, INA, éditions Le Livre parlant ; d’autres sont rapportés à la première personne par Éric Battista dans Georges Brassens. Entretiens et souvenirs intimes (Barbentane : Équinoxe, 1999). On pourra lire aussi la retranscription de la rencontre du 6 janvier 1969, Trois hommes dans un salon. Brel, Brassens, Ferré, par François-René Cristiani (Paris : Fayard/Chorus, 2003) et celle de son entretien avec André Sève, Brassens. Toute une vie pour la chanson, André Sève interroge Brassens (Paris : Le Centurion, 1975). Les résultats des recherches généalogiques sont publiés des deux côtés des Alpes, par Régine Monpays, « Le n°54 de la rue de l’Hospice lieu de mémoire de la vie familiale de Georges Brassens », Bulletin de la Société d’études historiques et scientifiques de Sète et sa région 153-157, XXIX à XXXIII (2008), et par Giuseppe Setaro, « Il mio Brassens », in Gianfranco Brevetto, Georges Brassens, una cattiva reputazione (Rome : Aracnee editrice, 2007). De nombreux amis de Brassens ont publié des témoignages : Émile Miramont (dit Corne d’Aurochs), Brassens avant Brassens. De Sète à l’impasse Florimont (Paris : L’Archipel, 2001) ; Victor Laville & Christian Mars, Brassens. Le mauvais sujet repenti (Paris : L’Archipel, 2006) ; André Tillieu, Auprès de son arbre (Paris : Julliard, 1983) ; Louis Nucera, Brassens. Délit d’amitié (Paris : L’Archipel, 2001) ; Jacques Vassal, Brassens. Le regard de « Gibraltar » (Paris : Fayard / Chorus, 2006). La biographie de Georges Brassens par Jacques Vassal, Brassens, homme libre (Paris : Cherche midi, 2011) est complétée par des entretiens avec des proches du chanteur, son ami d’enfance Robert Barrès, son cousin Georges Granier et son neveu Serge Cazzani notamment. Citons encore de René Fallet Georges Brassens (Paris : Denoël, (1967) 2001), qui reproduit notamment l’article du Canard enchaîné du 29 avril 1953, « Allez, Georges Brassens ». Pour les photos, on feuillettera par exemple les deux ouvrages de Mario Poletti, Brassens me disait (Paris : Flammarion, 2006) et Brassens, l’ami, (Monaco : édition du Rocher, 2001), ainsi que ceux de Pierre Cordier, Je me souviens de Georges (Pont-Scorff : Arthémus éditions d’Imprim’art, 1988) et Brassens intime (Paris : Textuel, 2011). On pourra voir aussi de Josée Stroobants, Une vie d’amitié avec Georges Brassens (Paris : Didier Carpentier, 2006) et de Gérard Lenne, Georges Brassens. Le vieil Indien, (Paris : Albin Michel, 2001).
Des ouvrages ont été publiés du vivant de Georges Brassens : Jacques Charpentreau, Georges Brassens et la poésie quotidienne de la chanson (Paris : Éditions du Cerf, 1960) ; André Larue, Brassens ou la mauvaise herbe (Paris : Fayard, 1970) ; Philippe Chatel, Georges Brassens. Vedette à la une (Paris : éditions Saint-Germain des prés, 1972) ; le recueil élaboré pour Seghers par Alphonse Bonnafé, dont la première édition est 1963. Pour les éditions successives, le texte de Bonnafé est complété par une présentation de Lucien Rioux : Georges Brassens. Chansons, présentées par Alphonse Bonnafé et Lucien Rioux, (Paris : Seghers, 1972, 2002).
Impossible de faire la liste ici de tous les ouvrages consacrés à Brassens. En voici quelques-uns : Pierre Berruer, Georges Brassens. La marguerite et le chrysanthème (Paris : Presses de la Cité, 1981) ; André Sallée, Brassens (Paris : Solar, 1981) préfacé par Maxime Le Forestier ; Louis-Jean Calvet, Georges Brassens (Paris : Payot, 2001). Des extraits d’émissions de télévision sont facilement accessibles en ligne, par exemple l’émission Numéro 1 du 24 décembre 1977, avec Tino Rossi (http://www.ina.fr/video/I00008969) ou des extraits du Grand échiquier du 19 décembre 1979 (Le Roi des cons http://www.ina.fr/video/I00015926). On trouve aussi une émission de Michel Polac, Les livres de ma vie, où Georges Brassens et René Fallet répondent en chœur au « questionneur », le 19 juillet 1967 (http://www.ina.fr/video/CPF88005936).
On ne présente pas l’intégrale des chansons de Brassens ; on a moins l’occasion d’entendre le disque Il n’y a d’honnête que le bonheur qui contient des enregistrements de soirées entre amis. Signalons aussi les inédits qui figurent sur les albums de Bruno Granier (http://www.les-amis-de-brassens.fr).
On pourra trouver amusant de lire l’article sur les cimetières de Sète, disponible en ligne : « Brassens, l’erreur de cimetière », Midi libre, 29 octobre 2011, http://www.midilibre.fr/2011/10/29/brassens-l-erreur-de-cimetiere,409710.php qui permet de mieux comprendre le ton courroucé de la pancarte affichée au cimetière marin, précisant que Georges Brassens n’est pas enterré à cet endroit et qu’il est donc inutile de s’adresser au gardien (!).
Le web regorge de chansons parmi lesquelles la tarentelle de Naples au Baiser de feu chantée en français et en italien (http://www.youtube.com/watch?v=wwf3LZbVpdc et http://www.youtube.com/watch?v=jS5C03B57ZQ) par Tino Rossi. On trouve aussi, parmi des centaines d’autres, Bambinella, Reginella (campagnola) et Fiorella mais pas Giovinella.
On pourra lire le roman d’Auguste Bailly, Naples au baiser de feu, (Paris : Fayard, 1927) et voir ensuite, ou avant, le film homonyme tourné par Augusto Genina en 1937, disponible en VHS seulement. Il existe une biographie de Vincent Scotto par Roger Vignaud, Vincent Scotto. L’homme aux 1000 chansons (Gémenos : Autres temps, 2006), ainsi qu’un livre de souvenirs par Scotto lui-même, Souvenirs de Paris (Toulouse, 1947) : http://www.www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/fiches_bio/scotto_vincent/memoires/memoires.htm
Les informations sur Rina Ketty sont tirées de l’encyclopédie libre en ligne qui cite ses sources : Pino Meneghini, « Rina Ketty » in Sarzana e la Francia cronache di destini incrociati, (Sarzana : Res Edizioni, 2007). La mélodie et les paroles de la Tarentelle en vendanges peuvent être écoutées ici : www.musictory.it/musica/Rina+Ketty/Tarentelle+En+Vendanges.
La tarentelle de Caruso de Charles Trénet peut être entendue sur le site de l’INA : http://www.ina.fr/video/I05041063 et ici interprétée par Cabu en 1982 : http://www.dailymotion.com/video/xh18rr_le-dessinateur-cabu-chante-trenet-82-la-tarentelle_webcam (Merci à Jean-Charles Vegliante qui nous signale cet enregistrement). Le lien http://www.youtube.com/watch?v=bzQDbl2sUqs conduit à un enregistrement de 1912 de La tarentella napoletana de Gioacchino Rossini par Enrico Caruso. Le web ne semble pas détenir d’enregistrement de la chanson du général Cadorna, mais on peut en trouver les paroles sur le lien suivant : http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=1165
On notera qu’une bibliothèque de Gênes conserve l’affiche du concert de Brassens à Rome : Uno spettacolo di Jacques Canetti: prima parte: Les 4 barbus, Gérard Sety, seconda parte: Georges Brassens: Teatro Quirino, 31 marzo 1958 (Rome : Unione editoriale, [1958?]).
Sur l’influence de Brassens en Italie on lira avec profit le court chapitre conclusif de l’ouvrage d’Antonello Lotronto, Georges Brassens attraverso le sue canzoni (Salerne-Rome : Ripostes, 1985), pages 181 à 189. L’ouvrage contient (p. 133) une photographie qu’on voit rarement reproduite : Georges Brassens qui prend un bain de foule à Sète. Toujours en italien, on découvrira avec intérêt le dossier « Georges Brassens, l’individuo, la libertà, l’anarchia » publié par A rivista anarchica, n°371, en mai 2012, et notamment « Tradurre Brassens », retranscription d’une table ronde avec Nanni Svampa, Giangilberto Monti et Fausto Amodei, traducteurs de Brassens, disponible en ligne : http://www.arivista.org/?nr=371&pag=dossier_Brassens10.htm.
Pour ceux qui, comme Brassens, ont la passion des chats, voici les références du livre qu’il a eu entre les mains, sans doute au moment de sa parution : Fernand Méry, Le chat. Sa vie, son histoire, sa magie (Paris : Del Duca / Laffont, 1966). Rappelons les références du roman de François Cavanna, Les Ritals (Paris : Belfond, 1978).
La notice ne serait pas complète si on ne citait notre entretien téléphonique avec Éric Battista, la conversation des plus sympathiques avec Georges Granier et les visites à l’Espace Georges Brassens de Sète, où l’on se promène dans l’univers du chanteur, guidé par sa voix, dans des extraits choisis d’entretiens. Merci à Régine Monpays, Nicole Cassagne et à toute l’équipe pour la disponibilité, l’accueil, la richesse des informations et pour la photographie de la maman de Georges Brassens. Pour une visite virtuelle de l’espace, rendez-vous sur le site : http://www.espace-brassens.fr/ Si vous vous déplacez jusqu’à Sète, vous ne pouvez pas vous tromper, c’est juste en face du cimetière.