Chante-moi notre histoire
Le 10 mars, elle fêtera ses 90 ans, « la nonna ». Elle semble mesurer 1m50, avec les années elle a perdu des centimètres. Elle vit seule dans un trois pièces depuis 22 longues années déjà, depuis que, le nonno est parti rejoindre le paradis. Le nonno et la nonna, ce sont mes grands-parents, tous deux nés en Sicile dans la province de Enna dans un tout petit village appelé « Pietraperzia ». Il lui reste six enfants sur sept et s’organise à merveille pour aller chaque dimanche leur rendre visite à tour de rôle.
Nous sommes là, autour d’un café et de son fameux marbré qui sent la fécule de pomme de terre. Elle me demande d’un ton sérieux : « alors c’est pourquoi l’intervista ? ». Ma nonna parle moitié français et moitié… je ne dirais pas italien, mais plutôt dialecte, le dialecte de chez elle à Pietraperzia. J’ai grandi avec cette langue et j’ai toujours cru qu’elle parlait français.
Leurs histoires je les connais toutes par cœur mais c’est avec plaisir que je questionne ma grand-mère. On évoque leur jeunesse, leur fuite à dos d’âne et leur mariage qui a eu lieu en Sicile en 1952 et on entre finalement dans le vif du sujet : le départ.
Nonna pourquoi vous êtes partis avec le nonno ?
Ils ont quitté la Sicile parce qu’il n’y avait pas de travail, et parce qu’ils n’avaient pas d’argent. Au village mon grand-père travaillait la terre des autres, c’est comme ça qu’il a rencontré ma grand-mère. Elle, faisait partie d’une famille plus aisée et mon grand-père travaillait pour ces parents. Elle l’observait depuis sa fenêtre et lui du jardin. De ces échanges de regards est né leur amour, un amour qui était surveillé et guère apprécié par la famille de ma grand-mère. Alors, pour pouvoir vivre librement leur histoire ils décidèrent de s’enfuir pour se marier. Fonder un foyer, gérer une famille n’était pas chose facile et même si la famille de ma grand-mère était dans une situation financière confortable personne ne leur vint en aide. Ma grand-mère me confia d’un ton tragique que sa propre mère ne lui donnait même pas un morceau de pain.
Le grand-frère à mon grand-père était déjà en France et il lui avait dit : « Michel, viens en France, rejoins-moi, ici il y a du travail pour nous et tu as trois enfants, tu auras le droit à des aides ». Je découvre alors, que les aides sociales en France existaient déjà à leur époque.
C’est en avril 1959, que mon grand-père quitta sa femme, ses trois enfants, ses parents et sa terre natale pour rejoindre la France. Il s’en alla seul pour commencer à travailler et une fois qu’il aurait trouvé un logement alors, ma grand-mère et les enfants le rejoindraient.
Il fit le voyage en train avec une grosse valise verte, se souvient ma grand-mère, il arriva à la gare de Metz où l’attendait son frère et logea à Metz dans une chambre avec d’autres messieurs, me dit-elle. Quelques jours plus tard il commença à travailler à l’usine de sidérurgie de Sacilor Sollac à Hagondange. Ce n’est qu’un an et demi plus tard, que ma grand-mère, ma tante Rosette âgée de cinq ans, mon oncle Nino quatre ans et mon oncle Enzo âgé d’à peine deux ans, quittèrent à leur tour la Sicile pour rejoindre mon grand-père.
Nonna, tu étais contente de venir en France ?
Oui elle l’était, même si les débuts étaient difficiles : entre les logements insalubres, le problème de la langue et le manque de ses parents. Ma grand-mère a clairement aimé la France dès son arrivée, elle n’a jamais eu le moindre regret, elle parle un Français appris sur le tas mais elle sait se faire comprendre. En Sicile elle a quitté l’école très tôt et ne sait, ni lire, ni écrire. Et pourtant, les chiffres elle connait, elle est adepte du tiercé et ne rate pas une occasion pour y jouer.
Je continue de la questionner, mais elle m’interrompt pour me raconter une anecdote qui pour elle semble importante.
« Tu sais, un jour, alors que le nonno partait travailler il s’est fait agresser, on l’a pris pour un arabe car il avait la pela scura et on lui a ordonné de payer une cotisation à la sortie du train, il a assommé le monsieur avec son sac et s’est enfui ».
C’est le seul souvenir qu’elle a, elle n’a pas de souvenirs de problèmes d’intégration ou de rejets des autres. En même temps, ils étaient nombreux les italiens à Froidcul, c’est là qu’ils avaient finalement élu domicile.
Ma grand-mère n’est jamais seule, l’ après-midi c’est le moment du café avec les copines. Je me souviens d’un jour, alors que je lui parlais en italien elle m’a demandé de lui parler français car son amie ne comprenait pas quand je lui parlais en Italien et sa « coupine » comme elle dit, devait absolument comprendre ce que je racontais. Quand j’ai commencé l’italien au collège, j’étais fière de pouvoir communiquer avec elle dans sa langue, mais elle continuait à parler en français sans même faire attention à mes progrès.
Mon grand-père c’était l’opposé il aimait sa terre et vivait très mal la déchirure avec sa mère. Il n’est plus là pour le raconter mais je me souviens de ses voyages, il partait dans sa maison en Sicile d’avril à septembre chaque année. Sa maison, il l’a achetée bien après être arrivé en France et envisageait un retour au Pays pour toujours avec toute sa famille.
Maman se mêle à notre interview et parle pour lui, elle se souvient qu’il partait même de longs mois seul pour aller voir sa mère et qu’elle restait avec ses frères et sœur et sa maman. « Mon père était fou de son pays et sa mère lui manquait », dit-elle.
Lorsqu’il était en France, il était entouré d’italiens, fréquentait « la società », un club d’italiens. Il y jouait aux cartes et y rencontrait ses amis. Les week-ends c’était pétanque, ça je m’en souviens, s’il perdait on l’entendait blasphémer en italien et il ne fallait surtout pas que l’on soit à côté de lui au risque d’entendre qu’il avait perdu à cause de nous. Mon grand-père n’a jamais réellement parlé français en même temps il n’a jamais vraiment voulu apprendre, il était bien trop attaché à ses racines.
Dès petit, on nous a appris l’amour des racines, l’amour de la famille. Nous vivions à deux cents mètres de chez mes grands-parents et les midis nous mangions très souvent chez eux pour ne pas dire tous les jours. Les étés nous partions les rejoindre en Sicile, eux partaient en avion et nous en voiture, 2309 kilomètres c’est long, très long ! Mais ça valait vraiment le coup ! Ma nonna cuisinait la pasta al succo et mon grand-père arpentait les rues sur sa vespa rouge. Elle a beau dire qu’elle ne regrette pas de vivre en France, je me souviens combien elle était heureuse d’être sur sa terre, mais bon, ça c’était lorsqu’il était encore parmi nous.
Après 1998, année de son décès elle a dû y retourner une ou deux fois pas plus et notre lieu de vacances en famille devint la Grande-motte. Je détestais la France, je détestais le sud, je voulais retourner là-bas chez mon grand-père, je voulais le retrouver. J’aimais ces vacances sans télévision, où l’on jouait avec les escargots qu’il avait ramassés, même si nous savions que nos chers compagnons finiraient dans nos assiettes après avoir été cuisinés par la nonna.
Le 15 août c’était la fameuse fête de Ferragosto, la fête de la Madonna della cava, ma maman a même hérité de ce prénom en hommage à la sainte patronne du village de mes grands-parents. C’est une fête avec tant de significations que l’on ne fête plus réellement depuis qu’il n’est plus. Cette fête religieuse que nous fêtions en famille s’est achevée 16 août 1998.
J’ai construit mon adolescence autour de souvenirs, je n’ai pas voulu laisser partir mon grand-père, j’ai entretenu son souvenir à travers des photos, des récits de ma grand-mère et des chansons. Je me souviens qu’à Noël ils chantaient ensemble « Vola colomba » de Nilla Pizzi et je me suis empressée de l’apprendre. Je suppliais ma grand-mère de la chanter avec moi, comme pour répéter un schéma qui me manquait.
« Vola colomba bianca vola[...], fummi uniti e ci han divisi… ». (Nous étions unis et on nous a séparés...)
Ce n’est que des années après que j’ai compris la signification de cette chanson et la peine qu'elle devait éprouver en la chantant sans lui.
Ma grand-mère vit dans le dernier logement qu’ils ont eu ensemble, regarde la Rai très très fort car elle est sourde d’une oreille et sur le mur du salon elle expose avec fierté ses 30 petits-enfants, moi y comprise. Je ne souhaite pas me mettre en avant, mais c’est elle qui le dit : « Vanessa voglio bene a tutti, ma tu sei speciale ! ». Pourquoi ? Parce que je suis la seule qui comprends, parle et écrit le vrai italien ? Je ne sais pas. Toute petite déjà je chantais gaiement « mi sono innamorato di Marina… », puis au collège, j’ai découvert que cet italien que je pensais connaitre n’était autre qu’un dialecte parmi tant d’autre et qu’il me faudrait apprendre la langue comme n’importe quel français.
Mon premier voyage sans mes parents fût sans surprise Pietraperzia, où je redécouvrais les rues de mes étés d’enfance. Ce premier voyage fût intense, car je découvrais la Sicile sans lui. J’avais passé sept longues années à me convaincre qu’il n’était pas mort et qu’il était là-bas. Je ne l’ai pas retrouvé, j’ai trouvé une grande maison vide de vie, mais pleines de souvenirs, une armoire pleine de ses vêtements et des morceaux de feuilles avec des numéros. Les voyages de mon enfance se faisaient en voiture : 23 heures de route dont une traversée de 45 minutes, 2h15 d’avion était pour moi magique, une sensation d’être si proche de ce qui me paraissait petite, le bout du monde.
Je suis maman de trois enfants et ma fille a hérité du prénom Louna Maria Concetta pour ma maman et ma nonna. Mon petit dernier a deux ans et demi, compte en italien, récite l’alphabet et connait des animaux que je ne connaissais même pas. Je lui parle italien depuis qu’il est né et je m’émerveille chaque jour à chacun de ses buona notte e ti amo.
J’étudie la langue italienne pour ne pas oublier, pour ne pas l’oublier, mon grand-père, ce grand homme. Je ressens le manque de lui et le manque de la terre et je comble ce manque en partant une à trois fois par an. Là-bas, j’ai l’impression d’être plus près de lui.
Le 22 juillet 2016, j’ai réalisé mon plus grand rêve, j’ai acquis la nationalité italienne et hérité de leur maison. Ma grand-mère à décider de me la confier, parce qu’elle sait que j’aime cette maison et ce village autant que l’a aimé mon grand-père. J'y emmène mes enfants comme ont fait mes parents, je cuisine la pasta al succo et j’imagine que mon grand-père arpente les rues sur sa vespa rouge.
Petite fille d’immigrés, j’ai conscience que mes grands-parents ont dû quitter leurs racines pour pouvoir offrir une vie décente et un avenir à leurs enfants. Je suis fière de mes grands-parents qui ont su s’intégrer dans un pays sans réellement connaitre la langue et je suis honorée d’être Sicilienne, j’ai en moi cet amour de la terre et j’apprécie chacun de mes voyages.
La Sicile est magique, ses paysages sont à couper le souffle, il semble qu’à Pietraperzia le temps se soit arrêté.
Je n’ai rien changé, les meubles sont restés à leur place, il n’y a toujours pas la télévision et c’est mieux ainsi, j’ai rajouté des cadres avec des photos de nos étés dans la maison de Sicile. Là-bas, je ne suis pas la Française, mais la petite fille de Michel et Concetta, je ne vais pas en vacances, mais je rentre à la maison, je suis la relève, et je ferai tout pour que mes enfants aiment la Sicile comme je l’aime. Parce qu’on ne devrait pas oublier d’où l’on vient, il n’y a que comme ça que l'on peut réellement savoir qui on est…
Je suis Vanessa, petite-fille d’immigrés Siciliens, en troisième année de licence d’italien et je m’apprête à poursuivre un master de l’enseignement, pour enseigner l’italien et partager mon amour pour ce pays et donner envie aux élèves de l’aimer à leur tour.
À la mémoire de mon grand-père Desimone Michel parti trop tôt et à ma grand-mère que j’aime de tout mon cœur, que Dieu puisse nous offrir encore mille instants à ses côtés.