Cher grand-père Antonio
Cher grand-père Antonio
La dernière fois que je t’ai écrit, nous devions nous retrouver dans un musée. Cette fois-ci nous finirons dans un livre. C’est que nos petites histoires intéressent beaucoup de monde, même si parfois les projets n’aboutissent pas. En tout cas, c’est grâce à ce projet pour le musée de l’émigration, qui s’est créé dans ta région natale, l’Ombrie, que j’ai eu envie d’en savoir plus sur toi, sur ton départ d’Italie, sur ton installation en France.
Ce musée de l’émigration a été créé à Gualdo Tadino, une ville dont sont originaires de nombreux Italiens d’Audun-le-Tiche, Moselle, la ville minière et sidérurgique où tu t’es installé avec ta famille en 1922. Tu étais déjà venu plusieurs fois dans la même ville avant cette date, en 1908, 1912 et 1913, pour des séjours de quatre à dix mois. Les mines et les usines employaient de préférence des ouvriers célibataires dont elles se libéraient, en fonction des besoins de la production, plus facilement que des hommes mariés qui avaient charge de famille. Toi, c’est à la mine que tu as travaillé, peut-être parce qu’on y gagnait un peu plus d’argent qu’à l’usine. À l’époque où tu es venu pour la première fois, la ville d’Audun-le-Tiche s’appelait Deutsch-Oth et était rattachée à l’Allemagne. J’ai lu le récit d’un témoin, Armando Borghi (Mezzo secolo di anarchia, Naples, 1954), venu visiter les régions minières d’Alsace-Lorraine à l’époque où tu t’y trouvais, en 1912 : il dit que passer du territoire français au territoire allemand était comme sortir de l’enfer. Il brosse un portrait terrible, qu’il juge bien pâle par rapport à la réalité, des conditions d’exploitation et d’abandon des ouvriers et mineurs du côté français, de l’hygiène déplorable, des mutilés du travail qu’on croisait, abandonnés à eux-mêmes, à tous les coins de rue… Sur le territoire allemand, s’ils étaient « exploités comme partout ailleurs », les hommes vivaient dans un environnement plus propre, étaient protégés en cas d’accident, s’approvisionnaient dans des magasins où l’on pratiquait un crédit raisonnable, bénéficiaient de bains publics, de soins accessibles à tous, et de davantage de liberté en matière syndicale et politique…
Mais malgré tout cela, les conditions de travail étaient très dures, et on peut en avoir une petite idée, maintenant que les mines ont fermé, en visitant celles qu’on a transformées en musées, à Neufchef par exemple. À Audun-le-Tiche, on a apposé une plaque commémorative près des escaliers de l’ancienne mine : des centaines de marches à remonter à pied, avec, sur le dos, la musette et un morceau de bois que les mineurs emportaient en repartant et qui alimentait le fourneau familial. On m’a raconté que quand tu as eu un certain âge, tu devais t’arrêter plusieurs fois et t’asseoir sur les marches, pendant que les plus jeunes grimpaient les escaliers quatre à quatre.
À la mine, les accidents étaient fréquents et avaient souvent les mêmes causes : éboulements, explosions, accrochages avec les wagonnets qui transportaient le minerai de fer, sans parler des conséquences sur la santé. Tu as d’ailleurs perdu un fils à la mine, en 1933, Guerrino, il avait dix-sept ans. On m’a raconté qu’il avait eu la tête écrasée entre deux wagonnets : il était « accrocheur » c’est-à-dire qu’il devait relier les wagonnets avant qu’ils ne soient remontés, chargés de minerai. Personne ne connaissait les détails dans la famille ; c’est un ami d’enfance de cet oncle qui me les a rapportés. Il m’a raconté aussi qu’on l’avait engagé à la mine avant l’âge minimum : c’était une entrée d’argent supplémentaire pour la famille en cette période de crise du début des années 30. La grand-mère ne s’est jamais remise de cet accident et a refusé que ses plus jeunes fils, dont mon père qui avait un an au moment de l’accident, prennent à leur tour le chemin de la mine.
La grand-mère a eu aussi sa part d’aventure dans cette histoire d’émigration. Tu es revenu à Audun-le-Tiche en octobre 1922 (le 10 exactement, dit le document officiel) mais ta femme, Bernardina, ne t’a rejoint qu’un mois plus tard. J’imagine qu’elle a dû faire le voyage en train, seule avec ses trois enfants, Guerrino (sept ans), Ugo (trois ans) et Piombina (onze mois). Peut-être avais-tu tout arrangé pour qu’elle soit accompagnée ? Elle n’a pas dû regretter sa maison de Spolète ; en fait ce n’était pas une maison, juste une pièce dans une grande bâtisse où logeaient trois autres familles, construite en surplomb d’un joli vallon plein de verdure, dans lequel il fallait descendre pour aller chercher l’eau, et où, m’a dit une voisine, l’électricité n’est arrivée que dans les années 1930… Elle a dû laisser aussi des souvenirs bien tristes : une cousine de la branche familiale qui est restée en Italie m’a rapporté que Bernardina aurait été fiancée avant la première guerre avec un jeune homme qui est mort au front. Les dates concordent puisque l’Italie est entrée en guerre en mai 1915, que vous vous êtes mariés en juillet et que Guerrino est né en décembre de la même année. Peut-être fallait-il, selon la formule consacrée, « réparer un accident » ?
Tu n’as sûrement pas vu naître Guerrino puisque tu as été mobilisé en novembre 1915. Tu as été envoyé au front en mai 1916, avec le grade de caporal ; à la fin de l’année 1917, tu as été fait prisonnier et libéré le 11 novembre de l’année suivante. C’est ton livret militaire qui me donne ces informations, car tu n’as jamais raconté en famille tes souvenirs de guerre. Tu n’as jamais parlé non plus de ton jeune frère mort à la guerre et dont personne dans la famille ne connaissait l’existence. Il a eu moins de chance que toi puisqu’il a tiré, au moment du service militaire, un numéro qui a fait de lui un soldat de « première catégorie ». Dès la fin de son service militaire, en septembre 1914, il a été mobilisé, envoyé au front dès le mois de mai 1915. Il a suivi quatre campagnes de guerre (de 1915 à 1918), avant de mourir en juin 1918, à quelques mois de la fin de la guerre, sur le Montello. Il allait avoir vingt-quatre ans et s’appelait Ugo, comme le fils que tu as eu en 1919.
La famille installée à Audun-le-Tiche n’a plus bougé (à part quelques mois passés à Boulange, à une dizaine de kilomètres, entre 1923 et 1925). Elle a d’abord été logée dans des baraques, au « chemin des Dames », avant de trouver des logements plus dignes, le dernier rue Sainte-Barbe, dans les maisons de la mine. L’histoire de la famille pendant la deuxième guerre mondiale se confond avec celle de la population audunoise. Audun-le-Tiche étant situé en deçà de la ligne Maginot, la population a été évacuée à Loudun (Vienne) en septembre 1939 jusqu’à la fin de la « drôle de guerre ». Puis beaucoup d’Audunois sont revenus en octobre 1940, sauf les Français non-Lorrains qui n’ont pas été autorisés à rejoindre un territoire redevenu allemand. La situation des Italiens d’Audun-le-Tiche (et d’Alsace-Moselle en général) est différente de celle des Italiens en France. Sur le territoire allemand, les représentants des autorités fascistes ont pris entièrement en main le sort de leurs compatriotes. Inscrits ou non au parti fasciste, les Italiens devaient obligatoirement envoyer leurs enfants à l’école italienne. Beaucoup d’enfants audunois nés en 1931-32 peuvent se reconnaître sur une photographie prise lors de la fête de la Befana à la Casa d’Italia en 1942, y compris les enfants des antifascistes arrêtés l’année suivante, et déportés dans les camps allemands. L’école italienne d’Audun-le-Tiche était dirigée par le « Tenente Mario », Ezio Mario, un fonctionnaire de la Pubblica Istruzione détaché au Ministère des Affaires Étrangères. Son dossier administratif, consultable aux Archives de ce ministère, montre comment il s’est acharné, à grands renforts de courriers, à faire valoir ses services à l’étranger (à Berlin puis à Audun-le-Tiche à partir de 1941) pour son avancement et sa retraite. Les Audunois qui se souviennent de lui en parlent comme d’un fonctionnaire zélé, ne ménageant pas ses efforts pour enrichir les listes des adhérents au Parti fasciste et pour convaincre les jeunes hommes en âge de partir au front d’aller s’engager dans l’armée italienne, ou, comme il le dit lui-même dans un courrier qu’il envoie au ministère en 1960, « dépensant toutes [ses] énergies pour la défense de l’italianité en terre étrangère »…
Il est certain que toi, grand-père Antonio, tu as été peu sensible à ce genre de propagande. Tu n’étais pas un militant politique, même si tu as rapporté de ton Ombrie natale un certain idéal. Beaucoup de tes amis étaient actifs dans les milieux antifascistes à Audun-le-Tiche, où ont été créées, dans les années 30, des sections de la LIDU (Lega Internazionale dei Diritti dell’Uomo) et de l’UPI (Union Popolare Italiana). En tout cas, tu as fait une coupure nette avec l’Italie puisque tu ne parlais pas italien avec tes enfants et que tu as choisi la nationalité française après la deuxième guerre.
Ton Italie, tu l’as recréée dans la rue Sainte Barbe à Audun-le-Tiche, où les Italiens étaient très nombreux, mais côtoyaient aussi des Lorrains, des Yougoslaves, des Polonais… Je sais par la fille d’une voisine lorraine que la grand-mère apprenait à faire la sauce tomate, et sans doute les pâtes, à ses amies françaises. C’était un moyen de communiquer, car la grand-mère ne parlait pas très bien le français, contrairement à toi, et à mes autres grands-parents italiens. Mais là c’est une autre histoire…
Isabelle Felici