Ciao principessa !

Ciao principessa !

Mario est un ami de la famille que je connais depuis que je suis enfant. Son côté « italien » m’a
toujours attirée et il fait partie de mon histoire d’amour avec l’Italie. Aujourd’hui j’aimerais vous
raconter un peu de son histoire...

Ciao principessa, dis-moi comment je commence ? Attends je sais :
Bonjour, je m’appelle Mario et j’ai cinquante-trois ans. Je suis napolitain et français.
S’il y a une chose que je sais, c’est que le voyage fait partie de ma vie. Avant de quitter
l’Italie, j’étais déjà curieux de connaître ce qu’il y avait ailleurs. Tu sais, j’étais déjà allé en
Allemagne quand j’avais vingt ans et j’y suis resté deux ans. Une fille que j’avais suivie par
amour.
Aujourd’hui, je suis en France parce que j’ai rencontré la femme de ma vie, Nicole. Tu
vois, toujours les femmes, les femmes sont puissantes tu sais, vedrai, vedrai. J’ai d’abord
été en France, dans sa famille, en vacances ; j’étais touriste. Mais je me considère toujours
comme un vacancier.

Sourire.

Je me souviens du voyage, oui, on a pris le train jusqu’à Aix-en-Provence et de là,
jusqu’à Castres. Quand je suis parti, ma mère pleurait des larmes grosses comme ça.

Il me décrit un cercle de ses mains.

Et puis l’histoire s’est échelonnée ainsi. Je restais quelque temps, puis je repartais en
Italie deux, trois mois, pour gagner des sous. Je rentrais et je repartais de nouveau deux,
trois mois. J’ai fait ça pendant deux ans jusqu’à ce que je m’acclimate à la langue. Ah la
langue ! Elle était un mur pour moi et tu vois aujourd’hui après trente ans de vie ici, je dois
d’abord réfléchir en français pour te parler en italien. Mais elle reste au fond de moi. Elle
est juste trop emmitouflée.
Le français c’est avec ma fille que je l’ai appris. Oriana. Elle est née en 1985 et j’ai décidé
de rester en France pour elle. Je ne voulais pas qu’elle vive à Napoli, je ne voulais pas que
Napoli lui révèle la laideur de la vie. Je voulais qu’elle soit belle. C’est ma fille alors j’ai fait
un choix et j’ai choisi de quitter Naples. Tiens en 1980, en un an seulement il y a eu deux
mille quatre cents morts à cause de la camorra. Mais ça a été dur. J’étais même en colère. Je
m’ennuyais. Les gens étaient mous, et rien ne m’attirait. Alors je me disais dans trois mois
je repars chercher quelques sous et je reviens, et puis trois mois plus tard j’étais toujours
là et je me disais : « Bon si c’est pas maintenant ce sera plus tard » et puis tu vois ça dure
depuis trente ans.

Rire.

Aujourd’hui je sais que j’ai gagné parce qu’elle est heureuse.
Hum... le jour où j’ai rencontré des Italiens, ça m’a réchauffé le cœur parce que je
sortais enfin de « mon silence français » et d’un coup toute ma langue m’emplissait. L’Italie,
mamma, le soleil. Et puis ce silence s’est envolé petit à petit quand j’ai su habiter le français.
Grâce à Oriana. Je me souviens, on l’apprenait avec les Mickeys. Et quand je ne comprenais
pas un mot, c’est elle qui me l’expliquait en italien. Guarda papà, ti sbagli, vuole dire
questo non questo
. Tu veux que je te raconte quelque chose ? Des fois je faisais exprès de
faire des fautes de prononciation parce que j’ai remarqué que ça plaît au gens, ça rend plus
sympathique. C’était du marketing, bella.

Il me fait un clin d’œil.

Et puis avec la langue, j’ai pu trouver du travail et ensuite créer des entreprises. J’ai
d’abord été jardinier et laveur de carreaux. Et puis pizzaiolo, et enfin j’ai monté ma propre
pizzeria. À la napolitaine, principessa, les meilleures d’Italie. Et aujourd’hui j’ai une
entreprise avec ma femme. Et puis la France et moi on s’est lentement trouvé l’un l’autre.
J’aime la France et je me considère français de cœur. J’aime le Tarn. J’aime ce vert et ce
calme. On a d’abord été à Toulouse, puis Castres, Brassac, Lautrec et puis ici, Sète. Tu vois,
je voyage encore. Mais j’aime bien cette ville. Même si la mer n’est pas la même, j’aime son
odeur. La mer guérit. La mer te comprend. La mer est mère.
Tu sais ce que j’aimais, quand je pensais à la France, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité.
Et puis la langue aussi. J’aimais le son, même si je ne la comprenais pas vraiment. Je l’avais
prise en deuxième langue, mais ça ne voulait pas dire que je la comprenais pour autant.
Et tu sais, dans le sud de l’Italie, à Bari, il y a un dialecte dont le tissu est imprégné du
français ; par exemple pour dire mano ils disent main. Mais ça, je ne l’ai compris que des
années plus tard, quand j’ai su le français.

Mario s’arrête, il me regarde, sourit et ses yeux s’emplissent d’une absence que je ne peux toucher.
Il revient, sourit de nouveau et sa voix rauque me murmure ses pensées :

Tu sais j’ai déjà demandé la nationalité française. Une fois. Et puis toute cette paperasse
m’en a dissuadé. Et puis, à un moment donné, j’ai pensé à mes frères, à mes sœurs, ma
mère, mes cousins et j’ai eu ce sentiment d’abandonner ma famille. Maintenant que je sais
qu’on peut avoir la double nationalité, je vais y réfléchir. Mais, principessa, je suis déjà
français dans mon cœur. Oriana et Lorenzo ont la double nationalité, eux. Et puis, depuis
qu’ils sont tout petits, je leur ai montré l’Italie, j’ai essayé de la leur faire aimer. On y va en
vacances mais je ne voulais pas qu’ils soient élevés là-bas. Napoli pue, c’est bruyant, c’est
violent, surtout pour les femmes. C’est sans limite. Mais j’aime Napoli, ne te méprends pas,
c’est seulement l’homme qui n’y a pas de limite. Sa beauté est sans pareil.
Tu sais, je demanderais à être français seulement si j’ai de l’argent. Je veux être une
richesse pour ce pays, pas un poids.

Dis-moi Mario, as-tu subi parfois des confrontations violentes ? Est-ce que ton
enveloppe italienne a déjà suscité de la méchanceté ?

Pas vraiment, je n’ai pas vécu beaucoup de racisme. Je pense qu’il vaut mieux être
italien quand tu es en France qu’avoir une autre nationalité étrangère. Je dis ça peut-être
parce que l’Italien est sympathique, amical, souriant ou alors parce qu’il parle avec les
mains, il est beau.

Rire. J’aime son rire, il est plein de soleil, de blessure et de voyage.

Non, les seuls avec qui j’ai eu du mal ce sont les Marocains. Je ne sais pas pourquoi,
mais avec eux, j’ai toujours eu des problèmes.

Raconte-moi un peu ta famille, qui est-elle pour toi ? Comment la perçois-tu ?
Comment la ressens-tu ? Et Napoli ?

La famille compte beaucoup pour moi. C’est comme un fil d’or que tu ne vois pas mais
qui est toujours là. Depuis que je suis parti, on s’appelle au moins une fois par semaine et
puis j’y retournais souvent. Mais aujourd’hui que ma mère est morte, je ne retourne plus à
Napoli. Et puis je n’en ai pas envie. Un de mes cousins est venu, mais il n’est resté que deux,
trois ans et est reparti.
Ah Napoli ! Si je devais décrire cette ville je parlerais du soleil, de sa beauté, de la mer,
et de la pizza, certo ! Tu sais j’ai ramené quelque chose avec moi qui me rappelle tout ça et
qui fait le lien entre ces deux rivages. C’est un rasoir, un rasoir qui appartenait à mon grand
frère. Je me souviens, quand il l’utilisait, je m’asseyais derrière lui et je le regardais, et puis
quand il n’en a plus voulu, je l’ai pris et depuis je me rase avec.
Ce voyage est le voyage de ma vie. Je ne suis pas émigré, ce mot ne fait pas partie de
moi. Je me suis toujours senti citoyen du monde. Citoyen de mon cœur. Ce voyage m’a fait
grandir et il me grandit encore.
Je suis heureux.

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