Départ vers une nouvelle vie

Départ vers une nouvelle vie

Le petit jour pointait sur Diamante, cette petite ville de la province de Cosenza en Calabre.
Philippe se leva, ouvrit les volets de la porte-fenêtre donnant sur la terrasse qui dominait la mer. La
grande dame avait revêtu une robe bleue nuit agrémentée de ses éternels volants blancs qui dansaient
dans le va-et-vient de ses vagues. L’écume de ces volants venait s’écraser sur le rivage. Philippe appela
Angèle son épouse : « Il est l’heure de se lever, ton café est servi, laissons les enfants dormir encore
un peu, le train ne démarre qu’à 11 heures 30. » Angèle se leva, elle était triste. En voyant son visage,
il comprit mais ne souffla mot. Pour lui aussi, c’était difficile de quitter son pays natal, Diamante, la
capitale du piment rouge calabrais, d’où sa renommée dans toute l’Italie. Il pensa qu’il ne reverrait plus
ses amis le dimanche, qu’il ne boirait plus avec eux son digestif préféré, un verre de cédrat, l’ancêtre
du citron, qu’il ne mangerait plus leur spécialité, les caddrurieddri, des gâteaux salés en forme de
couronne préparés pour la fête de l’Immaculée Conception et pour Noël. Il dit à Angèle de ne pas
oublier les fruits confits de cédrat ainsi que la liqueur pour les amis qui avaient gentiment proposé de
les héberger dans leur modeste demeure, le temps qu’ils trouvent un logement. « Ne t’inquiète pas,
répondit Angèle, tout est emballé depuis hier. À présent, allons réveiller les enfants afin qu’ils profitent
une dernière fois de la terrasse qu’ils affectionnent particulièrement. Regarde, Philippe, comme elle
est belle notre ville avec ses montagnes, ses collines bordées par la mer, ce paysage est magnifique et
si cher à mon cœur.
– Je sais tout ça, mais aujourd’hui il faut tourner une page dans notre livre de la vie. Ce matin, le
jour a écrit en passant en lettres d’or « bon voyage vers une vie nouvelle et bonne fortune ». Angèle
fondit en larmes.
« Je t’en prie, dit Philippe, il faut être forte, pense aux enfants. »
À ces mots, elle se raidit et sourit.
« Viens, allons les réveiller ».
Ils entrèrent dans la chambre sur la pointe des pieds, elle embrassa les enfants et chuchota à leurs
oreilles : « C’est le grand jour, aujourd’hui nous partons pour la France, à Sète, où des amis nous
attendent. »

Il y avait longtemps qu’ils rêvaient de partir mais, jusque-là, ils n’avaient pas réussi à sauter le pas.
Mon grand-père était pêcheur à la traîne. L’été, il campait sur la plage de Diamante avec sa famille. Ma
grand-mère travaillait dans une figuerie ; son travail consistait à mettre des figues sèches en sachets,
son salaire était précieux dans le budget familial. Hélas, elle avait perdu son emploi. C’est la mort dans
l’âme et après avoir longuement réfléchi qu’ils avaient vendu leurs biens afin d’acheter les billets de
train pour la France qu’ils voyaient comme un pays de cocagne.

Après avoir terminé la toilette et rapidement déjeuné, ce fut l’heure de partir. La veille, ils avaient
dit au revoir à leurs amis, à leur famille. Après avoir poussé la petite porte du jardin éclairé doucement
par un rayon de soleil, ma grand- mère jeta un dernier regard à sa maison, l’œil humide. Philippe qui
l’observait dit rapidement : « En route les enfants, nous devons faire un bout de chemin avant d’arriver
à la gare, nous avons encore un peu de temps devant nous ; cela va nous permettre de visiter pour la
dernière fois notre ville de Diamante, qui est belle comme la plus grande pierre de la gemmologie d’où
vient son nom. Rappelez-vous que la légende veut que soit enfoui quelque part dans la ville ou au bord
de la mer un très gros diamant. »

Après avoir déambulé dans les petites rues bordées de maisons étroites aux fenêtres agrémentées
de colliers de piments rouges, ils arrivèrent à la gare où le train était déjà sur le quai. Ils grimpèrent
rapidement dans celui-ci, quelques minutes plus tard, il démarra. Ainsi le sort en était jeté. Chaque
tour de roue les éloignait de Diamante et, en même temps, les rapprochait de ce pays tant convoité
dans leurs rêves. À travers les vitres du wagon, les enfants contemplaient les paysages qui défilaient.
Angèle était apaisée. Philippe qui la regardait était content de voir qu’elle était moins angoissée. Enfin,
le voyage prit fin. Mon grand-père descendit le premier du train, aida les enfants, Angèle lui fit passer
les bagages et descendit à son tour sur le quai. Sortis de la gare, ils aperçurent le canal.

Mes grands-parents furent heureux de découvrir la ville.
« Quelle luminosité ! s’écria ma grand-mère.
– Que c’est beau ! dirent les enfants.
– Regardez, dit mon grand-père, le pont se lève, ce doit être l’heure de faire passer les bateaux. »
Les enfants, ravis, contemplaient le spectacle.
« Vous êtes contents ? demanda Angèle.
Ils répondirent en chœur :
– Pour une première vision de la ville, nous ne sommes pas déçus ! Regardez, le pont se baisse,
nous allons pouvoir passer.
– Oui, mais quel chemin emprunter pour trouver Philomène ? » demanda Angèle.

Mon grand- père sortit d’une poche un papier où était indiquée l’adresse de ses amis. Il demanda
à une dame qui attendait elle aussi la fermeture du pont, elle lui répondit qu’elle ne comprenait pas
l’italien. Mon grand-père était consterné, il se mit à faire des mimiques avec beaucoup d’explications
et de gestes. Un monsieur qui se tenait tout près lui dit en italien : « Je peux vous amener à cette
adresse ! » Mon grand-père lui répondit : « Je vous remercie de votre amabilité, nous ne connaissons
pas encore cette ville, nous sommes perdus ».

Arrivés devant la porte du 111 Grande rue haute, Philippe remercia chaleureusement le monsieur
et monta l’escalier de cette petite maison étroite, comme toutes les maisons de ce quartier qui, situé
au pied du mont Saint-Clair, domine la mer. Ils montèrent l’escalier, Philippe frappa à la porte, ils
entendirent des pas feutrés, Philomène ouvrit et se jeta dans les bras d’Angèle, son amie d’enfance,
qu’elle n’avait pas vue depuis de nombreuses années.
« Je suis contente de vous accueillir chez moi ! » leur dit-elle.
Philippe lui répondit : « Nous vous serons toujours obligés de votre sollicitude !
– Je vous en prie, entrez, venez sur la terrasse ».

Ils suivirent Philomène et furent surpris d’être, comme à Diamante, face à la mer, de voir le môle,
la jetée, les chalutiers qui rentrent après leur journée de labeur accompagnés de mouettes ; ils crièrent
tous de joie. Angèle eut les larmes aux yeux.
« Je suis ravie, dit-elle, cette vue me rappelle tellement celle que nous venons de quitter !
« Oui, répondit Philomène, j’ai pensé la même chose lorsque j’ai emménagé ici. Vous devez
être fatigués par votre voyage, je vais vous servir un rafraîchissement et vous apporter de quoi vous
restaurer, rien de tel qu’une petite collation pour vous remettre en forme. »

Après les avoir servis, Philomène leur dit : « J’ai de bonnes nouvelles pour vous ; juste en face, il
y a une petite maison libre, j’ai parlé pour vous à la propriétaire qui serait d’accord pour vous la louer,
vous serez bien, il y a un petit jardin où les enfants pourront jouer.
– Oh, s’exclama Angèle, je dois rêver.
– Ne nous emballons pas, répondit Philippe, il faut voir le prix du loyer.
– Ne vous inquiétez pas, rétorqua Philomène, la voisine n’est pas une personne gourmande.
– Oui, mais comment ferons-nous ?
– Elle m’a dit que vous la règlerez lorsque vous aurez trouvé un travail. Vous savez, ici, Philippe, on
peut se débrouiller. Angèle peut travailler sur le quai à décharger les balancelles d’oranges qui arrivent
d’Espagne ou d’Algérie, mon frère est contremaître, je lui ai parlé de votre arrivée et il m’a transmis de
vous dire que si vous êtes d’accord, elle peut commencer lundi.
– Merci mon dieu ! s’exclama Angèle.
– Quant à vous, Philippe, mon beau-père qui pratique la pêche à la traîne a besoin d’un employé.
– Décidément, vous avez tout prévu. répondit Philippe.
– Oui, je connais les problèmes que rencontrent les gens qui sont dans un pays étranger, sans
aucune aide. Lorsque je suis arrivée, moi aussi j’ai été aidée, alors c’est à mon tour d’aider les autres.
Dans ce quartier vivent beaucoup de pêcheurs immigrés d’origine italienne comme nous. Ce n’est pas
facile de s’intégrer. Quelquefois, on nous traitait de sales ritals mais, à la longue, tout est rentré dans
l’ordre. »

Dès le lendemain, ils allèrent visiter leur nouvelle demeure. Ils furent enchantés du petit jardin
au pied du mont Saint-Clair. Quelque temps plus tard, dès qu’ils touchèrent leur premier salaire, ils
emménagèrent petit à petit. Ils s’adaptèrent à leur vie nouvelle. Mon grand-père parla correctement
le français, par contre Angèle parlait à moitié français et à moitié italien et mimait presque tout, ce
qui nous faisait bien rire. Arrivés à Sète en 1895, ils ne retournèrent jamais dans leur pays natal, mais
parlaient souvent de l’Italie ; leur cœur était resté à Diamante.

Leur éternité, ils la passent au cimetière marin, face à la mer qu’ils ont tant aimée.

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