Enfance d’une immigrée toscane
Enfance d’une immigrée toscane
Il était une fois, en 1930, un petit village nommé Caccialupi dans la province de Lucques en Toscane (Italie). Un village tranquille, rural, retiré de l’agitation citadine où les seules ressources provenaient du travail de la terre. Une terre accueillante et fertile. Et là, un beau matin de décembre, naquit une petite fille du nom de Napolina Landi. Elle deviendra ma mère trente-huit ans plus tard.
Il faut dire que Napolina n’a pas choisi le moment idéal pour débuter dans l’existence et aspirer à un avenir radieux. En effet, le climat qui régnait en Italie à cette époque était hostile. Mussolini était au pouvoir depuis 1922 (chef du gouvernement), puis, vint la grande crise de 1929. D’un point de vue économique et industriel, l’Italie était en retard par rapport à ses pays voisins. Pauvreté, revendications sociales, clivages politiques et sociaux, tel est le contexte de l’époque. Et pour couronner le tout, l’Italie fasciste s’allie avec l’Allemagne nazie et déclare la guerre à la France et à la Grande Bretagne le 10 juin 1940.
Le décor étant planté, je vais essayer, dans un premier temps, de retracer l’enfance de Napolina marquée par la guerre, suivie, quelques années plus tard, de son exil pour la France.
I- Une enfance marquée par la guerre
I-1- 1930/1940
Napolina, fille de Carminina et de Giuseppe a deux frères, l’un se prénomme Silvano et l’autre Pordino. Étant l’aînée de la famille, dès l’âge de six ans, elle doit s’occuper d’eux. Elle doit également préparer les repas, participer aux tâches ménagères... Les parents, quant à eux, travaillent dur. Ils sèment, récoltent, vendent leurs produits, élèvent du bétail. Les quelques hectares de terre dont ils s’occupent ne leur appartiennent pas. Ils paient une rente à un vieux couple de paysans à la retraite chez qui ils habitent. Une sorte de « viager ». C’était fréquent à cette époque.
Ainsi, après plusieurs années de « viager », le vieux couple s’éteint et les parents de Napolina deviennent enfin propriétaires. Tout semble donc aller pour le mieux pour la famille Landi. Cependant, Napolina n’a pas le temps ni la force de se rendre à l’école. En effet, entre la charge de travail que lui impose sa mère et l’éloignement géographique de l’établissement (environ trois kilomètres) Napolina n’a pas tellement l’occasion d’utiliser sa plume et son encrier. À cette époque, l’école était obligatoire de six à onze ans, en théorie, et le fascisme était omniprésent dans le système éducatif. À partir de 1930, le régime contrôle les livres scolaires et impose aux enseignants et aux élèves des textes uniques dans les écoles primaires.
C’est donc dans ce contexte, que grandit Napolina. Une enfance difficile, trop rapide, dépassée par les événements. Nous sommes le 10 juin 1940, Napolina a dix ans, et l’Italie entre en guerre.
I-2 1940-1945
C’est à la radio (un vieux poste à peine audible) que la famille Landi apprend la nouvelle. Un climat de terreur s’installe. Mais heureusement, Giuseppe est trop âgé pour partir à la guerre et les deux frères sont trop jeunes. La famille reste donc unie pendant cette longue et dure période. Il faudra attendre 1943 pour que les choses évoluent.
Mais rien n’est encore gagné, même si la tendance politique s’inverse. En effet, le gouvernement Badoglio déclare le 13 octobre 1943 que l’Italie est désormais en guerre avec l’Allemagne.
C’est à cette époque que Napolina entend quotidiennement les bombardements sur les lignes de chemins de fer, sites stratégiques, situées à deux pas de chez elle car, même si le sud a été libéré par les alliés, le nord a encore un régime fasciste et l’Italie se retrouve coupée en deux par la ligne gothique. Mussolini, avec l’aide des Allemands s’est installé sur le lac de Garde et a créé la République de Salò. Donc, lors de ces bombardements, Napolina prend ses deux frères sous son aile et les emmène dans le refuge prévu à cet effet. Elle a treize ans et doit prendre seule toutes ces initiatives car ses parents travaillent dans la colline où ils ont eux-mêmes construit un abri. Fréquemment, les partisans de Mussolini emmenaient les Allemands au domicile des Landi pour leur prendre toute leur nourriture (cochons, poules, œufs etc.).
Un jour, Carminina (la mère de Napolina) refusa de donner un cochon à l’Allemand. Celui-ci, furieux, pointa son arme sur son front en menaçant de la tuer sur-le-champ. Napolina se trouvait à ses côtés et pleurait, suppliait sa mère de céder aux injonctions de l’officier allemand. Alors, prise de bon sens, Carminina céda.
Toutefois, Napolina et ses parents ont participé à leur façon à la résistance contre Hitler et Mussolini. En effet, la ville alentour était bombardée et quelques habitants venaient trouver refuge chez eux. Cependant, il n’y avait pas assez de nourriture pour tout le monde. Ainsi, la nuit venue, ils partaient tous « reconquérir » la ville assiégée, au risque de se faire tuer, dans l’espoir de récupérer quelques denrées alimentaires. Ce qui manquait le plus était le sel, le savon, la farine car les champs de blé étaient surveillés par l’ennemi. À titre d’exemple, le savon était fabriqué avec des os de moutons (vous pouvez imaginer l’odeur !).
Pour conclure, de 1943 à 1945, Napolina et sa famille connurent les bombardements, l’agressivité et la domination des Allemands, la misère sociale, les restrictions alimentaires et la crainte de la mort, présente à chaque instant. Mais, heureusement, le 25 avril 1945 advint la libération, tant pour l’Italie que pour la famille Landi.
I-3 La libération
Le 25 avril 1945, Milan est assiégée par les troupes alliées et l’Italie tout entière est enfin libre. Mussolini est fusillé près de Dongo trois jours après. Tout le village de Caccialupi est euphorique. On chante, on danse, on acclame les troupes anglo-saxonnes. Beaucoup d’Américains s’installent dans le village voisin.
Napolina qui est désormais une belle jeune fille de quinze ans va les voir, « discute » avec eux par le langage des signes ! Ils lui offrent des chocolats, des chewing-gums. Il y en a même un qui tombe amoureux d’elle. Mais quelle surprise pour Napolina. Le jeune homme est noir et Napolina n’en a jamais vu. Elle ne sait même pas que cela existe. Alors, effrayée, elle prend ses jambes à son cou et ne retourne jamais plus voir les Américains. Ils resteront environ un mois dans ce village avant de regagner leur patrie.
Nous voici à présent dans l’Italie de l’après-guerre et c’est à ce moment là, que Napolina songe à quitter son pays.
II- L’exil pour la France
II-1 Les préparatifs 1946/1951
La guerre fit 443 523 morts et ses conséquences furent désastreuses. Un désastre psychologique, économique et matériel. En 1945, le revenu national était de moitié par rapport à celui de 1939. De plus, le chômage atteignait des chiffres record : environ deux millions de chômeurs. C’est pourquoi, à cette période, beaucoup d’Italiens ont émigré en France et ailleurs. Et Napolina voulait en faire autant. Mais ce n’était pas chose facile. D’autant plus qu’en 1946, Napolina a seize ans, elle est donc mineure (majorité à vingt et un ans) et n’a pas une lire en poche pour payer les formalités (passeport) et les frais de voyage. Ainsi, pendant cinq ans, elle va travailler dur pour gagner un peu d’argent car sa mère est contre cette idée d’expatriation et ne veut rien lui donner.
Napolina, têtue et très motivée, décide alors d’aller vendre des fruits, des légumes, des lapins aux villages alentour, notamment à Castelvecchio. Elle part à pied, tous les matins, avec une corbeille remplie de victuailles sur sa tête (comme les femmes africaines) et marche pendant des heures et des kilomètres sur des chemins abrupts avant d’atteindre les acheteurs potentiels. Les gens sont gentils avec elle, ils lui achètent ses produits, sans doute plus par générosité que par nécessité. Quoi qu’il en soit, Napolina obtient un petit pécule qui lui permet de payer son passeport et de garder de l’argent pour le voyage. Mais quelles sont les vraies motivations qui ont poussé Napolina à partir et pourquoi avoir choisi la France ?
Étant fille d’agriculteurs, Napolina n’a pas le droit de travailler à l’usine, en ville. En effet, pour pouvoir y travailler, il fallait un livret, et ce livret n’était pas attribué aux enfants d’agriculteurs. L’État considérait que ces derniers pouvaient vivre du travail de la terre et par conséquent, les autres postulants devenaient prioritaires. Napolina est donc condamnée à vivre et à travailler à la campagne, comme ses parents et ça, elle ne le veut pour rien au monde. Elle choisit la France non pas par passion démesurée pour ce pays, mais parce qu’une tante, qu’elle connaît à peine, vit là-bas, depuis plusieurs années.
En effet, la tante de Napolina avait émigré en France avec son mari, au début du XXe siècle, pour fuir la misère et le chômage. Elle retourna en Italie une ou deux fois rendre visite à sa sœur, Carminina. C’est là, que Napolina entendit parler pour la première fois de la France.
Ainsi, en 1951, Napolina est majeure et réussit à convaincre son père de l’accompagner. Pour Giuseppe, c’est l’occasion inespérée de voir autre chose que Caccialupi et de souffler un peu (car il faut dire que Carminina a une forte personnalité, propre aux « mamma » italiennes). Mais tous deux n’ont qu’une adresse à leur disposition car la tante n’a jamais répondu aux courriers incessants de sa nièce. Tans pis, ils décident quand même de partir, sans trop savoir comment allait se dérouler l’expédition.
II-2 Le départ et l'arrivée en France 1951
Un beau matin d’avril 1951, Giuseppe et Napolina sont prêts pour la grande aventure. Comme seul bagage, Napolina a un balluchon, avec à l’intérieur une culotte et un tricot. Ils prennent donc le train et après d’interminables heures, ils arrivent enfin en terre promise, la France. Pays contre lequel l’Italie était en guerre, onze ans plus tôt (10 juin 1940).
Il est environ dix heures du soir et comme ils ont peu d’argent, ils décident de dormir sur un banc, à la gare de Toulon. Le lendemain matin, ils partent à la recherche du lieu tant attendu. Le trajet, pourtant court en distance, s’avère long et difficile car Giuseppe et Napolina ne savent ni lire ni parler le français et par conséquent, ils ont énormément de mal à trouver l’adresse. Cependant, ils y parviennent et s’arrêtent devant la maison de la mystérieuse tante. Mais là, surprise, la tante ne veut pas leur ouvrir. C’est son fils, Jeannot, le cousin germain de Napolina qui après maintes tentatives, convainc sa mère de les accueillir.
Voilà, l’histoire s’achève. Giuseppe est retourné en Italie retrouver « sa chère et tendre » Carminina et Napolina est restée en France. Plus tard, elle trouvera du travail chez un Général en tant que « bonne ». Puis, elle rencontrera Jules, mon père, qui était boulanger, se mariera, obtiendra la nationalité française, deviendra commerçante, et aura deux enfants, ma sœur Brigitte et moi-même, Claudia.
Ma mère et moi-même avons été très émues par ce plongeon dans le passé. En effet, tous les vieux et pénibles souvenirs sont remontés à la surface et je ne vous cache pas que Napolina a dû essuyer, à plusieurs reprises, quelques larmes. En ce qui me concerne, j’ai pris un plaisir énorme à écrire ces quelques pages. J’ai été émue, certes, mais l’idée de pouvoir laisser un écrit retraçant l’histoire de ma mère, m’a comblée de bonheur.
Claudia Estellon