La langue de la Divine Comédie

La langue de la Divine Comédie

Voici ce que j’écrivais le lundi 7 mai 2007, dans ce diario de lecture que je tiens à propos de la Divine Comédie, avec au fil des jours des remarques, des questions, mais aussi et sans aucun doute afin d’épancher un peu de ce trop plein de joie à la lire.

Comment y vient-on ?

Par une sorte d’ajustement, d’accord, comme on le dirait des musiciens qui accordent leurs instruments avant de jouer. Et ici, cet « avant » n’a pas de sens pour moi, ou un sens encore non éclairci. De même le sens de « l’après » n’est-il pas – pas encore – révélé. Que s’agirait-il de faire ensuite, après cet accord, une fois cet accord réalisé ? Quoi qu’il en soit, il y eut, il y a environ trois ans, l’irruption de ce sentiment : il me fallait en venir à Dante, arriver jusqu’à lui, pour m’accorder à cet amour de la langue italienne que j’ai éprouvé depuis que je l’ai rencontrée à douze ans, en classe de quatrième. Rencontre qui fut à elle seule événement paradoxal et inespéré : ce que mon père ne m’avait pas donné – l’accès à cette langue, la sienne – une école du nord de la France me l’apportait puisqu’il était possible de choisir cette langue « étrangère » à l’entrée de la Quatrième. Sûrement y a-t-il eu quelque chose là qui devait se faire comme on comble un manque essentiel, sûrement y avait-il aussi quelque chose comme une présence en creux. Cette présence en creux que l’italien me faisait obscurément trouver, c’est d’abord la sienne, celle de mon père, car il était peu présent comme la plupart des pères d’avant les années soixante-dix. Mais cette absence avait aussi une particularité : elle était renforcée, redoublée par le fait que ce père, comme tous les pères mineurs dans toutes les mines du monde, ce père donc, « disparaissait » chaque matin, rejoignait un espace absolument inconnu de nous les femmes – interdites de descente – comme de tous ceux qui travaillaient et vivaient « au jour ». Je crois que tous les enfants de ces pères-là ressentaient cette absence redoublée, même si nous n’en parlions jamais entre nous. C’était plutôt par nos mères, dans la proximité de nos mères, que nous en étions conscients. Nous sentions que dans le cœur de nos mères, il y avait aussi une absence radicalisée par la totale impossibilité de représentation, Leur esprit était incapable de visualiser le lieu où se trouvait leur époux, inapte à se représenter véritablement son activité. Peut-être même y avait-il de leur part une volonté de ne pas se représenter ces « choses ». Quand les pères et les époux partaient, seuls comptaient le bonheur de leur retour et la nécessité d’y croire. Il ne fallait pas trop penser aux choses d’en bas, car d’en bas, on n’en remontait pas toujours.

Fille de mineur et petite-fille de mineur, j’ai trouvé miraculeusement en surface, ce que ces deux hommes avaient perdu progressivement au fond de la terre : une langue.

À cette langue, je suis comme née deux fois. D’abord avec la rencontre de l’italien enseigné à l’école puis à l’université, et bien des années plus tard donc, à ce moment où, comme me réveillant, je me suis dit un jour « Comment ai-je pu passer toutes ces années à aimer l’italien et à ne pas entrer dans la lecture de Dante ? »

J’ai croisé un jour quelques images à la télévision : un vieux monsieur juif disait : pour être bien avec soi-même, il faut bien parler la langue de ses ancêtres. C’est surtout le « bien » que j’ai entendu. Je réponds à cette invitation. C’est dire que le chemin n’a pas de fin ! Et quelle merveille que d’y rencontrer, comme posé là, grand ouvert, le livre ardu et simple qu’est la Divine Comédie

Il y a trois ans, j’ai commencé la lecture de l’Enfer de la Divine Comédie, puis la lecture de l’œuvre complète, lecture assidue, souvent reprise, et assez vite, lecture directe en italien. Ce passage est un vrai franchissement. Le jour où il s’est accompli ce fut à la fois une libération et un accès à un niveau de plaisir accru. Lire Dante en italien, c’est accéder à la sonorité de SA langue, et entendre tout de suite la singularité de cette langue, jouir de ses choix d’expression, comme si l’on était tout près du moment où le poète écrit, où le vers se forme, où la terzina ligne à ligne apparaît sur la page, avec une intensité de bonheur qui semble alors entrer dans les veines.

Chantal Saragoni, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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