La langue à l'estomac

La langue à l'estomac

Ils dorment dispersés dans les pays lointains.
Depuis cent ans
Leur place les attend
Au cœur de la colline.
Avec moi leur race s’éteint

Ormai dormono in lontani paesi.
Da cent’anni li attende
Il loro posto
Nel cuore della collina.
Con me si estingue quella stirpe

Je suis née dans le même village que mes parents, que mes grands-parents, mes arrière-grands-parents, peut-être (je ne sais plus), à Perfugas en Sardaigne. Mon père émigra le premier en 1959, d’abord en Corse, clandestinement, puis sur le continent avec un permis de séjour. Une nuit, j’ai rêvé que je traversais un bras de mer sur un radeau de fortune, une coquille de noix en proie aux ondes de la tempête ; de hautes falaises toutes blanches nous surplombent et nous enserrent, on recherche désespérément un point calme où accoster, un point d’attache. Je découvris un jour que mon père faisait régulièrement le même cauchemar. Il rêvait des bouches de Bonifacio et de sa traversée empreinte d’angoisse, livré au bon vouloir du destin mais sans résignation et bien conscient que ce qui l’avait poussé, malgré lui, à braver les adversités de la nature n’étaient pas le fait d’un instinct migratoire génétiquement déterminé mais de présupposés économiques d’un capitalisme déjà débridé.

Quelques années plus tard, en 1963-1964, je suis sur un banc du Cours préparatoire de l’école primaire laïque de filles Dutasta à Toulon, un stylo Bic jaune à pointe fine à la main. Le miracle de la lecture et de l’écriture en français avait été célébré comme un Avènement. L’adoption contingente – et donc, en un certain sens, forcée – de la langue française devait être en retour promotrice de nouveaux droits à condition que l’on sache les exiger à bon escient, les arracher aux détenteurs de privilèges par une parole « juste » dans tous les sens du terme. Les mythes familiaux n’étaient pas traversés d’icônes ou de figures révolutionnaires françaises mais par les Sacco et Vanzetti, les Rosenberg ou les Gramsci morts pour leurs idéaux universalistes. En conséquence, la patrie de Victor Hugo et de Jaurès (le concept de « patrie » n’avait pas cours chez nous ), comme on se complaît à l’appeler aujourd’hui, n’avait aucune consistance ; vierge de clichés ou de préjugés elle était justement grâce à cela prête à être re-connue dans son hautaine altérité.

Je ne reçus aucune éducation linguistique à proprement parler ; ma langue maternelle, celle que l’on acquiert avant l’âge de raison, était bien celle de mammina, un italien bien entretenu que mes parents parlaient avec moi parce qu’ils ne voulaient pas m’apprendre le sarde, leur langue d’exclusivité… ou plutôt d’« exclusion » : sans doute était-il lié à des souffrances trop insupportables qu’ils ne voulaient pas encore partager avec moi. Je les entendais parler entre eux, rire parfois, se disputer aussi et compter en sarde mais cette langue que je comprenais bien charriait des sons rugueux et revêches, d’un autre temps et d’un autre âge, inarticulables dans le langage policé de personnes raffinées : essaye donc de prononcer sa pudda (la poule), sa trudda (la louche), avec ce « d » mouillé si singulier. Quel meilleur tremplin que la langue italienne pour être acceptés dans une civilisation de bien-être et de progrès, dans un pays comme la France, même si son cartésianisme excessif et sa retenue toute aristocratique glaçaient nos ardeurs méditerranéennes. Du reste, la langue sarde (le logudorese en usage dans le nord de l’île) ne servait pas à nommer ces objets d’une culture citadine ni même les concepts de la culture ouvrière que mon père était en train d’acquérir, arrimée qu’elle était au poids ancestral des traditions pastorales.

Nous allons voir la belle chambre de l’enfance : là
La profondeur surnaturelle du silence est la voix des portraits obscurs

Ora vedrai la stanza dell’infanzia: lì parlano
in silenzio profondo e soprannaturale vecchi ritratti oscuri

Rien ni personne ne venait mettre en doute ou orienter mes premières élucubrations linguistiques. Je n’ai pas le souvenir de la présence d’un dictionnaire bilingue à portée de main dans les maigres rayonnages où traînaient je crois Le mie prigioni de Silvio Pellico, un recueil de poésies de Carducci, un grand atlas avec des photos couleur de paysages inexplorés et de races inconnues, et même, dans une famille athée depuis déjà deux générations, une bible. à ce moment-là, il n’importait à personne que j’apprenne par une méthode naturelle et spontanée (« auto-générée ») à traduire des substantifs telles que « marciapiede » par « marchepied », « macchina » par « machine » ou « gatto » par « gâteau » : personne ne riait, personne ne me contredisait. Quant aux idées abstraites, elles restaient enfouies au tréfonds de nos inconscients, intraduisibles encore aujourd’hui ou bien si, justement, intra-duisibles, intra-dicibles comme ce grembo dans le « vieni in grembo ! » de ma mère, qui est si loin de signifier « viens sur mes genoux ». Et puis de loin en loin ce chapelet de proverbes et dictons qui ponctuaient certains actes de la vie courante dont je ne saisissais pas toujours les sens métaphoriques mais qui nous lient encore dans un sourire complice : chi dorme non piglia pesci (je n’aimais pas la sardine et ses arêtes), o mangia la minestra o salta dalla finestra (nous habitions au quatrième étage), in quattro e quattr’otto (quatre et quatre : huit… et après ?). Ces mots et ces phrases nous surprennent parfois aujourd’hui au détour d’une conversation intime. « Entre nous », ils peuvent se manifester : c’est parce qu’ils sont là, même tus, en attendant qu’on veuille bien leur donner vie, les réchauffer à notre corps.

Des lambeaux de mots sur mes lèvres, morts-nés avant même d’avoir exprimé leur premier souffle, juste une couleur de sons sans voix, qui tarde un peu trop longtemps à prendre forme, que je tente d’arracher au chaos babélien. Ma langue maternelle n’est-elle pas ceci : une langue adamique (faut-il dire « hévaïque » ?) fantasmée, qui aurait dû assouvir la smania, la brama, une envie incommensurable mais de quoi si ce n’est d’embrasser l’autre tout de moi-même. Cette langue-mère, la langue de ma mère était aussi la mère des langues, la Madre Lingua définitivement perdue mais jamais oubliée.

J’ai cru que je pouvais apaiser ce mal-être viscéral en m’installant en Italie. Je frissonnais cet automne-là sur les rives de l’Arno où d’autres venaient sciacquare i panni. Et, toujours, ce sentiment de dépossession… La langue que j’entendais autour de moi avait une tonalité familière et pourtant singulièrement étrange que je n’arrivais pas à m’approprier. Quand je parle italien, on me dit que j’ai un accent indéfinissable (est-ce le français ou le sarde qui ne différencie pas les consonnes doubles des consonnes simples ?) : ce tu non sei di qui (?) me déconcerte par son intention à la fois inquisitrice et frustratrice. D’où croient-ils que je suis ? D’où suis-je ? Les Italiens n’ont pas de racines nationales, ils sont ancrés dans leur terroir (tiens ! un concept qui n’existe pas en italien), leur ville même, comme certains Français des banlieues se disent parfois appartenir à un quartier. Ils sont également intimement pétris de leur langue qui est le sicilien, le napolitain ou le toscan, mieux, le florentin ou le livournais. Je ne suis ni Pisane, ni Toscane. Ni Italienne, ni Sarde. Ni Toulonnaise, ni Française… Constat, interrogation ou déni ? Le constat n’appelle pas de réplique, l’interrogation attend une réponse justificatrice, le déni vous fait taire. Ces mots italiens qui flottaient dans notre maison, qui veillaient, prêts à se dire, avaient certes une histoire, une généalogie mais n’avaient pas vécu en nous ou par nous ; ils restaient des fantômes désincarnés, ils ne s’étaient pas gravés dans notre chair et notre sang, n’avaient pas accompagné nos premiers amours, ne nous avaient pas consolé de nos peines d’adultes. Les mots nous « échappent », dit-on, mais pour aller se loger dans les profondeurs abyssales, comme dans le ventre d’une entité qui n’aurait jamais accouché de ses êtres de paroles. Cette langue immature, infantile était restée indissolublement liée à un passé édénique, un passato remoto, un im-parfait du subjectif, coupé de toute énonciation. La langue de mon cœur, la lingua del cuore ne sera jamais la langue de mon corps.

Tous les serviteurs sont morts.
Moi, j’ai perdu la mémoire.

Tutti i servitori sono morti
ed io ho perduto la memoria.

« J’ai un trou de mémoire », « le mot me manque » , « ho un vuoto di memoria », « mi manca la parola »… mais ces aveux mille fois entendus résonnent en moi comme « ho un buco (nello stomaco) »… « j’ai un creux », « je me vide » ou « ma mère me manque », c’est pareil. Combien de fois ai-je eu à subir cette sensation ? En français, en italien ? En italien lorsque je suis en France, en français lorsque je suis en Italie ou vice-versa, peu importe, alors même que ma profession exigerait qu’il n’en soit pas ainsi. Je n’ai vécu toujours que dans les béances creusées par les sables mouvants des deux langues qui se sont faites et défaites l’une dans l’autre, l’une par l’autre, qui ont été départies par les hasards de l’Histoire. Ma vocation de linguiste ne m’est-elle pas venue de ce nécessaire travail de « colmatage », toujours recommencé ?

(Dans le rayon de la lanterne elle tourne, tourne avec le vent
Comme dans mes songes d’enfant
La vieille, – vous savez, – la vieille).

(Nel raggio della lanterna lei gira, gira nel vento
come nei miei sogni di fanciullo,
la vecchia, sapete ?, la vecchia
).

En même temps que j’écris ces lignes, j’entends la valse lyrique de Chostakovitch et, comme dans un vieux film de Fellini, une troupe de bateleurs qui s’éloignent dans une joyeuse cacophonie alors que la fête est finie, depuis longtemps ; la musique détonne, les visages défaits sont marqués par toute une nuit d’excès, et les robes tournent, tournent encore lentement. Ma grand-mère est morte d’une maladie d’Alzheimer. Elle ne se souvenait plus que de chansons qu’elle fredonnait à mi-voix, par bribes parfois, le regard rivé sur la fenêtre, guettant les ombres dans l’allée…

« C’était jadis », « Tempi lontani »…

« Nonno, chante-moi Bella ciao… encore… » implore Loriana à son grand-père. Ne restera-t-il de notre langue que ces obsédantes antiennes ?

 

Lorella Sini, 2009

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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