La lettre H
La lettre H
Le quartier où nous habitions alors nous était moins étranger qu’aujourd’hui, tu dois t’en souvenir. Quelquefois, nous prenions le temps d’y flâner un peu, de varier nos parcours. Alors, passant souvent devant cette petite boutique verte, je sentais confusément que quelque chose m’y faisait signe, me tirait par la manche sans arriver à me retenir, dans ma hâte un peu ridicule de marcheur distrait parisien. Jusqu’au jour où je « vis », pour la première fois réellement l’enseigne, verte elle aussi, sur la porte du vieux relieur à qui je méditais déjà vaguement d’apporter un de mes livres qu’il convenait de renforcer urgemment d’une vraie couverture, sous peine de le perdre à jamais – comme les mots froissés de la Sibylle – en fragiles feuillets désossés. Un coup de vent et pfff… Il faut dire que, ce jour-là, j’avais relu Frutta erbaggi de Saba, un poème en forme de madrigal foudroyant, dont le titre (imprimé avec des guillemets) semble indiquer au regard précisément l’inscription d’une enseigne, comme d’un « texte » avant le texte que l’auteur se serait proposé de transcrire : « Fruits et légumes », là ! Cette inscription, présentement la verte, portait donc ceci : Ghiragossian, Reliure. Il est clair comme la langue française que le son initial du nom aurait dû s’écrire Gui-, succession de lettres si banale dans cette langue que, souvent, j’avais pesté contre son intrusion mécanique jusque dans le prénom célèbre de Giuseppe Ungaretti, et jusque dans les colonnes d’un quotidien aussi soigné et prétentieux que Le Monde. J’en conclus, ayant moi-même dû bien des années auparavant intervenir auprès d’un bureau d’état-civil pour faire réécrire correctement le prénom de mon propre père, ex-italien naturalisé, je conclus, ayant déjà désormais dépassé la vitrine, que cet homme, sans aucun doute, lui, d’origine arménienne, avait transité aussi, pour une raison quelconque, aussi et durablement, par la péninsule italienne. Ma pensée allait à l’ilot des Arméniens dans la lagune de Venise, forcément : San Lazzaro degli Armeni, avec son clair campanile. Ce n’était peut-être qu’une lointaine vision de vacances.
Quelques jours plus tard, je lui amenai mon bouquin malade. Un bref coup d’œil et, oui, cela peut se faire. L’impression que la reliure n’était pas – pas plus que strictement nécessaire – sa passion. Et cela m’arrangeait. Le petit homme sec, les yeux rieurs, les mains nerveuses me rappelaient mon grand-père Antonio : que ne ferait-on pour nier le temps, rencontrer encore une fois les chers disparus, renouer avec soi-même en allé (on ne sait trop où), bien sûr. Donc, dès la visite suivante – et le livre était resté au même endroit, et dans le même état précaire effeuillé qu’auparavant – je tentai une approche. « Et votre nom, monsieur, se prononce bien Gui-ragossian, n’est-ce pas ». Bien sûr. « Parce que, en France, on n’a pas l’habitude de cette orthographe avec un H, n’est-ce pas ». Le patronyme était écrit comme ça sur ses papiers, lesquels avaient été établis près de Milan avant sa venue en France. « Mais ce début, Ghira, fait très italien en effet, comme le -gli- dans mon propre nom »… C’est vrai, etc. Voilà tout. Un courant de sympathie entre le très vieil homme et le client curieux que j’étais devenu. Déjà la parole s’en allait pour son propre compte, se déversait dans une oreille trop heureuse de l’entendre sans doute. Le souvenir le plus fort, le plus brûlant de cette vie ballottée fut bientôt livré, peut-être dès cette deuxième visite, ou à la suivante au plus tard, parce que le travail de reliure n’avançait pas plus vite que la musique de la mémoire, forcément. C’était à la fuite, la sienne, hors d’un camp de prisonniers, oui, en Allemagne, pas mieux précisé que cela, et puis chacun pour soi. Donc : une fermière teutonne, énorme pour le petit gars affamé juste sorti de léthargie (Ghiro, dans ma tête, à savoir « loir »), par delà une barrière champêtre bien incapable de l’arrêter, penchée sur son panier de bon linge fumant à étendre, offrant sous son tablier une croupe somptueuse, à peine croyable, et que pouvait-il faire d’autre, il avait sauté directement de la barrière entre les cuisses chaudes de l’ennemie, seule depuis un certain temps sans doute aussi, et toute prête à accueillir cet Ariel brun, cette averse du ciel. Mystère des corps, magnifique nature en deçà ou au delà de tous les déchirements, des haines, de la connerie humaine. La seconde guerre mondiale, une paille, momentanément annulée en un instant. Pfff.
Ce n’était pas exactement ce qui m’intéressait, au fait, passé le vrai coup d’étourdissement sous l’averse. Je le ramenai par petits coups de coude vers son passage italien. Car je travaillais, après tout, sur les migrations dans l’aire italo-romane, en ce temps-là : on est sérieux ou l’on se tait. Alors, voici l’histoire. Des bonnes sœurs, italiennes en effet, émues par ces petits Arméniens, garçons et filles. Peut-être parce que, disait-il incrédule, elles n’auraient jamais elles-mêmes d’enfant. Qui sait. Un voyage cauchemardesque, les îles étranges (que je supposai vertes d’algues vénitiennes), puis l’interminable train. Je croyais le voir, ce train de tous les malheurs de l’époque, s’arrêtant souvent pour laisser passer de plus importants convois, dans la longue plaine du Pô, Ėridan longé de pâles pleureuses, ses sœurs blessées. En pleine fin de première guerre mondiale. Drôle de destin du siècle, d’une boucherie à l’autre et à l’autre encore… interminable. Il ne connaissait pas le Metz Yeghern, il ne parlait pas du « Grand Mal ». Juste de ses petits maux d’enfant, les plus douloureux, et pas un mot sur ses chers disparus à lui (j’eus un peu honte de mes précédentes pensées ; du reste, il ne ressemblait pas du tout, avec ses sourcils broussailleux, à mon fantôme d’Antonio) ; ni des débats autour de l’Arménie de ce temps, et pour longtemps. Je lui livrai quelques bribes de mon maigre savoir : l’accueil à Bari, à l’autre bout de la Péninsule, et l’utopie de la « Nouvelle Araxès ». Non, il n’en savait rien. Lui et ses congénères étaient restés dans la banlieue de Milan, quelques cours d’italien (et de religion) et suffisamment à manger. Puis les religieuses leur avaient annoncé qu’ils et elles ne pourraient pas rester ensemble, et que d’autres pays étaient prêts à les accueillir par petits groupes. Il avait, lui et un copain, choisi la France, sans savoir exactement pourquoi, et voilà. Il y avait conservé, sur les nouveaux papiers que lui fit la gendarmerie, son H, le H italien de son nom grâce auquel je l’avais ici « découvert ». Mais : le moindre accent, la plus petite déviation de débit, telle cadence, sans parler d’une presque invisible nuance dans la couleur de peau, et l’expatrié croit se reconnaître – ou retrouver son parent – dans le premier compagnon de mésaventure venu. N’est-ce pas. Ce n’est pas l’Amérique, non. C’est plutôt le geste, le pli de la bouche, les doigts effilés de l’étrangère qui soudain nous ramènent chez nous, où peut-être nous n’avions plus été. Les mêmes doigts, quoique d’une autre, et d’une autre couleur ! Une lettre muette, presque rien, suffit à déclencher le flux d’une imaginaire mémoire. Ou d’un souvenir rêvé, c’est pareil. La « route de Smyrne », dans son cas, était loin, non plus visible sous la pulvérulente chape d’oubli de l’histoire collective – si éloignée de la sienne. Vies qui tiennent, comme on dit, à un cheveu. À un ceveu, disait-il un peu comme aurait prononcé un Italien du nord-est, justement… Qui aurait pu s’apercevoir de la disparition de ce H orphelin, par exemple suite à une distraction de secrétaire de Mairie, ou d’autre scribe administratif ? Nous n’aurions jamais été « parlés à », comme disait Primo Levi, voilà tout, lui et moi. Je lui aurais sans doute confié quand même mon bouquin. Quelle importance ? Nous sommes tous des voyageurs sous les yeux de la minorité des vrais sédentaires, ceux et celles qui restent à étendre le linge, et attendent aussi leurs chers absents. Tendrement.