La Marina : Castel di Tusa

La Marina : Castel di Tusa

La Marina : Castel di Tusa

 

Mon histoire a commencé bien avant moi le jour où un beau pêcheur a lâché ses filets et sa barque, son jardin, son soleil, sa culture, pour arriver à Paris et vivre avec la jeune institutrice qui portait leur premier enfant. Mon père est venu en France pour une bonne raison, mais son cœur resté là-bas, à son insu, a insufflé des plumes dont je me suis parée en catimini. Là-bas, c’est « La Marina », très belle demeure familiale du début du siècle, pardon, du siècle précédent...

J’imagine qu’autrefois, trônant au pied du château comme un contrepoint, elle a dû faire bien des envieux. Une entrée, dont la porte en bois à double battant, s’ouvre sur un vestibule pavé de noir et blanc, dont la fraîcheur saisit dès qu’on passe la porte. La hauteur des plafonds aspire le regard vers le haut pour mieux en apprécier la plénitude. On en oublierait presque l’envergure des ailes, joyeux assemblage de pièces à vivre, réparties des deux côtés. Puis se découvre un escalier de marbre montant au premier étage. En haut un nombre incroyable de chambres et salons ; je crois bien ne jamais avoir traversé toutes ces pièces. Des balcons à l’italienne où, le soir venu, il faisait bon s’accouder pour profiter du calme enfin revenu et tendre l’oreille pour guetter les premières barques partant au son des moteurs souffreteux. Au fond, derrière ce qui se veut être un cabinet de toilette, « la pièce noire », sans ouverture, prévue pour s’abriter les jours où le sirocco est si violent que le sable s’immisce dans les moindres recoins. Jamais je n’ai connu ces jours-là, ni le sirocco, ni le temps de la splendeur passée. Mais, aujourd’hui encore, fendue de toutes parts, « la marina » attise plus d’une convoitise. Magie d’un lieu où mes vacances d’enfant ont semé une petite graine italienne dans un coin de ma tête.

Qui étaient les parents qui ont habité là ? De part et d’autre, deux appartements ont été construits pour y loger les deux branches de la famille. Les Francesco-Rosario et les Castrenze-Vincenzo, de père en fils. Deux lignées reconnaissables par la transmission du prénom des garçons. Et même cela a été abandonné pour la version française de la famille. Difficile à porter ce prénom qui marque la provenance ; ce n’est pas un label de qualité dont on peut s’enorgueillir dans le XIIIe arrondissement de Paris. C’est pourtant un NOC, Nom d’Origine Contrôlée, là-bas, sur l’île. Mais du passé rien n’est passé. Jamais je n’ai entendu parler l’italien à la maison... L’intégration totale était de mise, le parler français sans accent : de rigueur !... Mais mezza voce un due mille sessenta tre filtrait à travers les cloisons du bureau comme un ruban soyeux et prometteur : qui pourra m’expliquer l’alchimie du cerveau qui obligeait mon père à faire ses comptes dans sa langue maternelle ?

Surplombant la mer, séparée d’elle par un jardin en restanques, la bâtisse règne, au pied du vieux château en ruines. Jardins d’orangers et de quelques légumes que la terre aride arrive à nourrir à grand renfort d’amour, de travail, de sueur et d’abnégation. Et les très nombreux figuiers de barbarie dont on se demande, à bien y réfléchir, comment on peut se délecter de leurs fruits. Et pourtant... Mes racines poussent dans ce jardin, à côté du jasmin dont la fragrance, à nulle autre pareille, est la clef de mes songes.

La mer, longtemps source de survie, transfigurée les mois d’été en villégiature de luxe des Palermitains, s’étend en contrebas : Castel di Tusa, village de pêcheurs. Juste à mes pieds, la conserverie d’anchois qui a fait la prospérité de la famille. Le poisson, la chaleur, le sel et la saumure ruissellent entre les pavés, les nuées de mouches... Il faut mériter d’aller se baigner au pied du Scoglio Grande. Sans oublier les cailloux blanchis par le soleil, brûlant les pieds et si inconfortables... Quand je remonte, vers une heure, la touffeur me fatigue, l’escalier semble cent fois plus long qu’à la descente... Tout à coup, au coin d’une marche plus ample que les autres, une verveine donne toute la puissance de son arôme sous le soleil de plomb, coup de pouce de la nature pour me dire : « courage t’es bientôt arrivée ». Puis, après un petit effort, la douche sur la terrasse, c’est la traditionnelle anice qui ressuscite... les trois petites gouttes transparentes que l’on ajoute au grand verre d’eau très fraîche... pour qu’un léger nuage se forme à la surface, qui déjà rafraîchit intensément, que l’on boit avec précaution, lenteur, langueur comme pour préserver cette infime pellicule de surface, de peur de la perdre et que le goût ne se dissipe trop vite, alors que les effluves de cuisine sont déjà là, salsa di pomodoro, alchimie savante, tous les jours réinventée pour accompagner la pasta obligatoire qui ouvre le bal des papilles du repas de midi, jouissance du palais.

Images et souvenirs d’un passé révolu, où l’eau courante n’était pas de mise... alors que secrètement plus haut dans le village, une source pourvoyait les jours de robinets muets à nos besoins réduits à l’atomique. Une époque où le beurre était une denrée si rare et incongrue que les tartines de beurre rance laissaient un goût de revenez-y. Parce qu’à côté de tout çà, il y a le reste... les merveilles culinaires qui sont les seules transpositions du passé que j’ai pu emporter avec moi, les surprenants échanges d’un balcon à l’autre, au creux d’un panier... quand ce ne sont pas des chamailleries qui sont envoyées plus vite encore d’une terrasse à l’autre, l’étrange mélodie de la langue où même un Italien bon teint s’y perd... là-bas où toute agitation cesse séance tenante à 14h30, pour laisser l’ardeur du soleil s’épanouir solitaire.

C’est seulement alors que je perçois l’Ave Maria qui s’égrène toutes les heures, au son d’une cloche en bronze qui sonne un peu faux, la chaleur doit y être pour quelque chose..., ponctué aux quarts et aux demies d’un « dong » tellement commun qu’on pourrait le croire désagréable. Mais c’est sans compter sur le train... Imaginez la voie ferrée reliant Palerme à Messine. Imaginez le train qui crapahute sur cette ligne. Un vieux train à l’ancienne qui circule une vingtaine de fois par jour... dans un sens ou dans l’autre pour rythmer les heures qui s’effilochent. Ce train que j’entends arriver de loin par sonorités saccadées que la mer porte à qui veut l’entendre. Oui mais nous, on ne l’entendait que trop bien. Ou plutôt, on le sentait à ne plus pouvoir le sentir, ce train qui passe sous la salle à manger et fait trembler les vitres. Mais sans lui, notre Marina ne serait pas ce qu’elle est.

Villégiature d’enfance, elle a bâti souvenirs et identité. Imaginaire et inconscient sont au moins aussi forts que les mots. Miracle et mystère, alchimie du sang, filigrane des sentiments, mes racines ont poussé en souterrain et en douce. Elles m’ont donné le goût si particulier des fruits croisés. Je suis une transgénique des âmes, funambule des pensées, mélange intime des cultures, italo-française ou franco-italienne, pas de primeur ni de faveur, je suis de là-bas et d’ici, fléau d’une balance dont la verticalité est soumise aux assauts intimes de ma vie.

Voilà comment je suis devenue italienne. Par le sacrifice d’une part d’identité, parce qu’un Francesco est devenu François, le goût pulpeux de l’Italie m’est parvenu, a macéré dans ma marmite intime et a fait naître mon Italie à moi, mon Italie du grand écart et du paradoxe. Celle des beautés ancestrales et fragrances jouissives qui ancrent à la terre. Celle des chansons traditionnelles qui déversent leur pur jus d’émotions et des embrassades étouffantes jusqu’à l’insupportable. Celle du clinquant chic de l’apparence et du fortissimo du geste qui vous fait reconnaître un Italien sans risque d’erreur. Celle des sentiments, amour et respect, fierté et pudeur, fidélité et sincérité, cachés sous le voile éthéré du démonstratif plein de promesses pour qui saura le soulever. Des profondeurs insoupçonnées aux légèretés les plus factices, voilà mon Italie, celle que j’aime et qui m’habite.

 

Emmanuelle Nigrelli

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