Le Français, quoi d'autre ?

Le Français, quoi d'autre ?

Je porte le nom de mon père, le nom d’aïeux sardes qui ont disparu sans laisser de traces. Gianpietro Demelas, le grand-père avec lequel commence la seule histoire dont la famille se souvienne, est né en 1875, sujet d’une Italie récemment unifiée. Originaire de Lula, dans la province de Nuoro, il parlait l’un de ces dialectes appelés aujourd’hui à disparaître au profit d’une langue sarde unique, de création toute neuve. Et quelle que soit sa langue, il ne savait que la parler.

Quand il a quitté Lula, dans les premières années du XXe siècle, il a disparu du terroir natal. Pas de lettres, pas de nouvelles, pas d’écrit. Effacé.

Il s’est rendu sur la côte française, Marseille, puis Nice où il a trouvé femme. De nationalité française – que je suppose italienne de culture –, dont je ne sais dans quelle langue elle s’exprimait avant son mariage : seulement le français ou bien aussi l’italien au sein de la famille ? Rien non plus sur les échanges avec son époux. Elle est morte l’année de ma naissance et cela faisait longtemps qu’elle ne parlait plus à Gianpietro dont mon père et ses frères disaient qu’ils ne l’avaient jamais entendu prononcer qu’une phrase, « Ne monte pas le cheval ». Retiré alors dans le bled, le vieux ménageait l’animal qui tirait sa carriole lorsqu’il se rendait d’El Moungar à Khouribga.

Marié peu après 1910, le grand-père retraversa la Méditerranée, cette fois en direction du Maroc, devenu entre-temps protectorat français. Une ligne de chemin de fer s’avance dans le pays, il en suit les chantiers comme scieur de long. Il est là pour gagner de l’argent, épargner, acheter une terre. Le seul rêve qu’on lui connaisse. Pendant qu’il va de campements en campements, sa femme reste dans le bled, près des mines de phosphate de Khouribga où le couple s’est établi. Affligée d’une exceptionnelle fécondité, elle se débrouille pour élever seule des marmots qui naissent au rythme d’un ou deux tous les deux ans. Douze, dont deux paires de jumeaux. Sept survivront. Leur langue maternelle ? Le français, probablement, un français réduit aux échanges essentiels, et l’arabe et le berbère avec les compagnons de jeu. La grand-mère non plus n’était pas diseuse.

Il n’y existe pas encore d’école européenne à El Moungar, quand naissent les trois aînés dans le groupe desquels figurait mon père et son jumeau. Ceux-ci connaîtront donc l’école coranique et seront alphabétisés en arabe littéral. Le français écrit fut une découverte tardive, qu’ils ne semblent pas avoir trouvée commode. En revanche, ils écrivaient bien l’arabe et leurs lettres avaient belle apparence.

Aucun n’a passé le certificat d’études ; à douze ans, ils firent leur apprentissage dans les écoles que la mine avait créées pour former ses employés – menuiserie, électricité, mécanique… Dans cette ville minière du Maroc se retrouvent les mêmes distractions que je relèverai quand j’étudierai les Andes. Comme à Huanchaca, à Cerro de Pasco ou à Pulacayo dans les années trente, les jeunes font du sport en tricot de corps et pantalon blancs, ils fument du tabac à rouler et fréquentent le cinéma où passent les succès du moment, français sans doute, mais surtout américains. Mention spéciale pour Marlène Dietrich et Morocco.

La guerre survient. Les garçons, récemment naturalisés français, décident de s’engager, histoire de donner plus de crédibilité à leur passeport tout neuf. Mon père se retrouve dans les tirailleurs marocains ; son jumeau, mécanicien, dans l’aviation. Parmi les plus jeunes de la fratrie, il en est un qui restera dans l’armée et connaîtra l’Indochine.

Le 7e RTM (régiment de tirailleurs marocains) formé de troupes indigènes du Moyen Atlas s’est donné pour devise « Avance ou meurs ». Il prend part à la campagne de Tunisie en 1943, puis à celle d’Italie en 1943-44. En 1944, il lui reste si peu d’hommes que les survivants se fondent dans le 6e RTM (cette fois, c’est « Sans peur et sans repos »), et participent à la campagne d’Allemagne dans cet hiver 1945 qui marque la fin des marches pour le caporal Demelas qui a échappé aux bombardements et aux mines, mais pas au gel qui lui mord les orteils.

Je n’ai pas trouvé d’informations sur les langues parlées dans ces troupes issues de régions berbères. Mon père servait d’écrivain en arabe à ses compagnons illettrés. Dix-douze ans après la fin de guerre, je l’ai accompagné chez des anciens du régiment chez lesquels on mangeait le couscous avec les doigts ; en ce temps, je comprenais cette langue.

Mon enfance a été occupée de récits de guerre, qui remplaçaient les contes du soir. Ma sœur et moi nous endormions après avoir entendu les mêmes versions des mésaventures des tirailleurs et de leur mascotte, le bélier qui défilait en tête les jours de revue. Mangés par les poux, ils pleuraient quand on leur versait de la soupe claire – ça c’était l’histoire du passage dans le ravin du Diable, et nous riions beaucoup d’imaginer des adultes, des papas, en train de pleurer sur leur gamelle. Il y avait aussi l’histoire des bombardements aux abords de Montecassino, où la terre avait tellement tremblé qu’on continuait de dormir, des semaines après, sur un sol qui paraissait bouger encore. Et puis l’entrée dans Rome, dont nous avions pour preuve une louve, les jumeaux agrippés aux mamelles, qui tenait dans le creux de la main ; la statuette, en métal tendre, un alliage de plomb, je crois, avait le nez aplati d’avoir été tassée dans le havresac. Et puis l’arrivée à Sienne et la fête du Palio, l’image de chevaux galopant sur la place.

Les aventures perdaient de leurs couleurs au fur et à mesure que le régiment montait plus au nord. Le froid ralentissait les contes de guerre dont le raconteur ne disait rien d’horrible.

De ces voyages forcés à travers l’Europe, des bribes de langues remontaient. Un peu d’italien (« c’était bizarre, ils étaient italiens comme moi, mais ils étaient prisonniers et on ne se comprenait pas »), et pas mal d’anglais baragouiné avec délice, car l’Amérique c’était des chaussures, des conserves, de la musique, les chaussures avant tout. L’allemand, il n’en disait guère plus que Francis Blanche et dans le même registre grossièrement comique.

À l’âge où j’écoutais ces récits, les langues se rangeaient déjà en deux camps, celle que l’on écrit, le français, celles que l’on parle, l’arabe, le berbère, mais aussi l’espagnol, l’italien, le maltais, le russe… À la fin de notre vie au Maroc, nous avions quitté le bled pour Casa. Notre entourage étant devenu ce qu’on appelait « européen » (à la différence du bled indigène), nous avions pour voisins toute une bigarrure d’émigrés qui se demandaient, comme mes parents, quel serait leur prochain lieu d’atterrissage, le Canada, l’Alaska, la Nouvelle-Calédonie… Il fallait partir. Par peur du froid, mon père choisit le sud-ouest de la France malgré les déprimantes conditions de travail que cela entraînerait pour lui.

Les tours et les barres de Mourenx-ville-nouvelle sortaient alors des collines. L’exploitation du gaz de Lacq avait fait naître une cité ouvrière au milieu d’anciennes landes et des taillis de châtaigniers et de chênes. À la première pluie, on pataugeait dans la gadoue des chantiers.

Le lycée de Mourenx ne brillait pas pour son taux de réussite au bac, et à partir du mois d’avril, les professeurs qui tenaient vraiment à faire cours devaient, à la fin de chaque récréation, battre le rappel des élèves égaillés dans le champ d’à côté. Mais ce n’était pas à cause de cette nonchalance que j’étais incapable d’aligner une phrase en espagnol quand j’ai débarqué en Bolivie, six ans après la fin de mes études secondaires.

Dès l’entrée en Sixième, les élèves avaient été répartis en deux groupes. Tous les parents souhaitaient que leurs gamins apprissent l’anglais comme première langue. Ouvriers, mais pas fous. Néanmoins, le lycée disposait d’un poste d’espagnol, et il fallait bien en faire quelque chose. On avait donc inscrit en espagnol ceux dont le nom ne sonnait pas français. Demelas, qui n’attirait pourtant pas l’attention à cause d’une proximité avec le gascon Delmas, avait été tiré de la clandestinité et reconduit parmi les métèques.

C’était vexant, mais habitant Mourenx, une ville où les hiérarchies qui régentaient l’usine se décalquaient sur les courbes de niveau des collines – les ingénieurs en haut, les contremaîtres au pied, les OS au plus bas –, on en avait vu d’autres. Mon incompétence en espagnol venait plutôt d’une inappétence à toute autre langue que le français, elle était liée à la conviction qu’il n’existait pas d’autres parlures. Des dialectes, pas des langues. Je n’étais pas sourde, j’avais bien entendu de l’arabe, du berbère, de l’espagnol, du portugais, du russe, de l’italien et du maltais, et puis aussi beaucoup de béarnais, un peu de basque, mais – comment dire ? – ces combinaisons de sons manquaient pour moi de légitimité. C’était comme les parlers qu’inventent les enfants quand ils jouent.

Un jour, vers l’âge de treize ans, à l’heure du dîner, j’ai connu comme une illumination – la soudaine conviction qu’il existait peut-être aussi d’autres êtres à table qui demandaient du pain, ou du sel, ou de l’eau, tout aussi naturellement que j’allais le faire, mais dans une langue autre que le français. Cette découverte ébranla mes certitudes, mais ne modifia pas mon manque de goût pour l’espagnol, et bientôt pour l’anglais. Le latin qui ne se parlait pas – je ne comptais pas la messe – me rebutait moins. C’était une langue qui savait se tenir, qui n’empiétait pas sur la seule, l’unique, et dont le déchiffrement laborieux relevait de l’enquête autant que de la chance.

L’espagnol finit pourtant par me devenir familier. Je débarquai, par hasard, en Bolivie dans les premiers temps de la dictature du général Banzer. Je m’intéressai bientôt à l’histoire comparée des Andes, du Pérou et de l’Équateur, et certaines archives m’entraînèrent en Argentine, au Chili, en Colombie. Puis je voulus observer l’Espagne, et j’ai trouvé beau le Mexique. L’accent changeait à chaque escale, le lexique aussi, c’était un jeu auquel je fus prise. Une même langue et tant de variations.

Le même amour exclusif qui m’a enfermée longtemps dans le français m’a gardée dans l’espagnol. Je ne me suis pas intéressée au portugais, et n’ai pas cherché à mettre pied au Brésil, à cause de la langue. Ce n’aurait pas été une trahison, mais un inconfort auquel je ne voulais pas me soumettre. J’ai trouvé deux parlers, deux cultures qui me vont bien, dans lesquelles j’ai mes aises, et l’une d’elles, l’espagnol, me permet de circuler souplement à travers les siècles et les métissages. Celle-ci m’autorise les images, les raccourcis, l’autre m’oblige à ruser avec tant de règles.

Rien ne m’a jamais tirée vers des attaches italiennes. J’ai fait confiance au choix du grand-père qui avait les meilleures raisons du monde de s’en aller et qui est mort sur sa terre, celle qu’il avait gagnée au Maroc. Tandis qu’un proche parent occupe sa retraite à dresser la généalogie des Demelas, et qu’un lointain cousin, retrouvé par le biais d’un mariage avec une Bolivienne, me donne des nouvelles de Sardaigne quand je me rends à sa pizzeria, c’est une autre terre que je me suis choisie. Il est probable que je ne parlerai jamais l’italien.

Marie-Danielle Demélas, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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