Ma langue italienne

Ma langue italienne

Que je fusse, comme on dit, d’« origine italienne », je le savais depuis cet âge où on commence à concevoir que ce genre de choses existe et pèse sur un destin. À six ans, en tout cas, dans la Meuse rurale et somme toute assez peu italianisée – beaucoup moins en tout cas que la Moselle et la Meurthe-et-Moselle sidérurgiques –, j’étais de temps à autre, dans la cour de récréation, au hasard des frictions et des heurts entre garçonnets, un macaroni. La première fois que je m’entendis appeler ainsi, je ne compris pas ce qu’on me disait. Le contexte ne laissait pas de doute, c’était une injure, mais laquelle ? Chez moi, on ne mangeait pas plus de pâtes que dans une famille française ordinaire, on les appelait du reste des nouilles, et j’ignorais quels culte et rites peuvent entourer leur préparation. Je ne reprendrais tout cela à mon compte que bien plus tard.

À la maison, on ne mangeait pas italien, on ne parlait pas italien. Ni ce qui entrait par nos bouches ni ce qui en sortait n’avait, au quotidien, de saveur immigrée. Aux vacances, cependant, nous allions immanquablement rendre visite à mon grand-père paternel. Là non plus, l’Italie n’était pas l’objet d’une commémoration voyante. Le premier jour de chacune de nos visites, invariablement mon grand-père nous servait à manger du pot-au-feu, avec moutarde et cornichons parfaitement français. Mais il y avait quelques symptômes : le parmesan toujours sur la table, dont il nous coupait des copeaux, morceaux de choix. Le nom que je donnais à mon grand-père : nonò (faisant fi, français et vicentin obligent, d’accent tonique et de double consonne) ; à ma grand-tante, sa sœur ainée : zià ; à mon grand-oncle, son frère cadet : ziò – et même à l’épouse belge de celui-ci, zià Nelly, pourtant obstinément et uniquement francophone. Mais l’italianisation des tontons et tatas était comme corrigée par la francisation des prénoms, de celui du grand-oncle en tout cas : non pas zio Vittorio, mais ziò Victor.

Il ne me semble avoir que par exception entendu de l’italien dans mon enfance. Entre nonò et zià Marià et ziò Victor, peut-être… Entre ziò et zià, plutôt, car nonò avait mis dès son arrivée en France, en 1922, un point d’honneur à apprendre le français, qu’il parlait et écrivait avec aisance et précision quand je l’ai connu, dans les années soixante. Il avait, il faut dire, marié une maîtresse d’école, et du même coup ravalé sa langue. Plutôt que de l’italien, ce que j’ai pu entendre était plus vraisemblablement du dialecte de Montecchio Maggiore (provincia di Vicenza). Zià Maria, à vrai dire, parlait une langue qui est morte avec elle : un mélange, un pasticcio du dialecte de ses jeunes années, de toscan (la langue de son mari, Bimbo), de français et de patois du Nord, où padrì veut dire derrière, où serpillière se dit loque à r’loqueter, où l’on fait chénance pour faire semblant et où on appelle pâture ce qui serait ailleurs un petit pré. J’ai plus de souvenirs de ce patois que du dialecte des aïeux vénètes ou que de l’italien. Et quand, à quatorze ans, je pourrais m’essayer à parler en italien avec zià Maria, la dernière survivante de la fratrie émigrée, ce serait pour m’apercevoir que, croyant passer d’une langue à l’autre, elle continuait à parler ce même idiolecte dont elle était seule locutrice au monde, qu’aucun français et qu’aucun italien n’auraient compris en dehors du cercle de sa famille et de ses amis proches.

Mais j’étais « d’origine italienne ». Et je savais que des parents à moi vivaient encore là-bas, à Montecchio, des oncles et tantes de mon père, leurs enfants de mon âge, des cousins éloignés, mais Mileschi, comme moi – certains devenus, par une bizarrerie de l’état civil ou quelque normalisation phonétique, Milischi. Des parents que j’avais dû voir, deux ou trois fois au plus, le temps d’un repas ou d’un verre, qui ne parlaient pas français, que je ne comprenais pas mais qui parlaient une langue qui secrètement m’appartenait. Elle me serait rendue par hasard.

À la sortie de la cinquième, mon choix était fait : j’étudierais et le latin et le grec. Cela me dispensait de prendre une deuxième langue vivante, après la première – l’anglais. Je devais cette préférence pour les langues mortes à un enseignant que j’aimais, M. Aubert, un prof de lettres aussi bon humainement que professionnellement, qui m’avait, disons-le, tiré d’un mauvais pas où s’était engagée ma vie de pré-adolescent. Mais ma famille, à l’issue de ma cinquième, avait déménagé. Et dans le collège où j’arrivai, de grec point, faute de grécisants. Mon père, je m’en souviens avec netteté, qui était allé m’inscrire, revint un peu déçu pour moi : « Pas de grec cette année ; il y avait le choix entre italien et russe ; je t’ai inscrit en italien, mais on peut encore changer ». Dommage pour le grec. Va pour l’italien.

Ce devait être la deuxième ou la troisième heure de cours. La prof – Melle Bouvier, Nelly de son prénom, comme ma mère et comme ma zià belge : un signe – me demanda de lire à voix haute un texte du manuel. Je suppose qu’elle voulait nous montrer quelque chose, que l’italien ne se lit pas comme le français. Je lus. Le texte s’appelait Pescatori. Une dizaine de lignes, ou moins. Quand j’eus fini, Melle Bouvier étonnée me demanda : mais tu comprends ce que tu lis ? Non, je ne comprenais pas. Je ne connaissais aucun mot, ne comprenais pas même le titre. Mais je savais lire l’italien.

Inutile de dire qu’avec l’anglais, mon talent avait été moins franc. J’ai souvenir d’heures laborieuses et d’ennui, de diapositives supposées nous rendre plus heureux d’apprendre : on y voyait des dessins sans esprit et sans feu, figés et sans passion. Turbulent – j’ai appris ce mot très tôt, sur mes bulletins scolaires –, j’étais parfois gentiment puni : j’étais chargé de faire défiler les diapositives ; mais dans la classe en pénombre, je jouais avec mes doigts éclairés par la lumière qui s’échappait sur le côté de l’appareil de projection. Voilà pour l’anglais, qui resta une langue étrangère pendant toutes mes années de collège et lycée.

Mais l’italien, j’entrais dedans comme chez moi. Melle Bouvier n’était pas une adepte de la méthode audio-visuelle. Elle nous dictait la grammaire Camugli, ni plus ni moins. Et des listes de mots. Et j’apprenais vorace règles de grammaire, lexique, conjugaisons. Au bout de quelques mois, elle me fit venir devant des élèves de terminale, pour leur montrer qu’ils n’avaient pas d’excuses de méconnaître les verbes. La règle du jeu était simple : chaque élève de la classe pouvait m’interroger sur n’importe quel verbe connu d’eux, à n’importe quel temps. Je récitais, serein, certain. Je vois encore le visage incrédule d’un jeune homme aux cheveux frisés, aux lunettes d’intello. Un souvenir de gloire d’enfant. Ils soupçonnaient le truc, le trucage. Mais il n’y avait rien, que mon désir de renouer avec ce qui m’avait été ôté, de me refaire, de me relier à ce qui avait été récusé par mon histoire d’immigré par procuration. L’été suivant, après un an de leçons à l’école, je parlais italien.

Melle Bouvier me dissuada cependant de suivre mon désir : être prof d’italien comme elle. « Il n’y a pas de débouchés, prends la voie royale, passe en C ». Ce que je fis, car la prof d’italien avait raison d’avance sur tous les autres. Il me fallut quelques détours pour retrouver la route qui a fait de moi un italianisant. Chemin faisant, descendant d’italien, je suis aussi devenu ascendant d’italien. Mon fils aîné a vingt ans. Il vit depuis sa première année d’existence en Italie. En Vénétie. Non loin du village dont sont partis, soixante-six ans avant sa naissance, mon nonò, mon ziò, ma zià. Un village dont – hasard ? destin ? – provient aussi le père de la mère de Julien, dont le père a peut-être, adolescent, connu mon grand-père paternel. J’ai voulu que mon fils s’appelle Julien, sans y penser, mais sûrement pour qu’il porte, dans sa vie italienne, la mémoire de ses racines françaises.

La langue, on la parle, mais elle nous parle aussi. Et elle nous modèle, nous sculpte, elle nous façonne et nous oriente. Parler italien c’est pour moi faire surgir mes ancêtres sans terre.

 

Christophe Mileschi, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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