Ma petite histoire

Ma petite histoire

Je suis fille d’immigrés italiens, sardes plus exactement. Mon père est arrivé en France en juin 1956. Ma mère, mes deux frères de douze et neuf ans et ma sœur de six ans ont suivi en janvier 1957 ; ils sont arrivés dans un tout petit village à une trentaine de kilomètres de Grenoble, sous la neige. En fait, mon père avait demandé Toulon car l’une de ses sœurs s’y était mariée, mais cela n’a pas marché. Le destin a voulu que ce soit moi, la petite dernière née en France, à m’y installer en 2005, c’est drôle !

Donc, moi je suis née à Grenoble en décembre 1959 et j’ai acquis d’office la nationalité française alors que ma famille a dû attendre 1970 pour obtenir la naturalisation. Mon père estimait que la France lui avait donné un travail fixe et permis de nourrir ses enfants, sa vie serait désormais ici. Pour pouvoir devenir française, ma sœur qui avait vingt ans et qui n’était pas encore majeure à l’époque, a dû changer de prénom car Victoria n’était pas français (et encore moins Vittoria) ; les autorités lui ont proposé Victoire mais elle a préféré Valérie. Quant à moi, étant toute petite, je parlais les deux langues mais principalement l’italien à la maison ; mais dès que je suis entrée en classe primaire, j’ai eu moi aussi un problème avec mon prénom. En effet, la directrice de d’école a décidé que dorénavant on m’appellerait Yvonne car Ivana n’était pas français ; mes parents n’ont évidemment pas osé intervenir, leur but étant de s’intégrer complètement. Mais à partir de ce moment-là, et de manière inconsciente, j’ai fait un rejet total de ma langue maternelle ; même en Sardaigne je refusais de dire un seul mot en italien, j’avais honte. Ce n’est que dernièrement que j’ai compris que cette honte venait du fait qu’à l’école on avait rejeté mon prénom qui n’était pas français et que je me devais donc de me comporter en parfaite petite fille française. Pour mon entrée en sixième, à vingt kilomètres de mon village, ma famille m’a conseillé d’imposer mon véritable prénom. Mais le premier jour, en l’épelant, j’ai dit Yvana (vu que je ne l’avais jamais écrit) et je n’ai pas osé le signaler plus tard, de peur du ridicule ; du coup, le Y (qui n’existe pas en italien), s’est retrouvé également sur ma carte d’identité à la place du I d’origine.

En classes de quatrième et troisième j’ai eu d’office italien comme seconde langue étrangère, et bien évidemment, j’excellais dans cette matière, ce qui m’a redonné confiance. J’ai d’abord commencé par l’écriture en entretenant une correspondance avec une cousine et une amie de Sardaigne, et la parole est revenue par la suite.

Mes parents n’étant pas natifs de la même région, ils ont toujours parlé le « vrai » italien et non leur dialecte respectif. Chaque été, nous passions deux semaines de vacances dans le sud de l’île, près de Cagliari la capitale, dans la famille de ma mère, où l’on parle le sarde, et ensuite deux autres semaines du côté de mon père à Alghero dans le nord-ouest, où l’on parle l’algherese, une sorte de catalan. En effet, cette ville est devenue aragonaise en 1354 puis catalane, d’où mon nom Del Rio. Même si j’y retourne beaucoup moins souvent qu’avant, je comprends encore assez bien ces deux dialectes et la langue de mon père facilite ma compréhension de l’espagnol. J’ai eu une autre grande occasion de pouvoir pratiquer l’italien dès mes dix-huit ans car j’ai travaillé pendant plus de quatre ans à l’agence de voyages Wasteels à Grenoble, spécialisée dans la billetterie à tarifs réduits pour immigrés, et en particulier pour les Italiens qui sont très nombreux dans cette ville.

Autre chance pour moi : mon compagnon est tombé amoureux de l’Italie, de son art, de sa culture (littérature, musique), de sa cuisine… et de sa langue qu’il m’a demandé de lui enseigner ; nous allons donc très souvent en Italie, à la découverte à chaque fois d’une nouvelle région. J’ai aussi donné récemment des cours à l’épouse de mon ancien directeur. Il est donc bien loin le temps de la Primaire, que de chemin parcouru depuis ! Par contre, ce qui est étonnant, c’est que je continue, par habitude, à répondre en français à mes parents qui ont quatre-vingt-cinq ans et qui parlent toujours en italien à la maison.

En tout cas, je peux dire que mes meilleurs souvenirs sont complètement liés à mes vacances en Sardaigne. D’ailleurs, la prof d’italien nous avait demandé de faire une rédaction sur nos vacances, et moi j’avais tenu à raconter uniquement la partie « voyage » qui me tenait très à cœur car c’était une grande aventure pour mon âge. J’ai eu la meilleure note et mon texte a même été lu à toute la classe ; dommage je ne l’aie pas gardé, je ne pensais vraiment pas qu’il m’aurait été utile si longtemps après. Je vais quand même vous en dire un peu plus long là-dessus. Au début, nous partions tous les six mais petit à petit, je me suis retrouvée seule avec mes parents. Le trajet durait environ trente heures : départ vers sept heures en car ou accompagnés en voiture de Gavet, mon village, à Grenoble, puis train avec changements à Chambéry et Turin (où le train était en bois) avant d’arriver à Gênes pour prendre le bateau (mes parents étaient toujours stressés à l’idée de le rater) ; le voyage maritime se faisait de nuit : douze heures environ. Nous étions installés soit en fauteuils, soit en couchettes (hommes et femmes séparés). Parfois la mer était très agitée, parfois très calme. Tôt le matin, nous arrivions à Porto Torres ; dès que le port était en vue, je ressentais une vive émotion et j’avais l’impression d’être chez moi alors que je ne suis pas née là-bas et que je n’y ai jamais vécu. Ensuite, un très long train attendait les passagers du ferry ; il traversait la Sardaigne complètement aride en cette saison. Nous avions encore un changement à San Gavino pour enfin arriver vers treize heures à Serramanna dans le sud. Évidemment nous étions très chargés, car en plus de tous nos vêtements pour le mois, nous apportions également du café, du sucre, du chocolat, des cigarettes, des bonbons, des stylos… et nos vêtements « usagés ». L’un de mes oncles (ma mère est l’aînée d’une famille de treize enfants) venait nous chercher à la gare avec son tricycle afin d’embarquer les nombreux bagages, seule ma mère pouvait s’y asseoir ; les autres suivaient à pied à travers le village, nous étions dévisagés par les autochtones. Les retrouvailles étaient très joyeuses et très chaleureuses. Je me souviens des rires de ma mère avec ses sœurs et ma grand-mère qui ne parlait que le sarde (elle était analphabète), sous le figuier dans la cour.

Nous passions ces quinze premiers jours à faire de grands repas familiaux, à rendre visite à des voisins, à manger des gelati (hum !), à faire notre promenade en fin de journée sur le stradone après la sieste obligatoire. À plusieurs reprises, nous passions la journée à la plage du Poetto à Cagliari. Il s’agissait d’une vraie expédition : nous étions nombreux à prendre le train puis le tramway qui étaient bondés et nous transportions notre déjeuner (pâtes, beignets de courgettes, boulettes de viande, pastèque…) ; ces moments sont vraiment mémorables pour moi et tous les miens. Le jour du départ, cousins, cousines, oncles et tantes nous accompagnaient à la gare. Quand nous entendions la clochette qui annonçait l’arrivée du train, tous les cœurs se serraient et les larmes coulaient. Je pleurais tout le long du voyage (environ quatre heures et trente minutes après un, voire deux changements) jusqu’à Alghero pour la suite de nos vacances. Ouf encore un peu de répit avant le retour !

Là, tout était différent : il s’agissait d’une grande ville touristique de bord de mer. J’ai le souvenir d’une arrivée alors que j’étais encore enfant : nous avions pris une calèche à la gare pour nous rendre chez la nonna ; ce moyen de transport n’existe plus depuis bien longtemps et la stazione est plus éloignée, dommage ! Nous logions surtout chez des amis de mes parents qui avaient aussi quatre enfants. Je me souviens qu’en 1972, nous nous sommes retrouvés à quinze personnes à faire du camping dans leur petit appartement ; c’était vraiment sympa ! Donc ici, nous allions tous les jours à la plage, la sieste était aussi obligatoire, ainsi que les visites à la famille paternelle et la promenade sur la fameuse passeggiata en bord de mer. Là aussi, le départ était un réel déchirement pour tous, surtout quand le bateau quittait le port. Bref, le retour en France était très douloureux, d’autant plus que la plupart du temps nous retrouvions la grisaille, voire le froid. Il nous restait les 45 tours des tubes de l’été en attendant avec impatience le suivant qui nous ramènerait en Sardaigne.

Malheureusement, aujourd’hui, de nombreux membres des deux côtés de la famille nous ont quittés : grands-parents, oncles, tantes, cousins et même l’un de mes frères, Antoine ; mon père se retrouve seul sur dix enfants. C’est incroyable, mais que ce soit en France ou en Italie, nous gardons tous de merveilleux souvenirs de cette époque et nous reviendrions volontiers en arrière pour revivre ces moments. Mes parents n’y sont plus retournés depuis onze ans car ils sont trop âgés à présent.

Voilà, ma petite histoire se termine ici, je la dédie à mes chers parents.

Yvana Del Rio, 2009

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

 

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