Mon mazzolin di fiori
Si je me demande la place qu’occupe aujourd’hui l’Italie dans ma vie, la réponse ne va pas chercher bien loin. De vagues réminiscences de syllabes en « o », « i », « a », ânonnées au collège… Deux ou trois séjours culturels à Rome, Naples, Florence… Les résultats de la dernière journée du calcio, et une coupe du monde volée… Rien de bien original en somme.
La semaine dernière, je suis allé rendre visite à ma grand-mère. Fine cuisinière, elle était en train de rouler et d’enfariner ses gnocchi : « J’ai toujours vu faire ma mère comme ça. » Assis à la table de la cuisine, je regarde admiratif ses veilles mains usées par le temps et le labeur, qui n’ont cependant rien perdu de leur dextérité. J’observe, je décompose attentivement ce simple geste ancestral transmis de mère en fille à travers le temps. Le morceau de pâte à peine pressé est roulé en un quart de tour le long des dents d’une fourchette avant d’aller glisser sur un tapis de farine.
Elle me parle de la pluie et du beau temps sans regarder ce qu’elle fait. Elle est rapide, son geste est sûr, acquis et maîtrisé depuis des années. Je veux m’y essayer. Je prends une fourchette, un morceau de pâte et tente maladroitement de reproduire le geste… Sans succès. J’écrase la pâte, elle colle aux doigts, prend la forme d’un boudin… Je recommence, persiste encore et encore. Je m’énerve. Elle rit. J’aime voir rire ma grand-mère. Ses yeux se plissent, son nez se tord légèrement : « Tu n’aurais pas chômé de mon temps ! C’est qu’il fallait avoir le coup de main, pour nourrir dix personnes. »
Je connais ce qui s’apprête à suivre, les phrases qui commencent par « de mon temps » sont toujours un appel aux souvenirs d’un passé révolu, peut-être heureux, souvent mélancolique. Ma grand-mère est la sixième fille d’une fratrie de huit enfants. La moitié de ses frères et sœurs sont nés en Italie, avant guerre, dans de petits villages de la région de Modène, aux noms chantants : Castellia d’Aina, Montese, Pavullo nel Friguano…
Les autres ont suivi, conçus et nés selon les bons vouloirs du sort, suivant l’itinéraire de la famille en quête de travail, bébés surprises au temps où l’avortement était inconcevable. Avec la montée et le renforcement de fascisme en 1923, mes arrière-grands-parents Fulvio et Irma Ricci, débarquèrent en France, flanqués de deux bambins, un garçon et une fille, Effrene et Argentine. Ils s’établirent dans le Midi, à La Londe-les-Maures, où Irma avait quelques cousins. Fulvio trouva du travail, il devint charbonnier. Il faisait brûler des chênes lièges dans de grands fours creusés à même la terre pour en tirer du charbon de bois. La situation à peine meilleure, un deuxième fils, Joseph, vit le jour. Deux ans plus tard, une petite Clotilde arriva, portant ainsi à cinq le nombre de bouches à nourrir avec un salaire. Nécessité oblige, la petite tribu dut déménager pour s’installer dans une citée minière du Nord de la France, où Fulvio, toujours dans le charbon, était gueule noire. Les conditions de vie étaient rudes, la famille logeait dans des baraquements à peine chauffés en plein hiver. Cette situation précaire dura tout de même deux ans. En 1930, fuyant le froid et la neige, les Ricci revinrent dans le Sud, où Fulvio trouva un nouvel emploi. Il était ouvrier à la Société des Grands Travaux de Marseille, et après avoir été mineur, il retourna sous terre pour y devenir puisatier. La famille déménagea et s’établit à la Seyne-sur-mer, où mon arrière-grand-mère tomba de nouveau enceinte en 1931. Mais comme la vie était difficile, elle retourna accoucher d’une fille en Italie, car le régime de Mussolini offrait à toute nouvelle mère, un trousseau d’habits neufs pour chaque nouveau-né… On peut désapprouver un système tout en profitant de ce qu’il donne de bon. C’est ainsi que la petite Marie arriva. Les frères et la sœur aînée épaulaient le père dans les tâches quotidiennes, tenaient la maison, élevaient les enfants... De retour en France, la famille réunie, la vie reprit son cour, avec cinq enfants. Certes, les Ricci ne roulaient toujours pas sur l’or, mais ce travail à la Société des Grands Travaux de Marseille permettait de voir venir, de prévoir… On racheta une maison en viager à Six-Fours-les-plages. C’est là que ma grand-mère, Alberte, naquit en 1934, le 20 mars. Deux ans plus tard, alors que M. Blum prédisait un avenir meilleur à la France, elle eut une nouvelle sœur. Irma accoucha un 25 décembre, et naturellement on appela l’enfant Noëlle. À cette époque, la famille grandissait à son rythme, comme n’importe quelle famille nombreuse. Mais la guerre éclata. Avec elle arriva les périodes de jeûne prolongé et de « danses devant le buffet ». Cela n’empêcha pas un troisième et dernier garçon, Marius, de voir le jour, au moment où la fille aînée venait à son tour d’accoucher de son premier enfant. L’oncle et le neveu n’eurent ainsi que quelques semaines d’écart.
« Quand on est arrivé au quartier, je me rappelle encore la tête des voisins éberlués, qui voyant des marmots courir de tous les côtés, se sont écriés en patois : “Oh pétard ! Que de minots ! ” ».
Huit enfants, deux parents, ce qui donne un total de dix bouches à nourrir. La tablée était aussi grande que silencieuse et calme. Le tintement des couverts et des mandibules en action donnait une curieuse symphonie, menée avec brio par le chef d’orchestre qui, assis en bout de table, distribuait de coups de casquette à qui osait troubler ce doux tintamarre.
« Moi qui était assise à côté de lui, j’aimais faire l’andouille, pour amuser mes frères et sœurs…Je te dis pas combien de coups de casquette j’ai ramassé ! »
Quant à la langue, ma grand-mère et ses frères et sœurs, ont été bercés par une hasardeuse alchimie qui se composait d’un mauvais italien, assorti de patois modénais, et d’un français à peine maîtrisé. Les parents se parlaient en un verbiage qui paraissait occulte et déjà lointain à de jeunes oreilles qui essayaient tant bien que mal d’apprendre un bon français à l’école. Cependant, malgré le fossé linguistique qui était en train de se creuser entre ces deux générations, il n’y a jamais eu de problème pour se comprendre au sein de la famille.
« Ma mère avait des difficultés pour prononcer certains mots. Par exemple, elle n’a jamais réussi à dire le mot “cache-nez”, et prononçait toujours “cochonnier”, jusqu’à ce qu’un marchand finisse par lui rétorquer “qu’elle n’était pas dans une charcuterie…” ; ou alors le beurre qui dans sa bouche devenait du “borre”, curieux aliment… »
« Mon père nous a toujours laissé la liberté de faire ce que l’on voulait. Mais je me rappelle des recommandations qu’ils faisaient à mes grandes sœurs quand elles sortaient le soir au bal : « Attenzione de ne pas ritornare con il ballone, o je vous pends au clou come un maiale ! » Et il pointait son index menaçant vers un vieux clou rouillé planté dans une poutre de la cuisine… » Comme quoi, quand la langue fait défaut, le ton et la gestuelle prennent le relais.
Certes, c’était une éducation « à la dure », par le travail et la rudesse des conditions de vie, mais, compensée par un grand amour parental et fraternel. Les enfants dès qu’ils le pouvaient devaient aider les parents dans les tâches ménagères. Les grandes sœurs élevaient les derniers-nés, les autres participaient aux tâches domestiques auxquelles on ne pouvait pas déroger. Ma grand-mère devait ramasser de l’herbe pour les lapins, traire « la » chèvre, tuer les canards… Mais son activité préférée était de se consacrer à la lecture des premières bandes-dessinées. Alors, adieu veau, vache, cochon, couvée, Tarzan et Fantômas étaient prioritaires.
« Un jour un copain m’avait prêté ses bandes dessinées et j’avais oublié d’aller cueillir l’herbe pour les lapins. En rentrant, mon père m’a surprise en pleine lecture, il a pris la colère, et a déchiré ces bandes dessinées qui n’étaient pas à moi. Ça rigolait pas à la maison, il fallait marcher droit, mais j’ai jamais manqué de rien. »
Ses yeux perdus dans le vide, une contemplation mémorielle qu’elle seule peut avoir, elle reste un instant sans rien dire, puis soupire mélancolique : « C’était quand même une autre époque… »
C’était un autre temps, des conditions de vie similaires pour toutes les autres familles d’immigrés italiens : les Michilini, les Primo, les Sbirazzoli… Solidaires et unis dans un pays qui ne les avait pas vu naître mais qui allait voir grandir leurs enfants. Mon arrière-grand-père avait prêté de l’argent à son meilleur ami pour que celui-ci s’achète un cheval et puisse proposer ses services en tant qu’ouvrier agricole. Après des semaines de dur labeur, ils se retrouvaient le dimanche, ces compagnons d’exil. Alors, après de grands repas pris dans les champs ou les cours, et le chianti ayant coulé à flot, c’était des valses, des tarentelles et des sardanes, au son d’un accordéon, ou d’un vieux phonographe, dont le cornet criard déversait en cascade, des mélodies rappelant le pays…
« Quelles parties de rigolade on a fait. En été ça chantait, ça dansait jusqu’à pas d’heure !
Quel mazzolin di fiori
Che vien della montagna,
Che vien della montagna,
E guarda ben che non si bagna
Ché lo voglio regalar.
Ché lo voglio regalar…
Cette chanson, ma mère la connaissait par cœur. Elle n’arrêtait pas de la chanter. Quand elle faisait le ménage, ou la lessive, il me semble de l’entendre :
Lo voglio regalare
Perché l’è un bel mazzetto
Perché l’è un bel mazzetto.
Lo voglio dare al mio moretto
Questa sera quando vien.
Questa sera quando vien[1]… »
Elle me fredonne à son tour, de sa voix joliment éraillée, cette rengaine populaire dont elle n’a pas oublié une note. Quel mazzolin di fiori…
La guerre a passé, le temps aussi. Fulvio est retourné en Italie accompagné de ma grand-mère, alors âgée de treize ans. Après un voyage en train interminable, ils sont arrivés dans la famille que mon arrière-grand-père avait quittée vingt ans auparavant, et que ma grand-mère ne connaissait pas. Il est retourné voir son frère Mario Ricci, député communiste, partisan et chef de maquis pendant la guerre[2]. C’est la dernière fois que Fulvio a revu son pays et sa famille. Il est mort dans un accident de travail. Alors qu’il était au fond d’un puits en train de creuser, une mine a explosé et l’a enseveli. Il est enterré en France, sa terre d’adoption, envers laquelle il demeura reconnaissant de lui avoir donné du pain, à lui et ses enfants.
Fulvio se n’è andato, laissant derrière lui une grande famille dont le dernier enfant venait à peine d’avoir cinq ans. Les enfants se sont rassemblés autour de la maman et la famille, plus que jamais unie, a fait corps. Les enfants ont commencé à travailler pour que le foyer continue à mener son modeste train de vie. Les filles dans les champs, pour les travaux agricoles de saison, les garçons aux Chantiers Maritimes de la Seyne-sur-Mer… ma grand-mère quant à elle est entrée dans une fabrique de tuiles à Six-Fours, et a découvert les joies du travail à la chaîne…
La famille a grandi, l’arbre s’est ramifié. Je suis la troisième génération d’enfants issus de l’immigration nés en France. J’ai perdu quasiment tout sentiment d’appartenance avec le pays de mes aïeux, si ce n’est, ces bribes de souvenirs saisies à travers le temps par cette voix mélancolique. Elle est l’expression d’un temps révolu, la voix de ceux qui sont passés, un ultime lien unissant racines italiennes et ramifications françaises.
Un bourgeon à l’extrémité d’une branche n’a conscience de l’endroit où ses racines s’enfoncent dans la terre que par la sève qui lui parvient…
Adrien Vezzoso, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?
[1] Ce petit bouquet de fleurs / qui vient de la montagne / Fais bien attention de ne pas le mouiller / car je veux l’offrir. // Je veux l’offrir / parce que c’est un beau bouquet / Je veux le donner à mon petit ami / ce soir quand il viendra…
[2] Ce grand oncle a fait l’objet d’une biographie : Armando racconta par Ada Tommasi De Micheli (Milan, Vangelista, 1982).