Page d'écriture

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Le vendredi 2 novembre 2007, jour des morts, je me suis présentée au bureau de l’état civil de Verucchio, où je séjournais avec mes deux filles Marie et Laure, avec pour seul bagage les noms et les années de naissance de mon grand-père Antonio et de ma grand-mère Pierina. L’employé est allé chercher les registres des années 1902 et 1903, et il m’a donné les informations qui suivent :

Manuelli Pierina.
Née le 6 juin 1903 à 21h30 à Verucchio, Province de Forlì, Italie.
Fille de Manuelli Aurelio et de Moretti Maria Luigia.
Décédée à la Trinité (Alpes-Maritimes, France) le 21 septembre 1981.

Farneti Antonio.
Né le 25 janvier 1902 à 19h30 à Verucchio, Province de Forlì, Italie.
Fils de Farneti Luigi et de Cenni Assunta
Décédé à la Trinité (Alpes Maritimes, France) le 6 septembre 1987.

Le 13 juillet 1922, Pierina et Antonio s’étaient mariés à Verucchio. Quelques temps après, ils s’étaient évanouis dans la nuit afin d’échapper aux bandes de chemises noires qui poursuivaient les militants socialistes, dont faisait partie Antonio.

Vingt ans à peine pour Antonio, dix-neuf pour Pierina, cette nuit où ils prirent le chemin de l’exil, dans l’obscurité. Une obscurité rendue encore plus noire par la violence qui montait alors dans les campagnes de Romagne, menaçant les vies de ceux qui tentaient de s’y opposer en réclamant le pain, la paix et la liberté.

Dimanche 4 novembre, Verucchio, Parco dei Martiri.

Je m’assieds dans l’herbe au milieu des oliviers et des cyprès. Un vieil homme cueille des olives, juché dans un arbre. Au loin, la mer Adriatique. Soleil et vent léger d’automne.

Derrière moi, la pierre qui rappelle que, le 21 septembre 1944, neuf habitants de Verucchio ont été exécutés par les nazi-fascistes .

Vous, Pierina et Antonio, vous vous étiez enfuis depuis longtemps. Vous aviez échappé, si jeunes encore, à la répression et aux massacres commis lors de la montée du fascisme et du triomphe de Mussolini. Les campagnes et les villes d’Émilie- Romagne avaient été vidées de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un « rouge », au prix d’un bain de sang. D’autres, comme vous, beaucoup d’autres, avaient pris le chemin de l’exil : l’un pour aider les républicains espagnols, l’autre vers les mines du nord ou de l’est de la France, vous vers Gênes avant de rejoindre Nice. Mais votre cœur à tous était resté ici : « Romagna Mia »…

Grand-père Antonio, je viens d’apprendre par la Paolina, l’une de tes nièces, que tu es réapparu en 1935, par une autre nuit noire, pour revoir ta mère, l’Assunta, à l’agonie. Plus tard, quand tu voyais ton autre nièce, Assunta elle aussi, tu lui demandais de montrer ses mains, si semblables à celles de ta mère.

Ce matin, la fanfare de Verucchio joue sur la place Malatesta et devant les monuments aux morts, celui des guerres (tant de morts ici aussi en 1915-18) et devant celui des IX Martiri. En uniforme. Leur musique rappelle les fanfares des films de Fellini, un autre enfant du pays. Ils jouent pour moi, ils jouent pour mes filles, Marie et Laure, ils jouent aussi pour vous Pierina et Antonio, présents pour moi dans toutes les pierres, sur tous les chemins de ce paese que j’ai découvert si tard, qu’il m’a fallu tant de temps pour découvrir.

Pourtant, vous aviez dû me transmettre quelque chose de ses couleurs, de ses odeurs, de sa beauté, de la gentillesse de ses habitants à l’accent rocailleux (comme le tien l’était, grand-père, même en français) et au patois étrange.

Le jour de mon arrivée, après tant d’années de recherche douloureuse, je me suis trouvée chez moi. J’ai su immédiatement qu’ici était une partie de moi-même, depuis toujours. Il m’avait fallu trente ans pour arriver jusqu’ici, jusqu’à vous, jusqu’à mon père, Roger, mais enfin j’étais à destination. La magie des lieux opérait, entre la Rocca, le couvent des bénédictines, la piazza Malatesta, les rues, les champs, les oliviers, les cyprès, les grenadiers, les musiques, les odeurs, les couleurs, le vent dans les arbres, les saisons et les jours passant sur le panorama tourné vers la mer et celui tourné vers le Val Marecchia.

Dimanche 15h30, au pied de la Torre Civica du XVIIe siècle, tournée vers le Val Marecchia. Montagnes au loin, dans un semi brouillard. Collines plus proches, avec leurs forteresses malatestiennes : Torriana, Montebello… Soleil derrière les nuages. Tapis d’arbres jaunes, verts, orangés. Champs d’oliviers et prés. Labours d’automne à flanc de colline. Le temps de l’éternité, le mien, le vôtre.

Nous avons déjeuné chez Antonella, une lointaine cousine, de ton côté, grand-mère. Il y avait quatre générations autour de la table avec Angiolina (la femme de ton neveu préféré, Dino, que j’ai moi aussi tant aimé, lui si généreux !), Cesarina, sa fille, ma cousine, Antonella et ses enfants, Serena et Francesco.

Je repense à votre fuite, la nuit vers la France. C’était quoi la France pour vos vingt ans ? Mais votre premier objectif, c’était d’échapper aux bandes fascistes. Peu importait où.

Vous êtes arrivés à la Trinité, village de mes grands-parents maternels. Vous avez eu des abris de fortune (l’écurie de mes grands-parents maternels, à ce que l’on m’a dit…) et bientôt un enfant : Jean, celui qui mourra à quinze ans d’un stupide accident de vélo. Votre vie ensuite a été le labeur, les enfants, la famille. Louis (Peppino) est né, celui qui aujourd’hui a tout oublié, victime d’Alzheimer, et Roger, mon père, en 1930. Entre le métier (maçon d’abord, puis aide-soignant à l’hôpital psychiatrique sainte Marie), le jardin, la campagne achetée à Rostit, le temps était bien rempli ! Pour toi, Pierina, la maison (bientôt construite par Antonio) et les enfants que tu aimais tant, suffisaient à remplir ta vie !

Et pourtant, il vous manquait toujours quelque chose : les saisons là-bas sur la colline au loin, l’appel des cloches de la Collegiata San Martino, les fêtes, la piadina, la ciambella, les châtaignes au coin du feu et le sangiovese que l’on boit là-bas. L’appel de vos parents, de vos frères, de vos sœurs restés au paese demeurait si fort et c’était une telle joie de les retrouver lors de trop rares vacances ! « Romagna Mia »…

J’imagine, je remplis les trous de l’histoire grâce aux quelques paroles que j’ai recueillies de vous (cet enregistrement, grand-père, effectué quelques mois avant ta mort, dans lequel tu te racontes), grâce aux autres paroles recueillies ici, depuis que j’ai été capable de venir : car ces lieux, comme vous-mêmes, sont longtemps restés frappés du sceau de l’impossible, de l’inaccessible. Longtemps, trop longtemps a pesé sur eux comme sur vous l’interdit maternel de « les », de « vous » connaître… Je vous voyais, je vous ai longtemps vus, mais sans savoir qui vous étiez vraiment, d’où vous veniez. Pour elle vous étiez ces Italiens maudits, qui avaient gâché sa vie. Pour moi, vous ne deviez rien représenter d’autre. Et à votre place, j’avais mis d’autres lieux, une autre « langue d’immigrés » qui, elle, ne m’était pas interdite…

Longtemps, trop longtemps, je me suis pliée à l’interdit : de la langue, des lieux, des êtres. Il m’a fallu attendre la trentaine, et des événements infiniment douloureux dans ma vie personnelle, pour braver l’interdit, pour aller voir de moi-même ce lieu, Verucchio, que j’ai identifié sur la carte et où je suis arrivée un soir d’automne le 28 octobre 1982, il y a exactement vingt-cinq ans (soixante ans après votre départ !), à la recherche de ces racines romagnoles prohibées. Racines est un mot faible, au regard de ce qu’il m’a été donné de trouver. La vie m’a été rendue, le rameau qui me venait de mon père, cette langue que je parle mal, mais qui me permet de communiquer avec les gens d’ici.

Au retour à la Trinité, j’ai bouclé la boucle, j’ai enfin parlé à mon père, je lui ai enfin demandé des comptes : j’avais enfin appris d’où il venait, et moi avec lui.

Blandine Farneti, 2007

Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?

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