Presqu'un siècle entre nous
Le 3 avril 1856 : c’est la date de naissance de mon arrière-grand-père, Giovanni Luigi Maria Morini, qui figure sur la plupart des documents constituant ce qu’on peut considérer comme de modestes archives familiales. Ce fils du « compositore » (?) Pietro Morini et d’une certaine Rosa Montanari, lui-même ouvrier agricole, suit sa famille de Massenzatico (Reggio Emilia) à Sassuolo (Modène) en 1874. Il est le dernier d’une fratrie de quatre enfants (deux filles, Maria et Giuseppa, et ce frère au si joli prénom, Leandro).
En 1885 (le 9 janvier), l’administration italienne « di Pubblica Sicurezza » lui délivre un permis de libre circulation : un « Passaporto d’interno » où on le dit âgé de vingt-sept ans, alors qu’il en a presque vingt-neuf…, et qui donne le signalement de son titulaire : « Statura alta, Corporatura svelta, Capelli scuri, Fronte media, Ciglia-Occhi Neri, Naso-Bocca regolare […], Viso ovale, Colorito sano » et sans signes distinctifs. Le seul document avec photographie de l’arrière-grand-père, une carte d’identité délivrée en 1892, humanise un peu ces données standard.
En réalité, de 1882 à 1887, il réside déjà en France, à Foulain (Haute-Marne), avec sa future épouse : un certificat daté du 27 mai 1895 souligne sa conduite irréprochable lors de sa présence dans ce village, c’est là un des documents qu’il a visiblement rassemblés pour constituer son dossier de demande de naturalisation. Puis de 1887 à 1890 (mais pas au delà du 18 janvier), on le retrouve à Poissons (dans le même département), le village natal de son épouse, Joséphine Sonnet, et de son fils aîné, Pierre (comme en atteste un autre certificat de moralité délivré en 1895 par le maire de la commune). Le 18 janvier 1890, il réside à Luzy-sur-Marne (Haute-Marne) et y demeure jusqu’au 9 juin 1895. Une résidence peut-être discontinue, puisqu’une carte d’identité signale sa résidence à Luzy depuis le 13 septembre 1892, tandis qu’un registre communal signale une déclaration d’arrivée dans ce village le 15 janvier 1893, comme terrassier (ses deux fils, Pierre et Noël, mon grand-père, nés respectivement le 16 juillet 1888 et le 22 janvier 1893, y sont indiqués comme « italiens » ; rien de tel n’est mentionné sur l’acte de naissance d’une petite Louise, née en février 1891, qui n’a vécu que quelques mois) et que, du 25 septembre 1890 au 31 décembre 1892, on le sait employé sur des chantiers de Foulain pour le compte d’une entreprise « Bajolot Père & Fils et Houot ». En fait, les déplacements de Giovanni Morini correspondent à ceux du chantier de creusement du canal de la Marne à la Saône, entre Poissons et Foulain. Même la rencontre avec Joséphine est attachée à l’histoire du canal : elle était la cantinière du chantier. De fait, toute sa vie française se déroule dans ce modeste périmètre haut-marnais : à sa retraite, il s’installe dans la petite maison de Luzy qui fut pour moi, celle de mon grand-père, et c’est dans ce village qu’il meurt, le 16 novembre 1930.
C’est en 1895 que Giovanni Morini est naturalisé : il lui en a coûté le regroupement de divers certificats de résidence et de moralité, d’extraits de casier judiciaire et le versement de 17 francs et 75 centimes au Ministère de la Justice. L’acte de naturalisation, daté du 20 août 1895, est signé du Président de la République Félix Faure. Ce qui est en revanche fort troublant à mes yeux de citoyenne, en ce début de second Millénaire, d’un pays tourmenté par ses démons xénophobes, c’est de découvrir que ce document est annexé d’un acte (daté du même jour) par lequel son épouse « est réintégrée dans sa qualité de Française qu’elle avait perdue par son mariage avec un étranger » : en ce temps-là, on perdait donc sa nationalité française en épousant un étranger… Je m’étonne que les plus acharnés de nos politiciens à lutter prétendument contre l’immigration n’aient pas encore eu l’idée d’aller repêcher cette vieille disposition dans les anciens articles de notre code civil ! Cela dit, mon arrière-grand-mère assumait elle-même très mal son choix conjugal, j’ai toujours entendu raconter qu’elle se faisait appeler « Morin » : avec ce nom « à la française », la « mésalliance » avec un maçon italien s’« entendait » moins.
Enfin, il y a cette « Déclaration en vue de renoncer à se prévaloir de la qualité d’étranger » datée du 13 août 1895, que prononce mon bisaïeul : la renonciation s’est faite le 25 juillet, devant un juge de paix du canton de Chaumont. Giovanni veut assurer à ses deux fils la « qualité de Français qu’ils tiennent de leur naissance » en renonçant en leur nom au droit de décliner cette qualité à leur majorité ; la procédure s’est déroulée devant deux témoins, dont l’instituteur de Luzy (le « sieur Étienne Zéphirin Péchiné, âgé de quarante-deux ans »). Voilà donc comment l’amertume d’un homme chassé de son pays par la misère l’amène à couper radicalement les ponts avec celui-ci : ses enfants ne seront jamais italiens. D’ailleurs, pour plus de sûreté, il ne leur apprend pas sa langue.
Notre « histoire italienne » aurait pu s’arrêter là, mais ce ne fut pas le cas. Sur les dix-neuf petits-enfants de Giovanni, un au moins a tenté de retrouver les traces familiales en Italie, et parmi ceux qui ont fréquenté collège ou lycée, cinq ont choisi d’apprendre l’italien. Dans mon cas, sans nul doute avec le sentiment très net que cela faisait plaisir à mon père, qui avait essayé d’apprendre des rudiments d’italien tout seul, un peu avant mon entrée en Quatrième et avant ce choix de ma deuxième langue en accord avec nos origines (mon premier dictionnaire, cet affreux « Roudil », avait été le sien un hiver plus tôt).
La lettre d’un de mes cousins (l’aîné des arrière-petits-enfants Morini, du reste) adressée au maire de Reggio Emilia remonte à octobre 1963. À vrai dire, j’ignore si l’initiative fut la sienne ou s’il fit écrire (il ne connaît pas l’italien) ce courrier par quelque connaissance à la demande de mon grand-père. C’est en tout cas ce dernier qui conservait la lettre, et c’est de lui que je la tiens. On y apprend le déménagement des aïeux Morini de Massenzatico à Sassuolo, le mariage de Giuseppa, une des deux sœurs de Giovanni, à certain Pietro Bedogni en 1874, et sa mort en 1912. Elle n’a pas eu d’enfants de ce mari-là, ni d’aucun autre, précise la missive du maire de Reggio, qui mentionne aussi le transfert des documents relatifs au couple à Rio Saliceto (Reggio) avec le veuf de Giuseppa. Rien sur Maria, l’aînée, ni sur Leandro. Sans doute faudrait-il aller consulter les registres paroissiaux et communaux de Sassuolo et de Rio Saliceto pour compléter cette unique recherche sur d’éventuels parents restés en Italie. Il m’est arrivé d’y penser, sans vraie détermination toutefois, en tout cas sans une curiosité suffisamment profonde, je l’avoue, pour passer de la vague intention à l’acte.
Probablement parce que la question de mes « racines » ne m’a jamais préoccupée si ce n’est à titre un peu anecdotique. Je crois sûrement plus à la force du lien d’élection qu’à celle du lien familial. Ce n’est donc pas exactement par « devoir de mémoire » envers mes aïeux que j’ai choisi d’étudier l’italien au lycée, ni même seulement pour marcher sur les traces paternelles en matière d’aspirations linguistiques, même si, je dois bien le reconnaître, le choix en question ne fut pas totalement exempt de dimension affective – preuve en est ce premier voyage en terre italienne, trois jours à Milan avec mon père, j’étais en Troisième. En tout cas, ça n’allait pas de soi de choisir cette langue dans un lycée strasbourgeois des années soixante et soixante-dix, mais appartenir à cette minorité d’originaux qui avaient refusé la langue de Goethe pour celle de Dante (nous avons été une douzaine à suivre nos cours d’italien jusqu’à la Terminale) ne m’embarrassait pas, bien au contraire. Outre que mes trois heures hebdomadaires d’italien ont été une vraie bouffée d’oxygène tout au long de ma scolarité, en particulier quand je suis entrée en filière scientifique.
Une fois encore, tout aurait pu s’arrêter là : je n’étais pas censée poursuivre l’aventure au delà du baccalauréat, mais un cuisant échec en sciences et une bonne dose de force de persuasion paternelle pour que je ne renonce pas à toute forme d’études m’amèneront à une inscription universitaire en Fac de Lettres, spécialité Italien, sans enthousiasme ni conviction, juste, quitte à passer une licence, pour me faire plaisir pendant trois ans. Je n’ai pas mis longtemps à me prendre au jeu, plus encore, à me sentir tout à fait dans mon élément. Ma carrière d’italianiste dit la suite… Mais je me souviens fort bien de mes complexes des premières semaines, après avoir vu la liste des inscrits, dont les patronymes m’avaient convaincue que j’étais entourée de « natifs », d’étudiants à tout le moins déjà italophones : curieusement, il ne m’était pas venu à l’esprit que mon propre nom de famille pouvait suggérer la même chose, « faire illusion » en somme ; il est vrai que notre propre nom ne sonnant jamais « étranger » à nos oreilles, ce sont forcément les autres qui vous rappellent d’où il vient. J’ai eu l’occasion de vérifier ensuite que, de toutes les manières, natifs ou pas, toutes générations de « fils d’Italiens » ou autres confondues, ce qui comptait dans un cursus universitaire « italianiste » ne relevait pas des généalogies.
Un dernier souvenir enfin, attaché à mon itinéraire d’italianiste, un sentiment qui m’a toujours intriguée, ressenti la toute première fois que j’ai eu l’occasion de traverser la plaine du Pô (banalité d’un trajet vers l’Ombrie en pénétrant sur le territoire italien à Chiasso) : l’impression de véritablement « reconnaître » les lieux. Qu’on ait une impression de déjà vu à chaque découverte des hauts lieux culturels ou touristiques italiens dans une civilisation de médias comme la nôtre, rien de plus normal. Mais avoir ce sentiment soudain de familiarité de toujours avec les terres plates et monotones qui s’étendent de part et d’autre de l’autoroute Milan-Bologne ? Il pourrait paraître un peu exagéré de dire que je me suis sentie chez moi, et pourtant il y avait de cela ; et il y a toujours de cela à chaque fois que je traverse la plaine émilienne. Comme je ne crois pas beaucoup à « l’appel du sang », ou « de la terre » et autres poncifs du même cru, je ne m’explique tout simplement pas ce drôle de lien à des paysages, dont je ne crois pas qu’ils aient jamais été évoqués dans des récits familiaux qui m’auraient en quelque sorte « suggestionnée ». Ce qui est sûr, c’est qu’à force de traverser celle-ci, j’ai pris conscience d’un goût qui surprend et amuse généralement, celui que j’ai pour les plaines ; or, parmi celles que j’ai « visitées », la « padana » me parle décidément une autre langue, intime, viscérale…
Alors de là à dire que mon parcours d’italianiste répond, étymologiquement parlant, à une « vocation », il serait facile de franchir le pas. Non, je préfère croire à l’harmonieuse coïncidence entre une partie de ce qui m’a faite et une partie de ce que j’ai fait. Mais si d’une manière ou d’une autre, je devais à l’arrière-grand-père Giovanni de m’avoir « inspiré », malgré lui, plus que ces quelques lignes, qu’il en soit remercié.
Agnès Morini, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?