Rencontre avec une femme de caractère

Rencontre avec une femme de caractère

    « Tu sais ma petite, je ne peux pas te dire grand-chose, je ne me souviens plus moi ! ». Du haut de ses quatre-vingts ans tout rond et de son mètre quarante-cinq, Raymonde est une femme de caractère. Elle a été étonnée qu’on lui demande de raconter son histoire mais se prête joyeusement à l’exercice, faisant chanter son accent aux échos à la fois italiens et niçois.
    « Alors attends, mes parents ont quitté Gubbio quand Adrienne avait six ans donc ça doit être en 1932 ! » Elle me raconte que son père, « el matto qu’ils l’appelaient là-bas, pour dire ! », travaillait à la ferme. Il avait épousé une orpheline au caractère bien trempé, Ada, et avait eu deux enfants, Adrienne et Enzo, avant de devoir émigrer en Meurthe-et-Moselle pour échapper à la misère.
    « Il est parti une première fois tout seul, histoire de tâter un peu le terrain ». Là-bas il attrapa une pleurésie, et revint en Italie car « il pensait qu’on le soignait mal en France ». Une fois guéri, il emporta femme et enfants, les fit monter dans un train direction la Meurthe-et-Moselle et s’y installa. C’est en 1936 que Raymonde vit le jour sur le territoire français.
    « Deux sœurs de papa, l’Antonella et l’Erminia sont parties en Amérique, mais papa, lui, n’était pas si aventureux, tu parles ! » Au fur et à mesure de notre entretien, la mémoire revient. Le cousin Alberto qui est resté en Italie et a épousé la sœur du mari de la cousine Nina, la nièce dont le mari est allé faire fortune en Suisse…
    Le français, ses frères et sœurs l’ont appris à l’école, son père « sur le tas », comme elle dit, et sa mère jamais. Elle restait à la maison, c’était donc la langue du foyer : on parlait au père en français et à la mère en italien.
    En 1939 c’est l’Évacuation, direction la Gironde. Raymonde et sa famille sont mis dans un train et ne reviendront plus. Elle se souvient des visites des Allemands. « Eux parlaient allemand et maman italien, alors tu imagines la cacophonie que ça donnait. » Ils partent donc. Mais ce n’est pas un problème, la Gironde offre du travail et ce n’est que la deuxième fois qu’ils sont déracinés… Malgré cela, on comprend que cette expérience a laissé des traces… « Maintenant que j’y pense, depuis ce temps là où j’étais toute gamine j’ai toujours eu la trouille ». Je demande des précisions. « Oui la trouille, la trouille de tout ! La trouille du noir, la peur de manquer, de ne pas être à la hauteur… » Mais elle m’assure avoir bien vécu quand même.
    Je lui demande si le fait d’être italiens était un frein pour les relations sociales. « Penses-tu ! Tous les dimanches papa allait au café jouer aux cartes avec des copains, il prenait des bières avec du cognac, sa bonne cuite du dimanche. Les copains venaient le coucher et à cinq heures du matin il était au travail. Un bon vivant qu’il était ! » Quant aux enfants, ils avaient de bons copains mais se faisaient traiter de « sales macaronis » quand même ! « Mais on disait rien, on la fermait tu vois… enfin une fois y’en a une qui m’a emmerdée, je lui ai cassé la gueule. Paf ! Elle faisait moins la maline tiens. » Quant aux autres Italiens de la ville, ils ne les fréquentaient pas plus car ils venaient d’une autre région.
    Ses parents sont morts italiens tous les deux. Son frère, sa sœur et elle ont obtenu la nationalité française à dix-huit ans. Ils n’ont jamais regretté leur choix de quitter l’Italie. Elle ne se considère pas comme une émigrée, mais comme une vraie Française. « Tu comprends on s’est faits tout seuls, on s’est intégrés sans aide et on a travaillé dur pour gagner le pain que l’on mangeait. »
    « L’Italie de ses vingt dernières années ? Tu m’en poses des questions toi… » Selon elle, elle a bien changé l’Italie en vingt ans ! Les Italiens ne faisaient plus d’enfants, et voilà que ses cousins lui disent voir de plus en plus de poussettes dans les rues. Et pourtant l’Italie n’a pas été épargnée par la crise, au contraire. « J’y connais rien en économie moi, mais quand on voit que le caddie est beaucoup moins rempli pour le même prix, et que toutes les boutiques de village ferment les unes après les autres, on comprend que ça va pas ». Et dans sa famille on en a souffert. Plusieurs licenciements, et des jeunes dottori qui ne trouvent pas de travail. « Il paraît qu’ils commencent à voir une amélioration… » Raymonde est persuadée que ça va aller de mieux en mieux. « Si les Italiens se mettent à faire des bambini, ça va relancer l’économie ». La nouvelle génération est pleine de promesses, elle en est convaincue. Après ça, je lance le sujet de la politique. Sujet sensible. « Les Italiens, tous des vendus ! » Elle ne comprend pas comment on a pu laisser quelqu’un comme Berlusconi accéder au pouvoir. Mais elle ne juge pas, comme elle dit, après tout elle n’y était pas et a vécu tout cela de loin. Un peu comme le phénomène de l’immigration, tout ce qu’elle me dit elle le sait par sa famille et leurs discussions. L’Italie connaît une immigration très importante, étant un pays de passage entre l’Afrique du Nord et l’Europe. Les villages et villes ont donc bien changé, on est loin du « village-famille » où les ancêtres s’étaient installés des générations plus tôt. « Et c’est pas si mal, ça élargit les horizons, on rencontre des gens différents… Tu n’imaginais pas que j’étais contre l’immigration quand même, ce serait un comble ! »

Maylis Maubert, 2016

Année de recueillement du témoignage
année de rédaction
Langue de rédaction