Si j'avais fait ma vie là-bas, je serais devenu un voyou

Si j'avais fait ma vie là-bas, je serais devenu un voyou

La Sicile de mon grand-père, c’était ses gros mots et ses grands gestes. C’était ses yeux verts et son teint mat, ses mains abîmées par le travail et sa colère extravagante. C’était ses convictions, sa gentillesse. À l’autre bout du fil, j’entends ma grand-mère et ma mère parler de lui avec une grande tendresse. Depuis qu’il est parti, parler de lui est devenu un moyen de le ramener un peu près de nous le temps d’un repas, d’une chanson… Tenant à respecter une certaine chronologie des événements, ma grand-mère, Anne-Marie, se lance dans le récit de la vie de mes arrière-grands-parents, Giuseppe et Serafina.

Giuseppe est né le 1er janvier 1900 à Radusa, à coté de Catania. Son père s’appelait Corrado et sa mère Rosa. Et Serafina Biga, elle, c’était le 16 janvier 1904 à Caltagirone. Elle avait été adoptée.

Au ton que prend ma grand-mère, je la devine concentrée, elle prend cet entretien très au sérieux, ne veut manquer aucun détail de la vie de son époux, comme pour lui rendre un hommage.. À l’inverse, ma mère me raconte des anecdotes plus légères.

Je me rappelle que Mémé me disait qu’elle s’appelait Serafina « di gnoti », Serafina « de personne » parce qu’elle avait été abandonnée. Et Papa me disait que son père était le « premier bébé du siècle » !

La mémoire incroyable de ma grand-mère nous sidère. Les dates de naissances, les lieux, les prénoms, elle n’a rien oublié. Ils se sont mariés à San Michele di Ganzaria le 18 février 1923.  Un an après, Corrado est né. Ils l’ont appelé comme son grand-père. C’était le seul de la fratrie à avoir gardé la nationalité italienne.

La petite famille quitta alors la Sicile en 1925 après avoir refusé la proposition des parents de Serafina et de son frère de les suivre pour l’Amérique. Ils choisissent de rejoindre l’Algérie française où se trouvait déjà la sœur de Giuseppe. Ils s’arrêtèrent d’abord à Mila où Rosine est née en 1925 puis déménagèrent à Grarem où naquit Annette en 1928, François en 1932 et mon grand-père, Louis, en 1934. C’était un 4 mars. Un dimanche. Sauveur, le petit dernier, quant à lui vît le jour à Constantine en 1937.

Giuseppe faisait le maçon… et elle, elle faisait des enfants !

Et c’est dans cette hilarité qu’elles m’expliquent comment une lettre arrivée de Los Angeles à radicalement changé la vie de la - dorénavant - grande famille. Les parents et le frère de Serafina avait monté une affaire sur la côte ouest, celle-ci fonctionnait à merveille, ils vivaient leur rêve américain. Ils ne rentreraient jamais en Sicile. De ce fait, ils lui léguèrent la maison à Caltagirone et son frère cadet renonçait définitivement à son héritage. Giuseppe, sa femme et leurs six enfants partirent alors pour la Sicile afin de vendre la maison familiale qui ne leur servirait à rien puisque que leur vie était maintenant en Algérie. À peine la vente effectuée, la Deuxième Guerre Mondiale éclata, ils se retrouvèrent alors bloqués en Italie. L’argent de la vente leur permet de subsister à leur besoin un moment mais la guerre s’éternise, Serafina fut contrainte de vendre ses bijoux de mariage, Giuseppe n’était pas très regardant sur ses employeurs : ça n’avait pas d’importance, il avait une famille à nourrir.

Papa me disait qu’il ramassait les mégots de cigarette par terre et refaisait des cigarettes avec les restes pour les vendre. Ils s’accrochaient aussi aux camions des militaires pour ne pas marcher des kilomètres, les soldats leur tapaient sur les doigts.

Le temps passait et le danger augmentait, mon grand-père et son petit frère, François, furent envoyés dans un monastère en campagne pour les protéger des bombardements. Ils avaient, étonnement, gardé un bon souvenir de cet exil rural. Le terrible conflit terminé, toute la famille traversa l’Italie durant l’été 1946. Ils traversèrent la frontière franco-italienne à pied pour rejoindre Montgenévre. Ils y restèrent une année entière. Année durant laquelle les enfants furent scolarisés.

Papa me disait qu’il allait en luge à l’école. Il a appris à skier.

Je ne savais même pas que mon grand-père savait skier. L’été suivant fut celui du retour en Algérie, à Grarem. Mon grand-père obtint son certificat d’étude puis son diplôme d’ajusteur-tourneur afin d’entrer au chemin de fer. Pendant ce temps-là, Corrado, le frère aîné, fit son service militaire en Italie. Durant cette période, les enfants furent naturalisés français, à l’exception de Corrado qui, pour avoir combattu pour l’Italie, ne put l’obtenir. Malgré le souhait de mon grand-père de travailler dans la fonction publique, il décida d’aider son père dans ses travaux. 1954 et Guerre d’Algérie, sa vie fut mise alors entre parenthèses durant trois ans. Son service militaire français effectué, il rejoignit le personnel civile à la gestion des subsistance militaire de Constantine en tant qu’ouvrier maçon-carreleur. Un an plus tard, il rencontra Anne-Marie, ma grand-mère, au Bal des Bretons à l’Hôtel Sirta. C’était le 17 septembre 1958. De six ans sa cadette, Anne-Marie était issue de la famille la plus riche de Sidi-Mérouan : fille de Dominique Lugaro, un corse originaire de Cargese, fils de Polymène Lugaro et de Hélène Voglimacci Stephanopoli de Comnene, et de Lucie Grosso, adoptée, tout comme Serafina,  par Louis Grosso et Carmene Abella. Elle effectuait sa scolarité au pensionnat catholique de Constantine. Ils se fiancèrent en mars 1959 et se marièrent quatre mois plus tard, c’était un 4 juillet. Mon grand-père me disait souvent qu’il n’aurait jamais cru un jour épouser une des filles Lugaro. Pour lui, simple immigré italien, se marier à ma grand-mère était inattendu. Cette dernière me raconte alors une anecdote à propos de la rencontre entre les deux familles avant leur mariage : 

Giuseppe détestait les pâtes, il ne les supportait pas. Si Serafina avait le malheur d’en faire, il faisait un scandale. Quand les parents de Papi rencontrèrent les miens avant notre mariage, Giuseppe leur a dit « Faites-moi un poulet rôti avec un bon couscous ! », mon père n’en revenait pas qu’un italien n’aime pas les pâtes.

Néanmoins, la joie fut de courte durée. Le 5 octobre 1959, Giuseppe et François furent enlevés par les Fellaghas, à Grablot. La date officielle de décès fut fixée au 14 décembre 1964. François laissa derrière lui une veuve de Guerre et deux pupilles de la Nation. En 1961, la sœur aînée de ma mère,  Brigitte, naquit à Mila. La vie quotidienne est chamboulée par le péril permanent qu’est la guerre. 

On se balade avec ton grand-père, quand j’ai vu un homme passer en courant. J’ai dit à Papi : « Mais pourquoi il jette son porte-feuille celui-là ? ». Et là, ton grand-père m’a poussé à terre et s’est jeté sur une femme qui avait son bébé dans les bras. Ça n’était pas un porte-feuille mais une grenade quadrillée.

Quel héros, ce Louis… Suite à la mutation de mon grand-père, ils quittèrent l’Algérie. Toute la famille gagna la Métropole, à l’exception de Corrado qui décida de retourner en Italie avec sa femme. Plus personne n’aura de ses nouvelles malgré les nombreuses recherches engagées par ses frères et sœurs. Ils arrivèrent à Lille le 15 mars 1963. Ce fut un changement plutôt brutal pour toute la famille. Ma mère, Corinne, naquit le 19 octobre 1963. Mon grand-père était alors chef d’équipe du service de réalisation d’habillement militaire. Sa mère, Serafina, qui les avait suivi, vivait avec eux. Elle n’avait pas été naturalisée. Le parcours du combat débuta pour elle, ma grand-mère batailla durant six ans pour lui obtenir finalement « la retraite de l’économiquement faible » ainsi que l’attribution d’un studio.  Serafina garda jusqu’à la fin de sa vie sa nationalité italienne et sa langue maternelle. En effet, elle ne maîtrisait pas bien le français. Le 7 juillet 1966, le seul fils de mes grand-père vit le jour : Jean-Louis. Malheureusement, la vie en décida autrement, un mois et demi plus tard, il les quitta. L’année suivante, la dernière sœur de ma mère arriva, Florence. Leur vie dans le Nord fut assez paisible.

Mais le soleil leur manquait, c’est pourquoi en 1978 mon grand-père réussit à obtenir un poste à Nice à la base aérienne, du Mont Agel de Roquebrune Cap Martin. Il y fut promu Chef Hors Groupe du Personnel Civil. Il y travailla jusqu’en 1992.  Au cours de sa carrière au sein du Ministère de la Défense, mon grand-père fut décoré de nombreuses fois, il était aussi très engagé au près des syndicats pour défendre le personnel civil des différentes bases.

Tu sais que ton grand-père a sauvé un homme d’un incendie ? Le tuyau d’alimentation en gaz d’un chalumeau s’est enflammé alors qu’un ouvrier l’utilisait sur le toit, et Papi a grimpé sur la toiture pour sortir le jeune homme. Quand il l'a fait descendre, l’incendie s’est propagé ! Il a même reçu une lettre de félicitation d’un Général.

L’heure de la retraite - bien méritée - arriva. Dans mes souvenirs, même les plus vieux, je n’arrive pas à visualiser mon grand-père bien installé dans le canapé pour la simple et bonne raison qu’il n’a jamais arrêté. Je me souviens de lui travaillant dans son petit atelier en pierre au fond du jardin, traversant la pelouse avec des outils qui m’étaient complètement inconnus. Sa retraite n’aura pas été de tout repos.

Quand il ne travaillait pas, on voyagait quelques fois en Italie. Quand on est arrivé en Sicile, il m’a dit « C’est un peuple indiscipliné ».

Même si il était « très italien », son pays c’était la France. Il adorait les spaghetti alla bolognese, les cannolli, les airs de mandoline mais jamais il n’aurait voulu retourner vivre en Sicile. Il adorait sa vie en France, il était fier de tout ce qu’il avait construit et de l’homme qu’il était devenu.

« Si j’avais vécu la-bas, je serais devenu un voyou. »  comme il disait.

Coline Massei, 2017

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