Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Que de fois, à table, notre ami Santo Capelli nous raconta ces épisodes de sa vie, si marquants, avec
des mots, des gestes, des regards débordant de passion, à commencer par la nostalgie pour son pays
natal, la France. Une passion qui a suscité en nous l’idée de lui offrir ce voyage de retour sur les lieux
de son enfance, en remontant le Rhin jusqu’à Hussigny, puis le désir de sauvegarder la mémoire d’un
monde fait de pauvreté et de peine mais aussi de courage et de compassion, en somme d’humanité.

Une rencontre si longtemps rêvée : l’émotion de Santo soixante ans après

Lucerne, Colmar, Bâle, Strasbourg... tout au long du voyage, le coeur de Santo est tourné vers
Hussigny-Godbrange, le petit village où il naquit en 1925.

Voilà, nous y sommes presque, les panneaux indiquent comment arriver à la frontière entre le
Luxembourg et la France. Tous ses sens sont en alerte, Santo reconnaît les ondulations du terrain,
l’odeur gris-fer des tas de scories, il reconnaît la montée et les virages qui lui sont familiers depuis les
premières courses en bicyclette de sa lointaine enfance.

Arrêtez !, s’écrie-t-il après le grand virage, la voilà, c’est ma maison.

Il a bien dit c’est ma maison. Comme s’il ne l’avait jamais quittée.

Il entre dans la cour, un jardin potager où tout est resté comme avant, où il y a encore le bac dans
lequel sa mère faisait la lessive et, sous le regard surpris et inquiet de l’actuelle locataire, le voilà qui
touche à chaque chose, comme s’il avait retrouvé une personne après une longue absence : la terre, le
robinet, les pieds de vigne et il regarde, là-haut, les fenêtres aux volets typiquement français derrières
lesquels se sont déroulées les journées de son enfance.

La maison de madame Lauchelaine est la deuxième étape. Sur le seuil, les mêmes pierres
qu’autrefois, mais il manque le fer où l’on frottait ses semelles avant d’entrer. Madame Lauchelaine
l’aimait comme un fils, comme elle aimait Maurice qui emmenait Santo avec lui aux champs, sur sa
charrette, une aventure quotidienne au contact de cette terre riche en pommes de terre, en betteraves,
une terre bénie pour les bouches des étrangers immigrés.

Troisième étape, le cimetière, le lieu qui conserve le plus jalousement l’affectueuse mémoire du
passé : Rossi... Boudou... Antoine...
Le Corse, dit Santo en lisant le grand livre des pierres tombales, Roger... Blanchard...

Tout un monde fait de drames, d’affections, de peines et d’espérances est enserré dans cet étroit
carré de terre cosmopolite. Ce sont les citoyens de l’histoire qui reposent ici, une longue période
baignée de larmes et de sueur mais aussi de douceur, celle du souvenir.

Les voix d’une enfance heureuse

Mais Santo a maintenant la tête ailleurs.

Dans la cour de l’école, ce sont les voix de ses camarades qu’il entend, les comptines. C’est la
récréation : aujourd’hui c’est à Roger Boudou, son ami belge, d’être au milieu du cercle. Pas de chance,
sa partenaire est Jeannine et elle est antipathique. Les enfants chantent à pleine voix :

Le palais royal est un beau palais,
Toutes les jeunes filles sont à marier
Mademoiselle Jeannine est la préférée
De monsieur Roger qui veut l’épouser

Dis-moi oui, dis-moi non
Dis-moi si tu m’aimes,
Dis-moi oui, dis-moi non,
Dis-moi oui ou non

Si tu m’aimes, c’est de l’espérance,
Si c’est non, c’est de la souffrance...
Dis-moi oui ou non...

« Non ! » Ce n’est pas la bonne réponse ! « Allez, c’est fini ! Rentrez...vite vite... » Le maître,
Monsieur Marteau, fait rentrer les enfants en classe et met fin aux drames de l’amour.
Une fois cinq... cinq
Deux fois cinq... dix
Trois fois cinq... quinze... Les élèves répètent à voix haute, à l’unisson, les tables de multiplication
Cinque per quattro venti
Cinque per cinque venticinque
Cinque per sei trenta...
Que se passe-t-il ? La voix de la maestra Cornolti a pris la relève : le Duce
a payé le voyage de retour aux familles italiennes pour qu’elles reviennent au pays. Ici, a-t-il promis,
sans spécifier que la promesse sous-entendait l’inscription au parti fasciste, ici, dans votre Patrie,
vous trouverez du travail et du pain. Mais l’histoire devient si pénible et les souvenirs si difficiles que
Santo décide de rester encore un peu en classe avec monsieur Marteau, pourtant si sévère... La cloche
a sonné et Roger Boudou, en rentrant chez lui, chante à tue-tête pour se venger de l’affront que lui a
fait Jeannine :

Et quand je serai nommé capitaine
Avec trois galons dorés sur ma manche...
J’épouserai quelque jolie poupée...


« De bois... de bois... de bois... lui crie la méchante Jeannine. De soie... de soie... de soie... réplique
Roger, et mieux que toi. » Et de plus belle :

J’épouserai quelque jolie poupée de soie
Ses dames lui mettront sa robe blanche à longue traîne
Et les trompettes sonneront des airs de joie
Comme au mariage d’une reine avec un roi.

Santo sourit en repensant aux leçons, aux jeux, aux rencontres avec lesquels il a grandi et qui ont
fait de lui un homme. Il a encore dans les oreilles les moqueries de ses camarades arrivés de tous les
coins d’Europe : « Macaroni... macaroni... » « Patate pourrie...patate pourrie... »
Il faut maintenant qu’il apporte la gamelle à son père, pour le déjeuner. Il mangera dans la baraque,
quand il aura faim ou bien quand il pourra, sans horaire précis.

Les ouvriers qui travaillent dans les mines à ciel ouvert doivent rapporter de chez eux les mèches
et la dynamite. Une fois que la roche a sauté, ils chargent les fragments sur les charriots et vont les
décharger à l’aciérie.

On n’est pas si mal en France. De l’autre côté de la frontière, au Luxembourg, on peut acheter du
bon pain au marché, à un prix avantageux et personne n’interdit ces brèves incursions à l’étranger. On
peut même acheter des vêtements à bon marché dans les magasins, mais alors il faut éviter la douane,
entrer au Luxembourg sans être vus, en traversant « la sauvage », un bois touffu, de hêtres, de chênes
et de bouleaux.

Le retour : où suis-je ? Quelle est ma patrie ?

« Papa... papa... vite... vite... » Le train a dépassé la douane à Modane et s’est arrêté à Turin : Papa
Antoine est descendu acheter du pain et s’il ne se dépêche pas, il risque de rester à terre. Ce n’est pas
le moment de faire de telles imprudences. Santo a un peu peur : ce n’est pas la première fois qu’il
affronte un voyage aussi long, mais la première fois, c’était à Toulouse, pas à l’étranger ! Tout le monde
parlait français, même si là-bas les voyelles étaient si longues et si larges que, quand il était revenu, ses
camarades avaient bien ri de sa drôle de prononciation, si vite adoptée. Ils l’avaient presque pris pour
un étranger, deux fois étranger, et ils s’étaient moqué de lui pendant des jours et des jours, avec toute
sorte d’apostrophes : chinois... morpion... fumier... andouille...

« Du calme !, lui dit son père en remontant dans le train. Rappelle-toi que nous sommes en Italie. »
« Mange docà... Mange donc, lui dit sa mère en lui tendant du pain, l’è bu... c’est bon... è buono. Allez,
apprends ! » La langue de sa mère était un mélange de mots italiens, bergamasques et français.

Nous revoilà en route vers Luxembourg-ville, mais Santo a du mal à se défaire de ses pensées.
« Alors, Santo, es-tu content d’avoir revu ta maison ? Tu ne nous racontes rien. » Une nouvelle
avalanche de souvenirs déferle.

Nous étions rentrés en Italie depuis deux ans déjà et pour mon père, pas de travail ! Pourquoi ?
Parce qu’il était socialiste. Ils avaient beau me dire que j’étais dans ma Patrie, moi, je rêvais de la France
comme les Hébreux conduits par Moïse dans le désert avaient rêvé aux oignons qu’ils mangeaient en
Égypte. Et à l’école on n’arrêtait pas de se moquer de moi : « Français, Français, on vous cassera la
gueule ! » Et allez avec les gros mots ! Oh, mais je me défendais, tu parles si je me défendais ! Comme la
fois où, dans la cour du patronage, j’envoyai un coup de poing à la figure d’Emanuele et à compagnie !
Macaroni... francesì... francesì... macaroni, me sifflait-on dans les oreilles : c’était pire d’être francesì
en Italie que macaroni en France.

Dans notre nouvelle maison à Callora (Cà dell’Ora) – la mémoire continue à se dénouer – il n’y
avait ni eau ni électricité. Rien à voir avec nos trois pièces lumineuses en France, avec les murs blancs
et lisses et le sol chaud recouvert d’un plancher de bois, les vastes fenêtres qui s’ouvraient sur un
potager fertile. Ici, une maison entourée par les bois, plus sombre malgré les hublots à pic sur le ravin
où coulait le Brembo, incitait Santo à s’inventer une vie plus colorée à la poursuite de ses désirs. La
roche qui pénétrait dans la cuisine, avec l’agressivité de la proue d’un navire qui a perdu le cap et s’est
enlisé dans un corps étranger, devenait pour lui tantôt l’occasion d’une lutte contre les pirates ou d’une
poésie de Noël devant la crèche, tantôt une bataille avec l’ennemi. Le sol en terre battue se prêtait bien
au parcours des ciche, ces billes en terre, elles aussi, colorées et brillantes, qui suivaient des pistes au
parcours différent d’un jour à l’autre. Et de temps à autre, l’envie le prenait d’émigrer lui aussi le long
de ces pistes, vers la terre qui continuait à vivre dans son cœur.

Fiero l’occhio, svelto il passo / ai nemici in fronte il sasso...
Aux armes, citoyens / Formez vos bataillons

Santo ne comprenait pas pourquoi les injures contre les Français se faisaient de plus en plus
fréquentes et méchantes au fur et à mesure que montait le ton des airs de marche exaltant l’Italie.
Giovinezza, giovinezza, primavera di bellezza... jusque là, il était d’accord.

Fischia il sasso, il nome squilla
del ragazzo di Portoria
e l’intrepido Balilla
sta gigante nella storia.
Fiero l’occhio, svelto il passo
ai nemici in fronte il sasso
agli amici tutto il cuor...

Il faisait partie des Balilla, mais il n’avait pas bien compris qui était ce Balilla dans l’histoire
ni pourquoi l’Italie avait toujours besoin de combattre contre quelqu’un... avant les Autrichiens,
maintenant les Français, il n’aimait pas ça. D’ailleurs, pensait-il, même monsieur Marteau, à Hussigny,
parlait sans arrêt de guerres : franco-anglaises, franco-allemandes, franco espagnoles...

Su lupetti, aquilotti !
Come sardi tamburini
come piccoli picciotti
bruni eroi garibaldini.
Vibra l’anima nel petto
sitibonda di virtù,
freme, Italia, il gagliardetto
e nei fremiti sei tu...

De ce flot de paroles, il ne connaissait que garibaldini, parce que son père lui avait parlé de
Garibaldi.

Mais Santo était content de défiler dans le stade avec ses camarades de classe, plus jeunes que lui
parce qu’on l’avait mis au cours élémentaire, à cause de la langue, même si à Hussigny il avait déjà
terminé le cycle primaire... Mais le défilé était pour lui un jeu qui chassait toutes les pensées. Son
père, au contraire, avait de gros soucis car les économies rapportées de France s’épuisaient et il n’avait
rien en vue, côté travail. Mais pour aujourd’hui, chassons les idées noires...

Aujourd’hui, c’est le 4 novembre, la fête nationale qui célèbre la fin de la Grande Guerre et
l’armistice entre l’Autriche vaincue et l’Italie victorieuse, alliée avec... la France. Santo noue autour de
son cou le foulard tricolore, comme le drapeau français, avec une seule couleur différente, le bleu.
La différence entre la sympathie et l’antipathie, entre l’amitié et la haine, se dit-il. Entre la paix et la
guerre, s’inquiétait plutôt son père.

Le federale vient de monter sur l’estrade où se trouvent les autorités. C’est le beau-frère de
l’institutrice de Santo, on l’appelle « le père des travailleurs ». En attendant le discours, Santo, assis à
côté de son père, le nez en l’air, chantonne en sourdine un autre hymne :

Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé...
Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !
Marchons, marchons...

Du travail, finalement...

Chut !, lui ordonne son père, ce n’est pas l’hymne italien. Ça irait bien pour l’Italie aussi qui
aurait bien besoin de se lever... Mais ce n’est pas le moment de le dire. Santo reprend ses esprits et
réalise qu’autour de lui il voit monter, chaque jour, l’antipathie contre les Français... et donc contre
madame Lauchelaine, contre monsieur Marteau... qui étaient si gentils avec lui, qu’il continue à
aimer... pourquoi donc ? Il se met à susurrer l’hymne national :

Fratelli d’Italia,            Frères d’Italie
l’Italia s’è desta           l’Italie s’est levée
dell’elmo di Scipio      du casque de Scipion
s’è cinta la testa...      elle a ceint sa tête

Il se dit que son père aime l’Italie mais qu’en ce moment c’est son casque de mineur qu’il voudrait
avoir sur la tête. Il a déjà mangé toutes les économies amassées à Hussigny et avec ce qu’il gagne ici en
bricolant à droite et à gauche, il a du mal à joindre les deux bouts : patates, polenta, pult, pain râpé
dans la soupe tout au long de la semaine tandis que le bas de laine se vide, que le parfum déjà rare
des luganeghe (saucisses) s’évapore en même temps que disparaît la saveur, presque inconnue, de la
viande. Oh ! le fricot d’Hussigny où la viande et les pommes de terre nageaient en bonne compagnie
dans une sauce ineffable ! Sa mère, mamma Maria, a le cœur serré de voir ses neveux tourmentés par
la faim et, de plus en plus souvent, ce ne sont pas trois enfants qui se mettent à table, mais cinq, deux
en plus des siens, Santo, Angelo et Irma. Avec ses cousins, Santo ratisse les champs et les bois pour y
ramasser chicorée et asperges au printemps, champignons et châtaignes à l’automne, fruits sauvages
dans toutes les saisons, sauf s’il neige, mais...

L’exclamation de papa Antonio et de son oncle Giuseppe le réveillent : « Écoute ! »
L’orateur exalte l’honneur, l’amour de la Patrie, la grandeur de l’Italie, le Duce qui la rendra
plus grande encore. Puis il évoque sa guerre à lui, en 1915-1918, dans les Alpes : « Si je suis encore
vivant, dit-il, je le dois à l’héroïsme et à la générosité d’un Bergamasque, l’un des vôtres, qui, alors
que j’étais blessé, m’a porté sur ses épaules à travers versants et ravines jusqu’à l’hôpital de campagne,
en risquant sa vie sous les tirs de l’ennemi... Santo Capelli ». L’orateur est ému, sa voix tremble. Deux
voix s’élèvent du parterre : « C’est mon frère, c’est mon frère » et l’orateur se ressaisit. « Où est-il ?
Faites-le monter ! » D’en bas les voix répondent : il est mort à Ortigara. Le federale descend de
l’estrade et embrasse les deux frères de son sauveur, il s’entretient avec eux et apprend ainsi que papa
Antonio et son frère Giuseppe sont revenus de France encouragés par les promesses du Duce, mais
que pour eux, sans travail, ces promesses ne sont pas tenues.

On devine facilement la suite.

À nouveau émigrés

Deux mois plus tard Santo arrivait en Brianza (au nord de la Lombardie), à Corezzana, à deux
heures à vélo de Villa d’Almè, son village bergamasque ; deux heures, pas plus, mais ce lieu lui était
plus étranger que la terre de ses aïeux qu’il avait commencé à aimer, bien plus étranger que la terre de
son enfance, sa France, Hussigny. Et mamma Maria dut apprendre une quatrième langue : après le
bergamasque, l’italien et le français, c’était maintenant le dialecte de la Brianza qu’il fallait apprendre
et les dialectes sont souvent plus difficiles que les langues nationales. Tandis que ce vagabondage
d’une terre à l’autre avait renforcé le caractère de Santo, ses parents étaient devenus plus timides
et les débuts furent éprouvants ; ils mirent longtemps à s’adapter au lieu et aux habitants. Mamma
Maria pensait avec nostalgie à Villa d’Almè, à Hussigny ; papa Antonio quant à lui, qui apprenait
les langues comme il enfourchait sa bicyclette pour se rendre à l’usine de la Falk, avec la longue
histoire d’émigration qu’il avait derrière lui et la terrible expérience de la Grande Guerre, il pensait
à l’âpreté de la vie qu’avaient menée son père et son frère... Son père avait été bûcheron d’abord
en Suisse allemande puis, comme nombre de Bergamasques, du côté de Grenoble ; il était tombé
la tête la première de l’échelle qui lui permettait d’accéder à la grange où il dormait, parce qu’il
fallait économiser et envoyer de l’argent à la famille. Son frère, Santo, le sauveur du federale, finit
déchiqueté par un monstrueux obus sur l’Ortigara. Antonio avait combattu lui aussi durant la Grande
Guerre. Bloqué par les opérations militaires autrichiennes sur la rive gauche du Tagliamento, après
les premiers soubresauts qui suivirent la défaite de Caporetto et n’ayant pas réussi à passer le pont qui
avait sauté, il avait été fait prisonnier et envoyé dans les Carpates. Il pensait à son frère, papa Antonio,
à ce jeune d’à peine plus de vingt ans qui, partant au front, avait dit à sa femme : « Si je ne reviens
pas, épouse Antonio, ne reste pas seule, ne le laisse pas seul ».

Chez Santo, la curiosité, le besoin de connaitre les étapes qui se succèdent dans la vie, tout cela
désormais est plus fort que la vie elle-même.
 

Lesmooo... stazione di Lesmooo.

Une journée de brouillard à couper au couteau. Dans le train, au-delà des fenêtres, le néant ; le
néant tout au long du trajet, à pied, vers Corezzana : deux kilomètres de plaine, puis une montée,
au bout, « quatre maisons au milieu du désert », pense le gamin, et il aimerait revenir en arrière...
(encore une fois !) Sous ses pas, tandis qu’il pense en français, qu’il chante et qu’il compte en français,
il sent ses racines s’enfoncer doucement dans la terre d’Hussigny : « Un kilomètre à pied... ça use ça
use, un kilomètre à pied ça use les souliers... » Santo n’imagine pas encore que, derrière ce brouillard,
la campagne lui offrira la joie de mille aventures, lui apportera son pain quotidien et une nouvelle
poésie qui l’aidera à dépasser ce sentiment d’être étranger qui envahit ses journées.

Madame Confalonieri, la propriétaire, qui loue sa maison à la nouvelle famille d’étrangers, a
déjà allumé le feu dans la cheminée. Pour Santo et ses frères et soeurs plus petits que lui, blottis
dans les grandes niches pleines de mystère, les histoires que racontent maman et papa, commencent
toujours dans la vaste musicalité de la langue française : « Il était une fois trois chiens... », une langue
qui alterne et se mêle à l’italien plus sonore, au bergamasque, la langue maternelle, et au dialecte de
la Brianza, une langue encore étrangère. « Il était une fois trois chiens, c’erano una volta tre cani...
gh’era öna ölta tri ca,
et puis, peu après... gh’eva una volta... ». À table aussi, les langues se mêlent :
« Qu’est-ce qu’on mange ? » demandent les enfants à leur mère. Polenta è picà sota... smaiàsa... pult,
polenta et rien d’autre... polenta co’ l’öa sèca, avec des raisins secs... polenta de farine blanche au lait...
Mais il faut apprendre à connaître le nouveau village, avoir des relations cordiales avec ses
habitants pour se procurer de quoi vivre, avant tout de quoi manger. En attendant, Santo rêve des
ratatouilles et des fricots français dont il a gardé toute la mémoire : auditive avec le grésillement de
l’huile dans la poêle, olfactive avec l’eau qui lui vient encore à la bouche, visuelle, avec la couleur
des légumes, mais aussi tactile et gustative... si bien que sa maman ne l’en prive pas et lui en fait la
surprise. « Set contét... tu es content ? » Le français est resté la langue préférée de sa mère, plus que
l’italien car sa langue maternelle est le bergamasque et ce sont les enfants qui lui apprennent l’italien.
Santo, qui a désormais treize ans, doit retourner à l’école. Il passe quelques mois en cours moyen
à Corezzana, puis en dernière année de primaire à Lesmo.

La maîtresse fait immédiatement remarquer la prononciation et le fort accent étranger du nouvel
élève et de sa sœur : elle en tire une leçon d’histoire et géographie. Dommage qu’une vague d’inimitié
grandissante sépare l’Italie et la France, la terre que le nouvel élève aime tant et qui continue à
peupler ses rêves.

Santo est heureux quand il peut vanter son pays natal : les pommes de terre, les betteraves, les
usines, les bistros où se retrouvent tant d’italiens qui vivent loin de leur famille, les plaines, ses amis,
son maître... La maîtresse traduit tout cela, le patate, le barbabietole, le fabbriche, le osterie... et finit
par faire une leçon sur les langues et l’émigration : les trois élèves de la Brianza, deux filles et un
garçon, découvrent la pauvreté de la vallée d’où proviennent leurs nouveaux camarades et se rendent
compte de la chance qu’ils ont d’habiter une terre belle et féconde en nourriture à partager.

Le temps court vers une guerre odieuse et incompréhensible pour Santo qui, né en France de
parents italiens, y a trouvé pain et affection... Il ne peut imaginer que l’on puisse faire du mal à ses
amis. Ce n’est qu’après deux années de guerre, quand l’Italie signera l’armistice de Cassibile et donc
sa complète capitulation, qu’il pourra enfin continuer la lutte, mais sur le front opposé, avec les
Français. C’est alors seulement que pour Santo, dans les rangs de la Résistance, se dissipera enfin
l’inquiétude née de cette tension entre les deux visages de son amour pour la patrie et que la vie
pourra vraiment reprendre son cours, sereinement, dans la paix retrouvée.
 

Traduction de l'italien par Yvonne Fracassetti Brondino

Langue de rédaction