Une si douce amputation
Une si douce amputation
– Votre nom ?
– BACCHET, avec deux c.
– Avec deux c ? Ah bon !
– C’est italien, de Vénétie.
– Ah ! Vous avez enlevé le a, ou le o ou le i ?
– Non, ça a toujours été Bacchet. Ni Baccheta ni Baccheto ni Baccheti...
Ça se passe souvent comme ça, à un guichet ou ailleurs...
Il y a encore douze ans je le prononçais à la française, avec le ch : Bachet comme je l’avais entendu la plupart du temps, sans trop y prêter attention. J’ai décidé depuis que ce serait Bakett, avec le k et le t final : Bacchet, en vrai, à l’italienne.
BACCHET, le nom de mon père, le mien.
Ils étaient dix enfants du début du XXe siècle, dans une famille de petits paysans de Gruaro, un village de Vénétie aux confins du Frioul, dans la plaine juste entre Venise et Trieste. Cinq ont vécu en Italie, cinq ont émigré en France.
Antonio, mon père, né en 1908, était le sixième de la fratrie. L’école, il l’a suivie avec succès jusqu’à ses quatorze ans. Mais après il fallait payer et seul Luigi, le petit dernier des dix, a eu droit aux études pour devenir instituteur.
En 1929, au retour de mon père de son service militaire à Rhodes, alors colonie mussolinienne, il n’y a ni travail suffisant pour les grands enfants dans la toute petite exploitation paysanne familiale, ni perspective de travail dans la région. À moins de prendre sa carte au parti fasciste.
Je suis allé trois fois au syndicat qui plaçait la main d’œuvre à Portogruaro, pour faire le maçon, le manœuvre, ou le cantonnier... Pas moyen. On n’a pas de place, on n’a pas de place ! Ils avaient ordre de ne pas donner de travail à ceux qui n’étaient pas fascistes. On ne faisait pas de politique dans la famille. Comme de toute façon du travail il n’y en avait pas...
a-t-il raconté à cent un ans à mon fils Romain.
Un frère et deux sœurs l’avaient déjà fait, il décide de partir. Et le voilà en 1931 dans le train direction la Gaule avec trois chemises, deux pantalons et quatre livres dans la valise. Plus un vrai-faux certificat d’embauche d’un patron français obtenu via un beau-frère italien déjà ici. Le patron n’avait pas de travail pour mon père, mais avait bien voulu faire le certificat. En route et qui vivra verra !
Il y a peu, j’ai retrouvé les livres qui avaient fait le voyage avec lui depuis Gruaro : I promessi sposi (Les Fiancés) de Manzoni, le sombre roman classique du XIXe, utilisé dans chaque école après l’unité italienne pour apprendre la langue « nationale » aux écoliers et supplanter les dialectes. Et trois autres volumes beaucoup plus écornés, usés ; un autre classique italien, Le mie prigioni (Mes prisons), mémoires de Silvio Pellico, patriote et carbonaro du XIXe siècle, puis Il segretario degli amanti, un guide de correspondance amoureuse, et enfin un guide touristique de l’île de Rhodes, l’île de son service militaire.
Arrivé en France en 1931, d’abord chez une des sœurs établie dans le midi, il est devenu broyeur d’ocre dans les carrières du sud, puis casseur de cailloux en Ardèche, équarrisseur de chevaux à Chalon-sur-Saône et plus longuement ouvrier agricole dans les vignes et les fermes en Beaujolais. Habile manuel, il changeait de travail au gré des accords ou désaccords avec ses innombrables patrons successifs. Au début de la guerre de 1939-1945, à la faveur de la mobilisation des hommes du cru, il est embauché comme ouvrier dans une petite fabrique de tonneaux beaujolaise en manque de main d’œuvre. Il y apprend l’art de la tonnellerie. Puis il est tonnelier et caviste chez plusieurs marchands de vin. En 1943, c’est le STO des immigrés. « Déporté du travail » en Allemagne avec d’autres étranges étrangers, espagnols, portugais, polonais. Dix-huit mois sous les bombes à l’entretien des bus de Münster en Westphalie.
Au retour, il s’’installe bientôt comme artisan-tonnelier à Romanèche-Thorins, le cru beaujolais du Moulin-à-Vent. Enfin un métier dans les mains et dans la tête, un métier de précision, enfin sans patron, ni patron de personne. Indépendant ! Avec du travail plus qu’il n’en peut faire. Il tapera sur les tonneaux jusqu’à soixante-dix ans, en 1978.
Une vie tendue vers le travail, le dieu travail. Travailleur acharné, sa longue bataille solitaire lui a tanné le cuir, l’a fait individualiste assumé, endurci, indépendant farouche.
En 1947 il épouse ma mère, institutrice beaujolaise qu’il avait rencontrée avant-guerre. Je nais en 1949, ma mère a quarante-deux ans, mon père quarante et un. Je serai fille unique.
Il n’a pas coupé les liens avec l’Italie, mais ne les a pas cultivés non plus. Des cartes de vœux échangées pour Noël et Pâques avec ses frères en Italie et quatre ou cinq voyages en Italie en quatre-vingts ans pour lui, dont trois avec ma mère et moi...
Il était plus pragmatique que nostalgique.
Nous sommes allés deux fois rendre visite à la famille à Gruaro.
Nous voyions assez régulièrement son frère Emilio et sa sœur Maria qui habitaient le Beaujolais et le Mâconnais, mais les liens étaient plus serrés avec la famille beaujolaise de ma mère.
Moi je n’entendais pas son accent en français.
Le français appris sur le tas, il l’écrivait phonétiquement, à l’italienne. Il le lisait parfaitement, tous les jours dans Le Progrès, le quotidien lyonnais, et tous les mois dans Le Chasseur Français car il était aussi grand chasseur, pêcheur et braconnier comme son père Sante à Gruaro.
Il aura passé plus des trois quarts de son temps ici, loin du pays natal et de sa langue. Ma mère l’appelait Antoine.
« Si c’était à refaire je ne le referais pas », c’est l’aveu fait un jour à ma mère. Il parlait de l’immigration, la sienne, de sa longue lutte pour le travail, des petites et grandes humiliations et injustices subies comme étranger, comme immigré.
« Ma fille sera française », déclara-t-il à ma mère à ma naissance.
Il ne m’a jamais parlé italien. Je ne l’ai pas appris non plus au lycée, je ne me suis même pas posé la question. J’ai fait de l’anglais, du latin puis du grec ancien sans qu’on oriente mes choix.
Semi-amputation douce, indolore, inconsciente.
Fichue intégration !
À mon fils Romain qui lui demandait pourquoi il n’avait jamais eu envie de me parler italien, il a répondu que ça aurait été inutile. « Pour quoi faire ? Elle ne pouvait pas s’en servir. Tu vas à l’étranger, tu vas en Espagne, en Italie, tu restes deux trois jours, une semaine, tu ne peux pas apprendre, juste comprendre quelques mots, c’est tout... » Toujours plus pragmatique que sensible à la transmission !
Il s’est fait naturaliser français en 1952 quand j’avais trois ans. En échange il a perdu sa nationalité italienne...
J’ai souvent voyagé en Italie entre vingt-cinq et trente-cinq ans, avant d’avoir mes enfants, en jargonnant trois mots d’italien.
En 2002 j’ai emmené mes fils Romain et Rémi alors âgés de dix-huit et huit ans à Gruaro pour qu’ils connaissent la famille et le village de leur grand-père.
Mais c’est seulement à soixante ans, dès la retraite, que je me suis enfin mise pour de bon à l’italien, avec les cours du soir de la Mairie de Paris suivis assidûment pendant quatre ans. Une longue marche vers la remise en place des pièces de mon puzzle identitaire.
En 2011, un an après la mort de mon père, un de mes cousins italiens m’a envoyé un recueil Va pensiero, ricordi di guerra dei gruaresi édité par la municipalité de Gruaro pour les 150 ans de l’unité italienne. Cette brochure rassemblait trente-cinq témoignages des anciens et anciennes du village sur la dernière guerre. Je les ai traduits pour mes proches et pour mon plaisir. Cette traduction a été pour moi émouvante et instructive parce que les récits venaient du village de mon père et parce que j’ai beaucoup appris sur la période de guerre côté italien que je connaissais peu. Et quel plaisir d’utiliser dès la seconde année de cours mes rudiments d’italien tout neufs !
Être la fille du tonnelier immigré italien et aussi celle de l’institutrice française n’a pas toujours été simple. J’ai souvent eu l’impression fugitive de n’être jamais vraiment à ma place, je l’ai parfois encore. Mais ça a été aussi une chance d’être l’enfant d’un étranger et d’une indigène du coin. Ça permet de voir et ressentir les choses autrement, sous un autre angle, ou sous plusieurs. J’en ai hérité une absence rédhibitoire de tout sentiment national et une allergie totale à l’identité du même nom.
En juin 2010, au dernier solstice d’été de mon père, six mois avant sa fin à presque cent deux ans, Romain, mon fils aîné, a su lui faire raconter longuement un siècle de vie et de tribulations d’émigré. Plus de trois heures d’enregistrement sur plusieurs jours. Je connaissais les grandes lignes de sa vie, mais peu les détails et nous n’en parlions guère. La transmission détaillée a sauté une génération et c’est très bien ainsi.
À cent un ans, il a encore dit à Romain : « Ne pars pas travailler à l’étranger. L’étranger, c’est toujours l’étranger. Moi je sais, je suis passé par là. »
Le 18 décembre 2008, le jour de ses cent ans, il a été fêté comme doyen et centenaire de la commune de Corcelles-en-Beaujolais. Ce jour-là, il a reçu à la fois chez lui en direct l’hommage de la municipalité beaujolaise – il s’est senti un peu moins étranger – et par la poste les félicitations du maire de Gruaro son village natal. Il lui a répondu par retour de courrier :
Molte grazie dei vostri auguri.
Sempre ricordando la terra e la comune dove sono nato.
Molti saluti a tutta la gente comunale.
Antonio Bacchet