La valise dans le grenier

La valise dans le grenier

La valise dans le grenier

Elle est au centre de la table, luisante, bien lustrée. Elle ? C’est la valise que Lina a retrouvée dans son grenier, cette valise oubliée depuis longtemps et dans laquelle elle avait rassemblé les papiers de son père et des photos d’autrefois.

Je me suis dit que ça pourrait t’intéresser, toi qui enquêtes sur l’émigration italienne en France. Et puis ça m’aidera à faire remonter les souvenirs puisque tu veux que je te raconte notre vie d’émigrés.

Elle soulève le couvercle de la valise, tire une photo encadrée, elle y dépose un baiser furtif.

Voilà papa quand il faisait son service militaire. Qu’il a l’air jeune ! Je vais le mettre sur le manteau de la cheminée, il nous portera conseil.

Aussitôt dit aussitôt fait, Lina allume une petite bougie qu’elle place devant le cadre... ce père vénéré.

Il est arrivé avec ma mère ma sœur et moi en février 1947 à Toulouse. Moi j’avais neuf mois. J’étais si petite qu’on aurait pu me porter dans la valise, comme disait maman.

Rire. Sans contrat de travail en poche, ils avaient quitté Casale sul Sile (en Vénétie, dans la province de Trévise) où ils habitaient avec le reste de la famille. Ils avaient appris par un parent qui était régisseur d’une propriété qu’on cherchait des contadini à Cugnaux, un village au sud de Toulouse, que la vie était meilleure qu’en Italie. Elle n’avait pas été tendre la vie, deux clichés de fillettes, des sœurs mortes en bas âge...

Tiens voilà la photo du tonton et de la zia, bien des années plus tard. J’ai téléphoné à la tante pour lui demander des informations, mais elle ne se rappelle rien de notre voyage ni comment on est arrivé chez eux. Elle se souvient seulement qu’on avait l’air en bonne santé et pas « stressés », la valise à la main avec les choses de première nécessité et des papiers, comme ces extraits de casier judiciaire qu’il fallait présenter pour trouver un travail.

Lina me montre deux feuillets jaunis timbrés aux noms de Vittorio et Angela Pezzato.

Souvent mon papa nous racontait sa guerre, moi je n’écoutais que d’une oreille mais je me souviens que son navire avait été coulé par les Allemands et qu’il avait réussi à nager jusqu’à une île où, seul rescapé du naufrage, il avait survécu en mangeant des figues et du raisin. Tu te rends compte le seul rescapé...

Un regard vers la photo. L’île de Busi à l’ouest de la côte dalmate en Yougoslavie, comme nous l’apprennent ses papiers militaires. Ils nous le décrivent aussi : un homme (né en 1912) de 1,68 m, aux cheveux plats grisonnants, aux yeux marron nez droit teint clair, sans signes particuliers, niveau d’instruction élémentaire, profession agriculteur. Angela et lui forment un joli couple sur la photo d’avant-guerre, bien habillés, regard droit vers l’objectif.

Imagine, ils sont partis sans savoir un mot de français, c’est nous qui le leur avons appris. Ma sœur est allée tout de suite à l’école. Moi, plus tard. Il ne fallait pas parler italien à la maison. Pourtant bien des années plus tard j’ai commencé à l’apprendre avec la Dante de Toulouse. Oui, on nous a traitées de macaronis, mais pas beaucoup plus de manifestations discriminatoires. Comme les Nord-Africains maintenant, mais nous on avait la même religion que les Français. D’ailleurs mon père était bien content de n’avoir eu que des filles, avec la guerre d’Algérie, ça faisait des jalousies ces fils d’Italiens qui n’étaient pas mobilisés...

Pour trouver du travail, un logement il fallait bien s’exprimer en français. L’oncle et la tante déjà installés ont fait les truchements, le curé des Italiens aussi surtout pour les rapports avec l’administration.

Je ne retrouve pas le nom de ce curé. Il était dévoué, il organisait des pèlerinages dans la région, Pibrac, Lourdes, des voyages en Italie pour revoir les familles, les maisons. J’étais encore petite, nous sommes retournés à Casale, faire la connaissance della nonna e del nonno. Ah, le nom de ce curé, je l’ai sur le bout de la langue... Il mettait aussi en rapport les Italiens entre eux.

Avec le travail, le logement a été fourni meublé. Lina a gardé certains meubles, un canapé, un buffet... De la valise d’Ali Baba, Lina tire un autre trésor, une autre photo, de celles que faisaient des photographes sur les trottoirs dans les années cinquante, cinq hommes marchent de face bras dessus bras dessous, les passants les regardent amusés.

Eccolo qui il Babbo, ici le zio de Cugnaux et là un beau-frère ; mon père l’avait fait venir, mais il n’est pas resté, sa femme ne s’est pas habituée, ils sont repartis en Italie. C’était le jour de la fête au village, à cette occasion comme à la fin des moissons les Italiens se retrouvaient, faisaient un grand repas qu’on trouvait bien long avec ma sœur. Souvent à la fin on demandait à mon père et à ma mère de chanter. On les faisait même monter sur la table ! Ils avaient une jolie voix tous les deux. Santa Lucia, une chanson où il était question degli Alpini. Pour les gros travaux des champs il y avait de l’entraide, les moissons, les vendanges, tous s’y mettaient.

Angela aussi travaillait aux champs, elle tenait sa maison et faisait la cuisine, la sauce tomate, les pâtes, la polenta, les gnocchi et la baccalà étaient des incontournables. À Pâques, elle faisait le gâteau en forme de colombe. Les filles devaient aider et trouvaient cela fastidieux.

La famille était très pieuse et pratiquante.

Je me souviens que l’étable n’était séparée de ma chambre que par une cloison et le dimanche matin j’entendais mon père chanter l’office en trayant les vaches. Ah ça y est ! Je l’ai retrouvé, le prêtre des Italiens s’appelait Don Masiello !

Si Vittorio devait avoir un regret, c’est celui d’être séparé des siens, mais pas de regret par rapport au pays d’accueil et si cela avait été à refaire il l’aurait refait. Il est retourné plusieurs fois au pays et à chaque retour il décrivait des conditions de vie difficiles et disait qu’il ne regrettait pas le choix de l’expatriation. Angela est aussi retournée au pays, bien que moins souvent. Le frère de Vittorio, employé des chemins de fer italiens, souhaitait le retour du couple en Italie et se faisait fort de trouver un emploi de cheminot à Vittorio, mais tous les deux ont préféré rester dans leur Midi toulousain. Peu d’années après leur arrivée Vittorio et Angela se sont fait rayer des listes électorales de Casale sul Sile et n’ont jamais renvoyé le formulaire de réinscription. Tout cela marque leur préférence pour la France. Pourtant ils n’ont jamais demandé la naturalisation française.

La bougie s’éteint, quelqu’un frappe à la porte, le portrait du Babbo se retrouve vite fait nella valigia dei tesori passati qui se referme. Lina va ouvrir.

 

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Citrons en Calabre

Citrons en Calabre

Citrons en Calabre

Au marché de Castelnau-le-Lez, j’ai croisé Catali, une copine corse, professeur d’italien ; elle m’a lancé en riant : « Tu tiens ton porte-monnaie comme les Italiens, tu ne serais pas italienne ? » Les billets tout froissés seraient – dit-elle – une marque identitaire qui ne saurait mentir. Je n’y crois pas, mais la remarque m’a touchée, émue, elle a fait résonner d’autres instants d’émotion, comme la lecture de ce message d’une collègue de l’université, il y a quelques années, annonçant la parution d’un ouvrage où des descendants d’Italiens témoignaient de ce qu’ils gardaient de la langue de leurs aïeux, ou encore la singulière sensation de bien-être ressentie en Italie que je connais peu mais qui ne me dépayse pas, alors que l’Espagne à laquelle rien ne me rattachait, avec laquelle j’ai construit un lien volontaire, dont je connais l’histoire, dont je parle la langue, l’Espagne continue par certains aspects de me dépayser. Et cela fait son chemin. Que me reste-t-il de la culture de mes aïeux paternels ? Notre grand-père était calabrais. J’avais longtemps pensé qu’il ne me restait tout au plus de lui qu’une vague ressemblance, quasiment rien en dehors de quelques phrases restées légendaires dans la famille et auxquelles ses enfants ne semblaient pas accorder de crédit et encore moins nous, ses petits-enfants. Il aurait donc déposé sur nous comme des empreintes italiennes ? Ces billets froissés dans mon porte-monnaie seraient-ils comme une trace de l’aristocratique rapport à l’argent – entre appétit et refus de s’en soucier – de la famille Belmonte ? Certaines de ses phrases passées à la postérité familiale reviennent à ma mémoire amusée : « En Calabre, les Belmonte, nous étions nobles ! » ; « en Calabre, les Belmonte ont porté la pourpre cardinalice ! » et, geste à l’appui, « en Calabre, les citrons étaient gros comme ça ! Et les pastèques aussi étaient très grosses ! ». Ce n’est qu’aujourd’hui que je fixe ma réflexion sur le très fort accent de mon grand-père paternel que nous imitions volontiers, mon frère aîné et moi, sans que personne ne nous reprenne – ça faisait même rire certains grands. Nous ne nous demandions pas s’il venait d’Italie ou d’ailleurs ; je réalise seulement aujourd’hui que si tout le monde l’appelait Zè, c’était certainement parce que pour l’État-civil, il était Giuseppe, encore que les Joseph du quartier pouvaient aussi porter ce diminutif.

Oui, d’accord, peut-être, mais en attendant, nous, dans le quartier Belzunce, historique quartier de transit d’une immigration venue de tous les coins du monde, dans les années cinquante et soixante à Marseille, nous étions de « purs » Français et qui aurait eu l’audace de dire le contraire se serait frotté à la famille qui ne plaisantait pas avec ça, d’ailleurs cela ne serait venu à l’idée de personne. Car dans ce quartier principalement d’immigrés, si nous faisions figure de famille authentiquement française, si nous étions même une sorte de prototype de famille française, c’était simplement parce que nous n’étions ni africains ni arméniens ni grecs. Il faut comprendre aussi que si nous apparaissions comme aussi résolument et indiscutablement français, c’est parce que les immigrés pour nous et tous ceux de notre groupe, c’étaient les autres, enfin, d’autres que les Italiens et leur descendance. Dans le quartier, c’était seulement des hommes venus d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne – à l’époque, on disait d’Afrique noire – et certainement pas les enfants. Non, pas les enfants, d’ailleurs, des enfants nés de familles africaines, il n’y en avait pas beaucoup dans le quartier, ni à l’école publique de la rue des Convalescents que fréquentait mon frère, ni à l’école catholique, l’école Notre Dame de la rue des Dominicaines où j’ai fait mon primaire et, il faut bien le dire, ceux qui étaient là étaient généralement tenus à l’écart. Ils avaient leur rue, la rue des Chapeliers. Je me souviens de Malika, j’étais en CP, après une « affaire » de gomme disparue ; pendant un certain temps, c’est de moi que les religieuses et la maîtresse avaient exigé que je « vérifie » son cartable avant l’heure de la sortie. Avait-elle vraiment été « la coupable » ? Et quand bien même ! Ces religieuses avaient « l’art de la ségrégation » ; elles donnaient aussi du matériel scolaire usagé, des bouts de crayons, des restes de gommes, aux moins fortunées d’entre nous. Nous étions nombreuses dans cette catégorie dans le quartier. Mes parents m’avaient appris à le refuser, même à le rapporter et à dire : « mes parents ont dit que quand on donne, on donne ce qu’on a de plus joli, ce qu’on aurait voulu pour soi ».

Notre grand-père était français par naturalisation mais nous ne le savions pas : notre père et nos oncles parlaient français sans accent italien et si nobles qu’aient pu être nos aïeux en Calabre ou si gros qu’y soient les citrons et les pastèques, personne, mais vraiment personne ne faisait le projet du retour au pays, bien au contraire. Nous – je parle de ceux des petits-enfants de « Pépé de Marseille » qui étaient nés dans les années cinquante et soixante –, nous n’avions qu’une vague conscience, ou pas conscience du tout dans mon cas, de ses origines étrangères. Mon frère qui est mon aîné de trois ans et qui l’a plus fréquenté aussi parce que l’univers masculin et l’univers féminin étaient très compartimentés à l’époque, dit se souvenir qu’il pouvait se mettre en colère en italien. Il nous semblait surtout, et tout au plus, un peu pittoresque, un exotisme que moi je ne rattachais pas non plus à un pays précis, plutôt à une façon d’être. Savais-je seulement à l’époque où se trouvait la Calabre ? J’en doute. Petits, il nous impressionnait : « Incroyable, Pépé avale des piments au petit-déjeuner (j’ai appris depuis qu’il y a d’excellents piments en Calabre) ; incroyable, Pépé dit qu’il faut placer un balai derrière la porte d’entrée chaque soir pour chasser les sorcières » – il est admis dans la famille qu’il y croyait. Plus tard, il devint pour nous une sorte de personnage, la raideur de son port, sa constante théâtralité inspirait nos jeux et, dans son dos, nous l’imitions : Pépé faisant une théâtrale colère, Pépé fou de rage contre Toni, le fiancé de tata Simone, quand elle était en retard, gli spacco la faccia, gli faccio la pelle !, Pépé sermonnant ensuite tata Simone et son Toni – du grand cinéma –, Pépé nous faisant tenir tranquilles le jour de Noël, nous faisant lever aux aurores, tenir droits sur nos chaises, nous laver à l’eau froide, etc. En fait, ses habitudes frustes, sa rudesse, son degré élevé de machisme aussi, digne d’être souligné même pour l’époque, sa façon de parler, ses expressions, son ton et le rythme particulier de son élocution en français, tout ce qui le singularisait, et dont certains éléments l’inscrivaient dans sa culture de naissance – la culture et la langue de zones rurales reculées – crevaient les yeux et les oreilles mais ce n’était pour ses petits-enfants qu’une source de jeux, ce qui nous a détournés certainement de nous sentir alors les possibles héritiers conscients, volontaires et aimants de cette culture, de nos origines, d’une langue grand-paternelle. Oui, d’accord, les hommes de la famille, mon père, mes oncles, disaient des injures en italien et c’était rigolo, mais c’était tout, et nous, les enfants, n’en avions que faire car que ce soit en italien ou dans une autre langue, il ne fallait pas en dire, c’est tout. Mes parents étaient intransigeants avec les enfants sur ces codes de politesses, ils en avaient compris la valeur sociale, ce qui n’empêchait pas mes cousins et mon frère de jurer mais en français. Je revois aussi mon père, toujours fasciné de technologie moderne, s’enregistrant avec les premiers magnétophones à bande, il chantait un air d’opéra italien, comme il pouvait le faire lors des repas de famille, mais en français.

À l’époque, je ne voyais pas non plus en mon père un enfant d’Italien. Pourtant en revenant aujourd’hui au souvenir de la blessure qu’il avait ressentie à plus de soixante ans lorsque, suite à des dispositions prises par le ministre Pasqua il s’était vu refuser le renouvellement de sa carte d’identité parce que nous ne retrouvions plus l’acte de naturalisation du grand-père, cette filiation s’affranchit de l’ombre. J’avais jugé sa réaction excessive, mais le souvenir me revient aussi de la vénération qu’il avait toujours eue pour ce papier d’identité, banal à mes yeux, pas si banal pour lui finalement, fils d’Italien, conscient de l’être. À l’époque de son enfance, il avait dû en entendre des « sale macaroni » ! Et ses frères aînés plus encore que lui, qui était le sixième de sa fratrie et avait été évacué de Marseille pendant la guerre, placé dans une famille paysanne d’Auvergne, comme beaucoup d’autres enfants que leurs familles déjà pauvres ne pouvaient nourrir dans une ville soumise de surcroît aux restrictions et aux bombardements. Peut-être cette expérience a-t-elle d’ailleurs été un moteur de plus dans sa quête constante de reconnaissance et d’intégration, d’élévation sociale. De l’ensemble de sa fratrie, il semble avoir été le seul à désirer ardemment voir ses enfants s’élever par l’école. Lui n’y était presque pas allé, il avait travaillé à quatorze ans et voulait surtout être boxeur, c’était sa voie rêvée d’ascension sociale. Il l’a été d’ailleurs mais contrairement à son désir, cette voie n’a pas été celle de l’enrichissement et du succès escomptés. L’ascension sociale aura été son obsession : intégrer à l’excès les « bonnes manières » à la française, les transmettre, tenter de corriger l’accent du quartier lorsqu’il était hors de la famille. Et ma mère, – française « de souche », blonde aux yeux bleus, éducation à la française – détonnait un tantinet dans la famille où les autres oncles et tantes avaient épousé des fils et filles d’Italiens tous bruns aux yeux noirs comme le reste des Belmonte.

L’ascension sociale ! La réussite ! Un leitmotiv familial ! Pépé de Marseille comptait sur sa progéniture : « Ma fille, mon bâton de vieillesse, m’achètera de belles cravates et de belles bagouzes ! »

 

De ma grand-mère paternelle, nous ne savons pas grand-chose tant elle était identifiée au groupe des Belmonte. « Plus italienne que les Italiens » au dire de ma mère. Je n’ai pas souvenir d’avoir mangé à sa table autre chose que des plats italiens ou provençaux. Elle était pourtant née en Bourgogne où j’ai eu l’occasion de me rendre souvent et où je n’ai jamais rien identifié qui puisse me ramener à elle. J’ai appris cette origine très tard, alors qu’elle avait disparu depuis longtemps. Et c’est assez tard aussi que j’ai su qu’elle avait été placée très jeune au service d’une famille bourgeoise et qu’elle avait été « fille-mère » des œuvres de son patron. Comment avait-elle échoué ensuite dans le sulfureux quartier Belzunce de Marseille ? Nous ne le savons pas. Nous pouvons calculer, à l’âge de ses enfants, qu’elle y connut notre grand-père assez rapidement. La petite fille née avant ce mariage a porté le nom de Belmonte. Mes grands-parents ont eu huit enfants dont sept sont arrivés à l’âge adulte. La courte histoire des trois aînés qui n’a malheureusement rien d’exceptionnel est une illustration concrète des aspects sombres de la vie de ces familles impécunieuses qui faisaient tout pour maintenir les apparences de la prospérité au prix de beaucoup de sacrifices et d’une grande austérité infligée à ses membres. Ils ont connu les pénuries les plus graves dans l’enfance et l’adolescence et leur trajectoire est marquée du sceau de la tragédie. Paulette, l’aînée, avait très tôt fait des ménages, comme notre grand-mère, s’était mariée à dix-huit ans et s’était donné la mort à vingt-deux, laissant les deux aînés de nos cousins orphelins de mère. François, dit Coco, avait disparu à vingt ans des fièvres typhoïdes et le « petit Raymond », son cadet, dont la mémoire est auréolée d’héroïsme, était mort en captivité en Allemagne. Tous deux étaient pêcheurs, enfin, ils étaient employés à la journée chez des patrons pêcheurs, ce qui signifiait qu’ils n’avaient pas du travail tous les jours. Et Pépé de Marseille ces jours-là n’était pas tendre envers eux, c’est un euphémisme : ils devaient rapporter un salaire pour avoir le droit de s’asseoir à sa table. D’où quelques dérapages picaresques de leur part, il fallait bien manger ! Heureusement, à partir de l’oncle numéro 5, Jean, la situation s’améliorait, la famille avait pris le chemin d’une sorte de happy end social puisque les fils suivants avaient accédé à la classe moyenne – ce qui dans leur esprit signifiait, et c’était important pour eux, ne pas être ouvrier, même s’il arrivait qu’ils gagnent moins qu’un ouvrier – Jean était chauffeur-livreur, il avait passé le permis à l’armée, un passeport social et professionnel, et Jacques (mon père) était employé de base dans une compagnie maritime. Simone, qui avait eu un temps des velléités d’être chanteuse, s’était mariée à Toni et avait donné à la famille ce qu’elle attendait d’elle, trois enfants. Quant à Roger, le dernier, il était pianiste de jazz dans des night-clubs marseillais et, le jour, il aidait à la gestion de la pizzeria de ses beaux-parents. Pour lui, la famille avait financé des cours, le conservatoire. Il a été le seul de la fratrie à recevoir une formation. Tous les autres ont quitté l’école à la fin du primaire et sans Certificat d’Études.

Je repense à Catali et à sa plaisanterie sur mon porte-monnaie... Et je reviens à ma famille paternelle. Le grand-père Zè était né vers 1885. Il avait onze ans à son arrivée en France. Une fratrie de Belmonte, les frères, leurs épouses et leurs enfants respectifs avaient entrepris le voyage de l’émigration vers la France depuis un hameau de la campagne de Reggio de Calabre jusqu’à Marseille. L’inénarrable oncle Rosario – dont la gourmandise, l’appétit insatiable, la générosité et la propension au gaspillage sont restés dans les annales – était le frère de mon grand-père. Jusqu’à sa mort et malgré sa réussite sociale en France avec son entreprise de ferblanterie très prospère, il avait gardé ses habitudes vestimentaires de Calabrais pauvre, ma génération parle encore d’une ficelle qui tenait son pantalon à laquelle il n’a jamais renoncé. Verdict de la famille si pointilleuse sur les apparences, si soucieuse de correction, d’élégance et de bon goût : « Il est fada !» Lorsque ma mère était arrivée jeune mariée à Marseille, les cousines de mon père, les filles de Rosario, l’avaient accueillie avec des tarentelles qu’elles avaient jouées au piano, de la jolie vaisselle et des nappes. Dans cette famille qui pourtant devait rester logée en location jusqu’au milieu des années soixante-dix dans un bel appartement au 29 rue de la Fare de ce quartier Belzunce alors parmi les plus pauvres et les plus dégradés et insalubres de la ville, rien n’était plus important que les beaux objets, les habits du dimanche, les habits de fête, les habits pour les mariages, les communions, les deuils et aussi, oui, le lustre des chaussures ! Mon grand-père était devenu employé de la ville de Marseille, cantonnier, une promotion en quelque sorte dans sa catégorie et dans son esprit car il était devenu fonctionnaire. En tant que petits-enfants de cantonnier de la ville de Marseille, nous avions des prérogatives qui nous distinguaient dans le quartier, comme l’accès à la plage des Prophètes, un temps réservée aux employés de la ville. C’est dire si nous étions français.

Même si nous nous sommes détournés de cette culture d’origine, certainement trop associée à la pauvreté, en y réfléchissant, je me rends compte que j’ai gardé et conserve aujourd’hui consciemment les éléments plaisants de cette racine italienne. Ma surprise amusée à la naissance de mon fils aîné, les cheveux noirs, la peau très brune, les yeux déjà bruns alors que trois de ses grands-parents avaient les yeux bleus et les cheveux clairs. Je ne m’y attendais pas. Et ma fille n’est pas plus blonde... Les fêtes de famille de mon enfance marseillaise, les tablées bruyantes chez tonton Jeannot, les enfants en liberté, les voix qui parlaient haut, ma mère : « Arrêtez de crier ! – On ne crie pas, on discute ! ». Les cours de dégustation de spaghetti dispensés par Annie, l’aînée des cousines qui nous reprochait de les aspirer « comme des Français », les chansons aux repas – et on ne doutait de rien ni dans la famille Belmonte ni dans le reste du quartier d’ailleurs, on s’attaquait au lyrique avec le plus grand naturel. Je me souviens d’avoir chanté un petit air de Mozart debout sur la table à la fin du repas de noces de mon oncle Roger, j’avais cinq ans, mon père m’avait déposée sur la table : « Il faut faire chanter la petite », une véritable gloire ; ensuite, on me l’avait souvent réclamé et je ne me faisais jamais prier, surtout si c’était mon jeune oncle pianiste qui me le demandait. Dans la famille de ma mère, à Pignan dans l’Hérault, on chantait des chansons traditionnelles, pas du lyrique, et on n’encourageait pas les petites-filles à monter sur la table mais plutôt à chanter à la messe ! Aujourd’hui, c’est incontestablement en italien que j’ai le plus de plaisir à chanter, puisque je chante toujours. J’adorais les réunions de tribus, surtout avec les Papatico, la famille de Toni, arrivée en France plus récemment, avec sa maison ouverte, pleine, ses enfants libres comme l’air qui couraient partout et ses généreuses marmites de pâtes en sauce, avec beaucoup de sauce ! Comment ai-je pu ne pas identifier immédiatement avec clarté cette empreinte culinaire laissée sur mon père, sur mon frère et sur moi ? Les pizzas maison, le rejet dégoûté devant les « dérivés écœurants du supermarché » ou même de certains « pizzaïolos de fortune », les sauces associées à un type de pâte bien défini, « faut pas faire n’importe quoi », les cannelloni, le mythe des ravioli maison, les pâtes qui doivent être cuites d’une certaine façon, mon agacement quand quelqu’un les rate – idem pour le riz –, mon père les testant en les lançant sur le carrelage mural de la cuisine, « si elle colle, c’est bon ! », le cérémonial du minutage à la seconde près – mon frère le fait encore. La charcuterie et le fromage ! À Pignan, c’était la saucisse sèche, le jambon glacé, le jambon cru et le table (le cantal) ou le Roquefort ; à Marseille, il y avait des épiceries et des charcuteries italiennes avec toutes sortes de variétés de saucissons, de chapelets de saucisses, de petits fromages rigolos ! On y allait avec tata Rose, on était remplis rien qu’à y entrer ! Et les gâteaux ! Même si ma famille côté Languedoc était gourmande et très généreuse, sa pratique des desserts était simple en comparaison de celle des Belmonte. À Pignan, pour une fête, on commandait un moka et un mille-feuille – ainsi, disait-on, il y en aurait pour tous les goûts –, pour une cérémonie, c’était une pièce-montée, en janvier, il y avait le royaume et le reste de l’année, c’était des gâteaux ou des desserts traditionnels fabriqués à la maison. On préférait le salé. Mais à Marseille, déjà, il y avait des gâteaux à la crème du pâtissier souvent le dimanche. C’était le rôle de mon père d’aller les chercher et ils étaient toujours variés et il y en avait beaucoup. Les princesses au chocolat – avec des cerises confites dans le Kirsch noyées dans une crème de chocolat moelleuse et ferme à la fois dont la couverture croquait –, les petits cochons, les figues et les pommes de terre en pâte d’amande, les oursins – un gros chou au chocolat couvert de pépites de chocolat luisantes –, les pêches – deux oreillons d’une pâte à brioche très compacte soudés par une crème à la vanille et nappés de sucre avec deux jolies feuilles en pâte d’amande verte au sommet –, les choux au caramel, les choux à la Chantilly en forme de cygnes, les religieuses au chocolat ou au café, les éclairs – vanille, chocolat, café –, les mille-feuilles, les tartes aux fruits et à la crème. Et les gros gâteaux à la crème, les Saint-Honoré, les Colombiers de Pentecôte, l’église en nougatine du Mariage « hollywoodien » de tonton Roger ! Les dragées ! Les dragées n’étaient pas aussi étroitement associées à la pratique religieuse que dans ma famille languedocienne ni leur protocole aussi prévisible. Et les glaces, les cornets, les tranches, les cassates, les plombières, mettre une glace à la vanille dans une brioche ! Pour une cérémonie, pour une fête, à Pignan, on s’habillait de neuf et on mettait les petits plats dans les grands, beaucoup de petits plats dans les grands, mais la famille de Marseille jetait l’argent par les fenêtres : les costumes des hommes et les tenues de ces dames, les talons aiguilles de leurs escarpins, leurs chignons crêpés et leurs maquillages noirs très appuyés, j’ai le souvenir du mariage de mon oncle Roger avec Simone, la fille des Staggiano qui tenaient une pizzeria derrière le Vieux-Port : les corbeilles de fleurs – œillets, roses, arums et gypsophile –, la grande robe avec la traîne, l’orchestre, les grandes orgues ! Sur les photos, les petites demoiselles d’honneur dont je fais partie portent des robes de dentelle blanche en décalage avec les moyens réels des parents, mais quel souvenir !

 

Même le mariage de mes parents survenu une dizaine d’années avant, alors que la famille n’était pas au mieux de ses finances, laisse des photos dignes d’un mariage bourgeois. Encore aujourd’hui, dans mon esprit, un beau marié doit porter un costume noir et un œillet à la boutonnière et je revois amusée mon frère, le jour du sien, sur le pas de la porte de la maison familiale de Pignan, costume noir, chaussures impeccablement cirées, coupe de cheveux à la Mastroianni, comme nos oncles, comme mon père sur sa photo de mariage. Et je pense à mon père, m’apportant un kilo de dragées et une grosse tarte à la maternité le jour de la naissance de mon fils aîné, son premier petit-fils. Il a été le premier visiteur de la journée : « j’en ai pris un kilo, il faut en offrir à tous ceux qui te rendront visite ! ». Et je repense à mon grand-père calabrais et à ses sorties sur le citron de Calabre. Un jour, en suivant l’émission de la célèbre cuisinière Sarah Wiener dans son tour d’Italie, j’apprends qu’il y a de gros citrons en Calabre, énormes ! « Pépé de Marseille, je retire toutes mes moqueries d’enfant, c’était vrai ! » Les origines aristocratiques des Belmonte ? Le résultat des recherches est moins convaincant. Il y a bien un château Belmonte dans la région de Reggio, revendu au XVe siècle par un nobliau ruiné, mais je crains qu’il n’ait rien à voir avec nous, pas plus que le cardinal Belmonte dont parle le personnage de vieil aristocrate ramassé ivre dans la rue, sous un monument, dans les premières séquences du film Les nouveaux monstres de Dino Risi. Et je croise Catali, ma copine corse, professeur d’italien, un dimanche à la pâtisserie Scholler, une des meilleures de Montpellier. Je la taquine : « Quoi ? Tu viens tous les dimanches de Prades pour prendre des gâteaux ici ? » Elle assume : « la pâtisserie, ça ne souffre aucune médiocrité. – Catali, tu ne serais pas un peu italienne ? »

 

Année de recueillement du témoignage
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Les pâtes au corned-beef

Les pâtes au corned-beef

Les pâtes au corned-beef

La TSF le laissait entendre depuis quelques jours. Cette fois c’est fait ! Ils sont là, au passage à niveau ! La rumeur est venue jusqu’à nous que l’on appelle les macaronis. Je trouve ça idiot, mais comme dit mon père : on ne les changera pas ! On finit par ne plus y faire attention.

Je file à travers champs pour les voir. L’avenue Pasteur est envahie, on dirait un jour de marché, mais avec d’autres gens ou plutôt les mêmes, transformés. Les éclats de voix tranchent avec les attitudes résignées à l’ordinaire. C’est comme si une partie d’eux-mêmes, confisquée par l’occupant, se révélait intacte après toutes ces années pour éclater en rires, en pleurs essuyés, en regards éblouis.

La colonne est abritée à l’ombre des tilleuls épais qui remontent paresseusement jusqu’au carrefour de la Croix Rouge. En tête, une auto bizarre, sans toit, aux formes carrées. C’est une Jeep. Un combiné téléphonique y est installé. Sur le capot, une étoile blanche est inscrite dans un cercle, différente des étoiles jaunes que portent notre médecin, le cordonnier, le pharmacien et plusieurs élèves de mon école (dont Sarah, la plus jolie de toutes). Cette étoile-là n’a que cinq pointes. À la suite, des tanks plus petits que les « tigres » allemands, d’une couleur hésitant entre le beige et le caca d’oie, attendent à la queue leu leu.

Enfin je les vois ! Les libérateurs. Ils sont grands, un rien nonchalants, gentils, souriants. Avant je ne connaissais d’eux que le bruit lourd de leurs escadrilles, le tremblement des vitres au tomber de leurs bombes, les sifflements lugubres jusqu’aux explosions sourdes. Elles avaient détruit en grande partie des villes proches de chez nous. Le hurlement des sirènes nous poussait, mal réveillés, à descendre aux abris, emmitouflés dans des couvertures. Ma tante Lisetta portait la mallette de premiers soins contenant la précieuse « eau de mélisse » souveraine contre les évanouissements. Mon grand-père paternel qui avait été mobilisé sous François-Joseph, qui occupait la Vénétie à l’époque, refusait de descendre sous terre, disant : « si je dois mourir, au moins que ce soit confortablement, dans mon lit ». Pauvre nonno. C’est bien là qu’il est mort sans avoir connu ce jour fabuleux, ni revu sa petite ferme laissée au Frioul, alors que mon grand-père maternel, qui lui avait été blessé à Verdun, en bleu horizon, peut éprouver aujourd’hui la joie de la libération.

Depuis peu, on les voyait en plein jour, leurs forteresses volantes, entourées de petits nuages ronds, impacts des tirs de DCA. Parfois un bombardier s’enflammait avant d’être attiré par le sol en une vrille mortelle. Des parachutes s’en extirpaient, des hommes étaient alors livrés au ciel, semblables à ceux-ci. Des alliés. Les hommes d’ici paraissent vieillis avant le temps, ceux-là sont jeunes, très jeunes. Leurs uniformes sont disparates, froissés, allant du beige clair au vert olive. Ils n’ont pas l’air d’être plus riches que nous. Certains sont noirs de peau, je n’en avais jamais vus. Tous sont fatigués, mal rasés sous leurs casques bizarres. Leurs souliers sont enveloppés de guêtres de toile. Ils sont très différents des soldats d’occupation, vert de gris, sanglés, bottés, marchant raide, au parler brutal. Ceux-là parlent doux, en laissant traîner des phrases incompréhensibles. Ils ont l’air de grands-gosses qui joueraient à la guerre.

Monsieur Ligné, un voisin qui comprend leur langue, explique à la cantonade que ces hommes, nourris de conserves, sont menacés du scorbut, ils ont besoin de vitamines. Il faut leur apporter des tomates ! Lecteur de Jack London, le scorbut je connais, c’est une maladie terrifiante. Je détale à travers champs de toute la puissance de mes semelles en pneu de récupération. Je pense subitement que je devais faire de l’herbe aux lapins ! Nonna va encore me gronder. Je contourne la maison pour atteindre la fenêtre de la cuisine. Sur la margelle, ma grand-mère expose les tomates mûres pour en affiner la saveur. Gorgées de ce surcroît de soleil, elles concourent à rendre ses sauces sans pareille, tomates, ail, basilic et beaucoup d’amour, c’est sa recette. Je chipe la sauce du soir en un tournemain.

Au premier étage, la fenêtre ouverte laisse échapper le bruit familier de la machine à coudre, laissant place par intermittences à la TSF. Rina Ketty chante « J’attendrai, le jour et la nuit… ». J’imagine les pieds nus de ma tante Emilia, leur mouvement souple sur le balancier qui entraîne l’aiguille à une vitesse folle, telle un marteau pilon miniature. J’aime bien lorsqu’elle me permet de pédaler à sa place. Je me sens utile. Ses mains poussant le tissu, en tournant pour suivre le bâti, me fascinent. Dans ces moments privilégiés elle me raconte comment c’était avant la guerre, le paradis perdu là-bas, au village, dans l’Italie du nord.

Je reprends ma course échevelée. J’ai des vies à sauver moi ! Bianca, notre chèvre, attachée à son piquet n’en revient pas, ça fait deux fois qu’elle me voit passer sans m’arrêter pour lui caresser le museau. Je lui lance : « pas le temps ! on est libérés ! » Ses yeux très doux simulent l’étonnement, mais je suis sûr qu’elle m’a compris.

Je débouche, rouge et essoufflé, sur l’avenue Pasteur. La colonne y est toujours. La foule a encore grossi. Mes tomates sont vite repérées. Un immense gaillard me soulève de terre et m’embrasse. Il sent la sueur et ses joues noircies d’une barbe d’au moins trois jours me râpent la peau. Il m’emmène à l’intérieur de son char pour une visite guidée. Un de ses copains dort, plié exactement aux dimensions exiguës d’un recoin. Des armes traînent, poignards impressionnants dans leur nudité, revolvers énormes. Les ogives de petits obus étincellent de tout leur cuivre rouge. La chaleur est insoutenable dans l’air raréfié. Mon guide m’installe sur le siège du tireur. Je vois dehors comme au cinéma, par le truchement d’un périscope. Des cercles concentriques et une croix désignent la cible. C’est la maison d’Ida, une amie de la famille, venant elle aussi d’Italie et qui m’offre à chaque visite des tranches de son merveilleux strucul. Mon mentor me fait comprendre qu’en appuyant là : boum ! Plus de maison, juste par une pression du doigt sur un bouton de bakélite noir.

Après avoir rangé mes tomates dans un casier, les puissants bras de mon Américain me propulsent par l’ouverture de la tourelle. Il me montre trois casques allemands accrochés en trophées, à l’avant de son char, il prononce un mot accompagné d’un geste. Devant mon air ahuri il ajoute : kaput ! Là, je comprends. Un afflux de tristesse voile un court instant, la joie intense dans laquelle je baigne depuis ce matin. La guerre c’est des morts, toujours des morts. C’est peut-être là que s’est ancrée en moi cette aversion viscérale que je vais ressentir pour toutes les guerres qui vont suivre, en particulier celle d’Algérie dont je ne sais pas encore que l’on m’y enverra.

Avec un regard d’une tendresse insoupçonnée, mon protecteur me leste les mains d’une boîte métallique où je lis : corned-beef et d’un petit paquet bizarre enrobé de papier brun. Je découvre ma première gomme à mâcher. Mes yeux font de leur mieux pour remercier. Il me râpe encore les joues, en me serrant fort. Je pressens vaguement qu’il doit avoir, très loin, un fils. Brusquement des ordres poussent les soldats à réintégrer leurs coquilles monstrueuses. Ils nous font signe de nous écarter. Ils ont enfilé un deuxième casque par-dessus l’autre, emprisonné dans un filet (pareil à ceux que mettent mes tantes avant de se coucher, pour protéger leur mise en plis). Maintenant, nos libérateurs ont des allures de géants venus d’un autre monde. Le ronflement des moteurs, les sonnailles aigrelettes des chenilles sur le goudron, la fumée âcre qu’ils laissent dans leur sillage, les rendent irréels. Ils lèvent deux doigts en forme de V. Dans dix-huit kilomètres, ils vont combattre pour libérer Paris.

Nous sommes en août 1944, j’ai huit ans et demi, nous venons d’être libérés. Maintenant je vais enfin savoir ce que recouvraient ces mots prononcés par les grandes personnes avec un soupir de nostalgie : « avant-guerre ! »…

À la maison, ma nonna m’admoneste en frioulan comme toujours. Je lui donne la boîte que j’ai reçue en échange des tomates, qui disparaît aussitôt dans la poche de son tablier. Au premier étage c’est l’effervescence. On fabrique les drapeaux pour pavoiser en l’honneur des alliés. C’était çà le bruit de la Singer. Le plus dur, c’est l’anglais avec ses bandes dans tous les sens. Heureusement, la double page en couleurs du vieux Larousse vient à la rescousse. Avec Galliano et Ottone, mes cousins, nous découpons les étoiles de la bannière américaine dans un vieux torchon. Ma mère sacrifie son corsage rouge, pour les soviétiques.

Nonna s’époumone : È pronto ! Elle s’étonne que personne n’ait confectionné le drapeau italien. Mon père lui explique patiemment que ce drapeau ne serait pas apprécié, car il a beau être le nôtre, il est surtout perçu comme celui du fascisme. Ce fascisme qu’ils ont fui en 1929 pour trouver refuge ici ! Ma pauvre grand-mère ne sait que répondre : O Dio, Dio, Dio ! Comme à chaque fois que quelque chose d’inévitable la dépasse.

Ce soir, faute des tomates offertes aux libérateurs, la pastasciutta est agrémentée de sa nouvelle sauce magique : ail, basilic, corned-beef, et toujours beaucoup d’amour. Dans l’euphorie, on évoque même la fin des restrictions ! Après dîner, nous grimpons en famille tout en haut du village. Au-delà du Mont Valérien le ciel est rougi par la bataille de Paris. Je pense à mon ami tankiste que je ne reverrai plus, mais que je n’oublierai jamais.

 

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La lettre H

La lettre H

La lettre H

Le quartier où nous habitions alors nous était moins étranger qu’aujourd’hui, tu dois t’en souvenir. Quelquefois, nous prenions le temps d’y flâner un peu, de varier nos parcours. Alors, passant souvent devant cette petite boutique verte, je sentais confusément que quelque chose m’y faisait signe, me tirait par la manche sans arriver à me retenir, dans ma hâte un peu ridicule de marcheur distrait parisien. Jusqu’au jour où je « vis », pour la première fois réellement l’enseigne, verte elle aussi, sur la porte du vieux relieur à qui je méditais déjà vaguement d’apporter un de mes livres qu’il convenait de renforcer urgemment d’une vraie couverture, sous peine de le perdre à jamais – comme les mots froissés de la Sibylle – en fragiles feuillets désossés. Un coup de vent et pfff… Il faut dire que, ce jour-là, j’avais relu Frutta erbaggi de Saba, un poème en forme de madrigal foudroyant, dont le titre (imprimé avec des guillemets) semble indiquer au regard précisément l’inscription d’une enseigne, comme d’un « texte » avant le texte que l’auteur se serait proposé de transcrire : « Fruits et légumes », là ! Cette inscription, présentement la verte, portait donc ceci : Ghiragossian, Reliure. Il est clair comme la langue française que le son initial du nom aurait dû s’écrire Gui-, succession de lettres si banale dans cette langue que, souvent, j’avais pesté contre son intrusion mécanique jusque dans le prénom célèbre de Giuseppe Ungaretti, et jusque dans les colonnes d’un quotidien aussi soigné et prétentieux que Le Monde. J’en conclus, ayant moi-même dû bien des années auparavant intervenir auprès d’un bureau d’état-civil pour faire réécrire correctement le prénom de mon propre père, ex-italien naturalisé, je conclus, ayant déjà désormais dépassé la vitrine, que cet homme, sans aucun doute, lui, d’origine arménienne, avait transité aussi, pour une raison quelconque, aussi et durablement, par la péninsule italienne. Ma pensée allait à l’ilot des Arméniens dans la lagune de Venise, forcément : San Lazzaro degli Armeni, avec son clair campanile. Ce n’était peut-être qu’une lointaine vision de vacances.

Quelques jours plus tard, je lui amenai mon bouquin malade. Un bref coup d’œil et, oui, cela peut se faire. L’impression que la reliure n’était pas – pas plus que strictement nécessaire – sa passion. Et cela m’arrangeait. Le petit homme sec, les yeux rieurs, les mains nerveuses me rappelaient mon grand-père Antonio : que ne ferait-on pour nier le temps, rencontrer encore une fois les chers disparus, renouer avec soi-même en allé (on ne sait trop où), bien sûr. Donc, dès la visite suivante – et le livre était resté au même endroit, et dans le même état précaire effeuillé qu’auparavant – je tentai une approche. « Et votre nom, monsieur, se prononce bien Gui-ragossian, n’est-ce pas ». Bien sûr. « Parce que, en France, on n’a pas l’habitude de cette orthographe avec un H, n’est-ce pas ». Le patronyme était écrit comme ça sur ses papiers, lesquels avaient été établis près de Milan avant sa venue en France. « Mais ce début, Ghira, fait très italien en effet, comme le -gli- dans mon propre nom »… C’est vrai, etc. Voilà tout. Un courant de sympathie entre le très vieil homme et le client curieux que j’étais devenu. Déjà la parole s’en allait pour son propre compte, se déversait dans une oreille trop heureuse de l’entendre sans doute. Le souvenir le plus fort, le plus brûlant de cette vie ballottée fut bientôt livré, peut-être dès cette deuxième visite, ou à la suivante au plus tard, parce que le travail de reliure n’avançait pas plus vite que la musique de la mémoire, forcément. C’était à la fuite, la sienne, hors d’un camp de prisonniers, oui, en Allemagne, pas mieux précisé que cela, et puis chacun pour soi. Donc : une fermière teutonne, énorme pour le petit gars affamé juste sorti de léthargie (Ghiro, dans ma tête, à savoir « loir »), par delà une barrière champêtre bien incapable de l’arrêter, penchée sur son panier de bon linge fumant à étendre, offrant sous son tablier une croupe somptueuse, à peine croyable, et que pouvait-il faire d’autre, il avait sauté directement de la barrière entre les cuisses chaudes de l’ennemie, seule depuis un certain temps sans doute aussi, et toute prête à accueillir cet Ariel brun, cette averse du ciel. Mystère des corps, magnifique nature en deçà ou au delà de tous les déchirements, des haines, de la connerie humaine. La seconde guerre mondiale, une paille, momentanément annulée en un instant. Pfff.

Ce n’était pas exactement ce qui m’intéressait, au fait, passé le vrai coup d’étourdissement sous l’averse. Je le ramenai par petits coups de coude vers son passage italien. Car je travaillais, après tout, sur les migrations dans l’aire italo-romane, en ce temps-là : on est sérieux ou l’on se tait. Alors, voici l’histoire. Des bonnes sœurs, italiennes en effet, émues par ces petits Arméniens, garçons et filles. Peut-être parce que, disait-il incrédule, elles n’auraient jamais elles-mêmes d’enfant. Qui sait. Un voyage cauchemardesque, les îles étranges (que je supposai vertes d’algues vénitiennes), puis l’interminable train. Je croyais le voir, ce train de tous les malheurs de l’époque, s’arrêtant souvent pour laisser passer de plus importants convois, dans la longue plaine du Pô, Ėridan longé de pâles pleureuses, ses sœurs blessées. En pleine fin de première guerre mondiale. Drôle de destin du siècle, d’une boucherie à l’autre et à l’autre encore… interminable. Il ne connaissait pas le Metz Yeghern, il ne parlait pas du « Grand Mal ». Juste de ses petits maux d’enfant, les plus douloureux, et pas un mot sur ses chers disparus à lui (j’eus un peu honte de mes précédentes pensées ; du reste, il ne ressemblait pas du tout, avec ses sourcils broussailleux, à mon fantôme d’Antonio) ; ni des débats autour de l’Arménie de ce temps, et pour longtemps. Je lui livrai quelques bribes de mon maigre savoir : l’accueil à Bari, à l’autre bout de la Péninsule, et l’utopie de la « Nouvelle Araxès ». Non, il n’en savait rien. Lui et ses congénères étaient restés dans la banlieue de Milan, quelques cours d’italien (et de religion) et suffisamment à manger. Puis les religieuses leur avaient annoncé qu’ils et elles ne pourraient pas rester ensemble, et que d’autres pays étaient prêts à les accueillir par petits groupes. Il avait, lui et un copain, choisi la France, sans savoir exactement pourquoi, et voilà. Il y avait conservé, sur les nouveaux papiers que lui fit la gendarmerie, son H, le H italien de son nom grâce auquel je l’avais ici « découvert ». Mais : le moindre accent, la plus petite déviation de débit, telle cadence, sans parler d’une presque invisible nuance dans la couleur de peau, et l’expatrié croit se reconnaître – ou retrouver son parent – dans le premier compagnon de mésaventure venu. N’est-ce pas. Ce n’est pas l’Amérique, non. C’est plutôt le geste, le pli de la bouche, les doigts effilés de l’étrangère qui soudain nous ramènent chez nous, où peut-être nous n’avions plus été. Les mêmes doigts, quoique d’une autre, et d’une autre couleur ! Une lettre muette, presque rien, suffit à déclencher le flux d’une imaginaire mémoire. Ou d’un souvenir rêvé, c’est pareil. La « route de Smyrne », dans son cas, était loin, non plus visible sous la pulvérulente chape d’oubli de l’histoire collective – si éloignée de la sienne. Vies qui tiennent, comme on dit, à un cheveu. À un ceveu, disait-il un peu comme aurait prononcé un Italien du nord-est, justement… Qui aurait pu s’apercevoir de la disparition de ce H orphelin, par exemple suite à une distraction de secrétaire de Mairie, ou d’autre scribe administratif ? Nous n’aurions jamais été « parlés à », comme disait Primo Levi, voilà tout, lui et moi. Je lui aurais sans doute confié quand même mon bouquin. Quelle importance ? Nous sommes tous des voyageurs sous les yeux de la minorité des vrais sédentaires, ceux et celles qui restent à étendre le linge, et attendent aussi leurs chers absents. Tendrement.

 

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L'Arabe italienne

L'Arabe italienne

L'Arabe italienne

C’est l’histoire d’Anna R., née à Tunis, que m’a racontée son mari. Les parents d’Anna, Margherita et Marcello, ont quitté leur village natal, dans la Province de Trapani en Sicile, et ont choisi la Tunisie comme terre d’accueil car le pays avait de nombreux postes à pourvoir dans la menuiserie. Marcello était ébéniste, il a vu là une occasion d’avoir une vie meilleure. Leur départ s’est effectué dans les années trente. Cette première émigration s’est admirablement bien passée. La Tunisie était un lieu de rencontres harmonieuses où les cultures arabe, italienne et française cohabitaient. On peut même parler d’interpénétration culturelle, les cultures se croisaient, s’enrichissaient les unes des autres. La langue, par exemple, reprend des mots à la fois français et italiens. C’est un lieu d’échange, de respect de l’autre et d’enrichissement. L’interpénétration n’est pas seulement culturelle, mais sociale, identitaire, linguistique et gastronomique.

En 1962, Anna a neuf ans et sait déjà parler l’arabe littéral, le français, l’italien et le sicilien, qu’elle parle essentiellement avec sa mère. En 1962, les parents d’Anna perdent leur travail et sont forcés de quitter le pays. Les souvenirs des années passées en Tunisie sont idéalisés, mythifiés et le départ a lieu dans une grande désolation.

Marcello est embauché à Shell, une compagnie pétrolière, dans le nord de la France, à Lille. La mutation de Tunis à Lille fut un choc, tant climatique que culturel. Un soleil absent et, pour ajouter à leur malchance, l’année de leur arrivée fut un hiver des plus rigoureux : la mer du Nord avait gelé.

Ce fut lors de cette seconde émigration que la famille connut le racisme et le mépris. Marcello vécut la haine sur son lieu de travail. Aucun de ses collègues n’avait de considération à son égard et on ne lui confiait que les tâches les plus bêtes et inutiles.

Ces Italiens venus de Tunisie étaient vus à la fois comme des Arabes et des Italiens, ce qui accrut leur mal-être. Ils ne recevaient aucun témoignage de respect, aucune considération. Marcello était tellement méprisé de tous qu’il fit une dépression et l’envie de mettre fin à ses jours lui effleura même l’esprit. Une dépression due au climat, bien loin de l’ensoleillement de Tunis ou de la Sicile, et surtout au racisme et à la haine des voisins.

Mais Marcello n’était pas la seule cible des esprits fermés qui peuplaient Lille à cette époque. En effet, Anna était une enfant très en avance à l’école et avait sauté deux classes. Sa mère étant institutrice, elle avait eu le loisir de profiter de son enseignement à la maison. Mais une fois arrivée en France, Anna fut rétrogradée de deux classes, malgré son niveau avancé. En outre, il était exigé que chaque élève porte un tablier en classe, or, celui qu’Anna possédait et portait habituellement en Tunisie était rouge, une couleur qui différait de celle du tablier de ses camarades français. Cependant, l’enseignante a tenu à ce qu’Anna le conserve afin que tout le monde puisse la reconnaître, elle, l’« Arabe italienne ». Ce fut un événement marquant qui retarda l’intégration de la jeune fille.

Margherita aussi connut de réelles difficultés à s’acclimater à ce nouveau pays. Sa carrière d’institutrice était terminée mais, selon sa culture sicilienne, cela n’était pas si grave qu’une femme s’occupe uniquement de son foyer. Cependant, elle se sentait seule, non sociabilisée, pointée du doigt ; les gens l’ignoraient dans la rue et les ordures de tout le voisinage se retrouvaient sur le paillasson devant sa maison. Elle dut faire face à un important problème culturel ; elle ne reconnaissait aucun des produits présents sur le marché lillois, les légumes qu’elle avait l’habitude de cuisiner en Italie ou en Tunisie étaient absents des étalages. C’était pour elle la perte de tous ses repères.

Toute la famille vécut un enfer, un enfer qui dura six ans, mais finit par trouver une planche de salut. Ce qui s’est imposé comme une nécessité fut de renouveler l’expérience de l’émigration, ou plutôt de la migration : rester en France, certes, mais aller vers un ailleurs plus lumineux. La famille a alors migré à Nantes, où elle a trouvé plus de lumière et des gens culturellement et mentalement plus ouverts. Anna a obtenu son baccalauréat dans cette ville, elle a continué à étudier l’italien à l’école et parle le sicilien avec sa mère. Elle est aujourd’hui professeur d’italien.

Il est capital de s’intégrer, mais il ne faut pas se perdre ni couper radicalement ses racines.

 

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L'arrivée à Bruxelles

L'arrivée à Bruxelles

L'arrivée à Bruxelles

Mes grands-parents paternels ont eu un itinéraire migratoire qu’on classerait aujourd’hui dans l’immigration politique. D’extraction bourgeoise (lui capitaine au long cours, elle directrice de la première école Montessori de Naples), leur antifascisme et leurs sympathies pour le communisme de Bordiga, fondateur du Parti communiste d’Italie, plus tard exclu du Parti pour avoir critiqué Staline, les ont obligés à quitter l’Italie de Mussolini.

Ils ont vécu pendant huit ans en Union Soviétique, puis ont connu – avec cinq enfants – une vie d’errance. Il leur était impossible de rentrer en Italie. Le dossier de Nonno au Casellario politico centrale, le fichier politique central conservé aux archives de Rome, mentionne effectivement qu’il est un « communiste trotskyste dangereux à arrêter à la frontière ».

La Suisse, après un an de réflexion, leur refusa le permis de séjour et la France les expulsa alors qu’ils avaient transporté leurs pénates dans un village de Haute-Savoie et commencé à s’y « intégrer ». Les solutions encore possibles n’étaient pas légion et la Belgique avait le double avantage d’être francophone et d’abriter à Bruxelles un petit noyau de bordighistes (ces communistes « oppositionnels » étaient bien représentés dans l’immigration italienne en Belgique), dont certains étaient connus de Nonno, déjà à Moscou ou en Italie. C’est ainsi que par un beau 1er mai la famille Morelli débarqua en Belgique.

Alors que sur d’autres péripéties familiales les témoignages que j’ai recueillis concordaient, l’« accueil » reçu en Belgique a fait l’objet de points de vue très différents selon les membres de la famille. Nonna était dithyrambique quant à l’accueil de ce petit pays qui, au contraire des précédents, leur avait permis d’y vivre paisiblement (ou presque !) jusqu’à la guerre au moins. Mon père et ses frères ne partageaient pas son enthousiasme. Ils m’ont souvent parlé des humiliations subies à l’école, des instituteurs racistes ou de l’infirmière qui refusait de soigner les enfants de « ceux qui viennent manger notre pain ». Mais aussi, en parallèle, ils ont évoqué avec reconnaissance ce professeur qui s’est rendu compte que s’ils ne suivaient pas, ce n’était pas par manque d’intelligence mais parce qu’ils ne connaissaient que les caractères d’écriture cyrilliques et leur a offert un cahier d’écriture à trois lignes pour y faire des exercices qu’il proposait et corrigeait bénévolement. Il y eut aussi le médecin qui obligeait l’infirmière à soigner « même les enfants étrangers » ou cette famille de province qui accueillait chaleureusement mon père, simplement parce qu’il était l’ami rencontré en milieu scolaire de leur fils.

Nonno intervenait peu dans ces témoignages contradictoires. Il évoquait en riant les mille francs (une somme énorme à l’époque) que le commissaire de police de Bruxelles lui avait extorqués à titre personnel pour prix de la régularisation du séjour de la famille. Mais il ne nous a jamais parlé de l’arrêté d’expulsion, reçu en 1939, que la guerre empêcha d’exécuter et dont j’ai découvert l’existence bien après sa mort. En revanche, il nous a souvent expliqué toutes les difficultés à pouvoir louer à Bruxelles un logement pour une famille italienne, qui plus est avec cinq enfants ! Lorsqu’il voyait l’annonce d’un logement libre, il téléphonait mais, débusqué à cause de son accent, il s’entendait immanquablement répondre que le logement avait déjà trouvé preneur. Il s’amusait alors à tout de même obtenir une visite de l’appartement ou de la maison. Sa belle prestance, sa voiture et sa distinction faisaient souvent se raviser le propriétaire mais Nonno décrétait après la visite que le logement était trop petit car il n’y avait qu’une chambre de bonne et que cela aurait obligé la servante à dormir avec le domestique alors que ce n’était pas un couple marié ! Il pouvait ensuite rire intérieurement des solutions ingénieuses proposées par les propriétaires flairant le locataire riche et solvable, solutions qu’il écartait systématiquement…

En réalité la famille de sept personnes resta pendant une année entière dans un hôtel meublé et ses finances furent fortement écornées par cette dépense démesurée. Ensuite elle tâta des médiocres logements du quartier italien de Bruxelles avant de découvrir un vaste appartement. Il faisait partie d’un immeuble de sept appartements, un peu isolé, dans un quartier tranquille. Une veuve de « bonne famille », dont le mari artiste-peintre était mort très jeune, gérait leur location pour les propriétaires. Elle vivait dans un des appartements avec sa mère, veuve d’un médecin militaire, et sa fille adolescente qui commençait des études d’enseignante chez les Ursulines. Lorsque Nonno se présenta pour louer l’appartement libre, la gérante fut aussitôt impressionnée par sa courtoisie et sa bonne éducation. Au retour de l’école elle apprit à sa fille qu’elle avait promis un bail en bonne et due forme à ce monsieur si distingué, italien, père de cinq enfants. L’adolescente la couvrit de reproches : sa mère avait-elle oublié tous les ennuis déjà encourus avec des étrangers ? et des Italiens en plus ! dont les enfants s’avèreraient sûrement sales et bruyants… Elle n’aurait jamais dû accepter. La digne veuve n’avait cependant qu’une parole et le bail fut signé, malgré les reproches de sa fille. Celle-ci poursuivit un temps ses sarcasmes. « Les macaronis sont de sortie » annonçait-elle en les regardant par la fenêtre s’engouffrer dans leur voiture, pour une excursion dominicale. Et quand des amis italiens venaient leur rendre visite et que les chansons napolitaines traversaient le plafond, elle annonçait, moqueuse, à la cantonade : « Le début des lamentations de Jérémie ! ». Mais elle finit par remarquer que l’aîné des « enfants » était en fait un long jeune homme brun, à la moustache séduisante. Quand elle le croisait dans l’escalier il était très courtois et ses amies, envieuses, lui avaient fait remarquer qu’il était très beau parce qu’il ressemblait à Tino Rossi ! Par des ruses fort transalpines (!) il réussit à l’approcher plus régulièrement. En effet la jeune fille était inscrite à un cours de danses de salon et il lui assura que lui aussi brûlait d’apprendre à danser mais que ses moyens d’étudiant ne lui permettaient pas de payer l’inscription au cours. Comme son frère pouvait manier le gramophone, accepterait-elle de lui apprendre chaque semaine les pas nouveaux ? De fil en aiguille, quelques mois plus tard mon père demandait en mariage celle qui allait devenir… ma mère.

Il ne faut jamais dire « Fontaine je ne boirai pas de ton eau » !

 

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Chut on oublie

Chut on oublie

Chut, on oublie

On ne s’imagine pas vraiment à quel point il peut être difficile de s’immiscer dans des souvenirs qui ne nous appartiennent pas. Étonnement, aussi bien pour mon interlocuteur que pour moi, car nous nous connaissions déjà : nous sommes de la même famille.

Ne rien savoir, ou presque rien, de ses origines ne pose pas vraiment de problème tant qu’on ne cherche pas à en apprendre davantage. « J’ai du sang italien, j’ai des origines siciliennes », voilà ce qu’on entend, ce qu’on salue de loin et ce qu’on approuve, car le métissage, c’est bien, c’est chargé d’histoire. On aime, mais au fond, on ne creuse pas pour connaître les détails. En revanche, répondre « Super ! De quelle ville ? Quels parents étaient Italiens ? » devient une curiosité un peu mal perçue. Enfin, quand on insiste et qu’on en vient à LA question « mais... pourquoi avoir quitté l’Italie ? », alors c’est carrément une indiscrétion.

Je me suis rendue compte de cet obstacle quand mon interlocuteur n’a pas pu narrer l’histoire de son aïeul avant que celui-ci arrive en France. Gianni R, le grand-père, était originaire de Sicile, de Monterosso plus particulièrement. Il était né à l’aube du XXe siècle et avait commencé très tôt à travailler comme maçon avec son père.

Mon interlocuteur était fier de me raconter qu’il a visité récemment Monterosso pour connaître la ville de son grand-père et de son arrière-grand-père, plus par curiosité que par désir de retrouver ses racines. Mais il avait quand même fait quelques recherches et découvert que son arrière-grand-père avait participé à la construction du Palazzo Cocuzza. Malheureusement, son nom n’est pas resté dans les archives. Il était simple maçon, pas architecte ni homme d’importance dont le nom aurait été digne de figurer dans les archives du bâtiment.

Mais voilà que tout cet orgueil que représentent les racines, les origines s’est évanoui lorsque j’ai posé LA question. De nombreux membres de la famille R. ont quitté l’Italie durant les années vingt et trente pour partir vers différents pays du monde : la France, les États-Unis, l’Argentine, le Royaume-Uni. J’ai compris que le grand-père de mon interlocuteur n’était pas d’accord avec le pouvoir fasciste de l’époque et que, pour cette raison, il lui était de plus en plus difficile de travailler, même comme simple maçon. Trouver du travail était déjà compliqué, mais l’Italie fasciste obligeait à adhérer au parti et condamnait au désœuvrement celui qui s’y refusait.

Je ne sais pas pourquoi Gianni R. a choisi la France, ni pourquoi il s’est établi à Marseille. Lui et son épouse ont trouvé naturel de quitter la Sicile en bateau pour débarquer dans le port le plus important de la Méditerranée et ils n’ont jamais eu l’intention d’aller plus loin. Gianni R. parlait déjà un peu français. Des membres de la famille R. s’étaient installés à Nice quelques années auparavant. Il s’est servi de ses quelques connaissances linguistiques et/ou relationnelles pour s’installer à Saint Barnabé, un quartier à l’est de Marseille, monter sa petite entreprise de maçonnerie et ne plus jamais quitter cet endroit où il vivrait désormais avec son épouse.

Une fois arrivés en France, Gianni R. et sa compagne ont mis un point d’honneur à rompre avec leurs racines italiennes. Ils vivaient en France et devaient se conduire en parfaits Français. Sur leurs papiers d’identité, ils ont tous les deux changé de prénom. Gianni R. est devenu Jean R. J’ai compris à ce moment-là qu’il y avait de la gêne, de la honte même, à l’égard de leur pays d’origine, ou plutôt de ce qui s’y passait. Tout ce qui pouvait leur rappeler l’Italie, ils s’en éloignaient. Ils n’avaient aucune relation avec d’autres Italiens émigrés comme eux à Marseille. Ils s’entendaient bien avec leurs voisins et avec leurs relations professionnelles, des Français. Au début le couple communiquait en italien. L’épouse de Gianni, qui ne connaissait pas le français, s’est efforcée de l’apprendre rapidement en discutant avec lui et en lisant Le Pélerin, un hebdomadaire religieux. Tous leurs enfants, deux fils et trois filles, sont nés en France. Ils n’ont jamais appris à parler italien. Ils n’ont jamais connu d’autre culture ni d’autres habitudes en dehors de la culture et des habitudes françaises.

Et cette honte, ce tabou du « Je suis d’origine italienne », s’est ressentie encore quand mon interlocuteur m’a parlé de son père, de son oncle et de ses tantes qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et qui ont dû survivre à l’après-guerre. Les enfants sont cruels entre eux et, pire, ils répètent ce que disent leurs parents sur ces « Italiens fascistes qui ont aidé ces sales Boches à occuper la France ». L’école a renforcé ce tabou, ce jugement que « l’Italie c’était mal, honteux », qu’il fallait être Français pour ne pas se faire lyncher. Les enfants R. savaient bien que leurs parents avaient un accent, qu’ils roulaient les r et qu’ils parlaient avec les mains.

C’est à ce moment-là que Gianni R. a ressenti cette chose inconnue, la discrimination, par le biais de ses enfants qui en faisaient les frais. Il ne leur a jamais raconté avec précision sa vie en Italie, son départ, ses raisons. Aujourd’hui encore, le père de mon interlocuteur ne veut pas parler de cette période qu’il juge sans intérêt.

Ni son grand-père, ni son père ne sont retournés en Italie. C’était une période révolue pour eux, ils ne voulaient plus en entendre parler. Il fallait vraiment rompre ce lien qui les rattachait malgré tout à la Sicile. Leur nouvelle vie était en France, à travailler dans le bâtiment à Marseille. Le père a repris l’entreprise à la mort du grand-père. Sur le plan professionnel, venir en France a permis à Gianni R. de réussir, mais il a quand même dû vivre avec le handicap d’être Italien. Même après avoir obtenu la nationalité française dans les années cinquante. Même si ses enfants et ses petits-enfants sont nés sur le sol français et que rien ne les rattache à l’Italie. Il lui a fallu oublier d’où il venait ou, si ce n’était pas possible, taire son origine, oublier que le pays natal les avait trahis, oublier qu’il était la source de leur échec, oublier qu’il était la cause de leur rejet. Devenir français était le seul moyen de se créer un avenir.

Et pourtant, après tant d’efforts pour effacer toute trace d’Italie dans la descendance, le petit-fils est loin de faire la grimace en pensant à ses origines. Il est fier de savoir que les hommes de sa famille travaillent dans la construction depuis au moins quatre générations et est loin de se désintéresser de la part de mystère que son aïeul essayait de taire. À trop cacher les détails, on suscite la curiosité de les découvrir. Même si la gêne s’est ressentie dans la voix de mon interlocuteur, car il ne lui était assurément pas facile de parler des difficultés rencontrées par certains membres de sa famille, il m’a montré qu’il est possible d’oublier qu’il fallait oublier et de vivre sans gêne le fait d’être un enfant d’Italien. Voire d’en ressentir de la fierté, finalement !

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Une si douce amputation

Une si douce amputation

Une si douce amputation

Votre nom ?

BACCHET, avec deux c.

Avec deux c ? Ah bon !

C’est italien, de Vénétie.

Ah ! Vous avez enlevé le a, ou le o ou le i ?

Non, ça a toujours été Bacchet. Ni Baccheta ni Baccheto ni Baccheti...

Ça se passe souvent comme ça, à un guichet ou ailleurs...

Il y a encore douze ans je le prononçais à la française, avec le ch : Bachet comme je l’avais entendu la plupart du temps, sans trop y prêter attention. J’ai décidé depuis que ce serait Bakett, avec le k et le t final : Bacchet, en vrai, à l’italienne.

BACCHET, le nom de mon père, le mien.

Ils étaient dix enfants du début du XXe siècle, dans une famille de petits paysans de Gruaro, un village de Vénétie aux confins du Frioul, dans la plaine juste entre Venise et Trieste. Cinq ont vécu en Italie, cinq ont émigré en France.

Antonio, mon père, né en 1908, était le sixième de la fratrie. L’école, il l’a suivie avec succès jusqu’à ses quatorze ans. Mais après il fallait payer et seul Luigi, le petit dernier des dix, a eu droit aux études pour devenir instituteur.

En 1929, au retour de mon père de son service militaire à Rhodes, alors colonie mussolinienne, il n’y a ni travail suffisant pour les grands enfants dans la toute petite exploitation paysanne familiale, ni perspective de travail dans la région. À moins de prendre sa carte au parti fasciste.

Je suis allé trois fois au syndicat qui plaçait la main d’œuvre à Portogruaro, pour faire le maçon, le manœuvre, ou le cantonnier... Pas moyen. On n’a pas de place, on n’a pas de place ! Ils avaient ordre de ne pas donner de travail à ceux qui n’étaient pas fascistes. On ne faisait pas de politique dans la famille. Comme de toute façon du travail il n’y en avait pas...

a-t-il raconté à cent un ans à mon fils Romain.

Un frère et deux sœurs l’avaient déjà fait, il décide de partir. Et le voilà en 1931 dans le train direction la Gaule avec trois chemises, deux pantalons et quatre livres dans la valise. Plus un vrai-faux certificat d’embauche d’un patron français obtenu via un beau-frère italien déjà ici. Le patron n’avait pas de travail pour mon père, mais avait bien voulu faire le certificat. En route et qui vivra verra !

Il y a peu, j’ai retrouvé les livres qui avaient fait le voyage avec lui depuis Gruaro : I promessi sposi (Les Fiancés) de Manzoni, le sombre roman classique du XIXe, utilisé dans chaque école après l’unité italienne pour apprendre la langue « nationale » aux écoliers et supplanter les dialectes. Et trois autres volumes beaucoup plus écornés, usés ; un autre classique italien, Le mie prigioni (Mes prisons), mémoires de Silvio Pellico, patriote et carbonaro du XIXe siècle, puis Il segretario degli amanti, un guide de correspondance amoureuse, et enfin un guide touristique de l’île de Rhodes, l’île de son service militaire.

Arrivé en France en 1931, d’abord chez une des sœurs établie dans le midi, il est devenu broyeur d’ocre dans les carrières du sud, puis casseur de cailloux en Ardèche, équarrisseur de chevaux à Chalon-sur-Saône et plus longuement ouvrier agricole dans les vignes et les fermes en Beaujolais. Habile manuel, il changeait de travail au gré des accords ou désaccords avec ses innombrables patrons successifs. Au début de la guerre de 1939-1945, à la faveur de la mobilisation des hommes du cru, il est embauché comme ouvrier dans une petite fabrique de tonneaux beaujolaise en manque de main d’œuvre. Il y apprend l’art de la tonnellerie. Puis il est tonnelier et caviste chez plusieurs marchands de vin. En 1943, c’est le STO des immigrés. « Déporté du travail » en Allemagne avec d’autres étranges étrangers, espagnols, portugais, polonais. Dix-huit mois sous les bombes à l’entretien des bus de Münster en Westphalie.

Au retour, il s’’installe bientôt comme artisan-tonnelier à Romanèche-Thorins, le cru beaujolais du Moulin-à-Vent. Enfin un métier dans les mains et dans la tête, un métier de précision, enfin sans patron, ni patron de personne. Indépendant ! Avec du travail plus qu’il n’en peut faire. Il tapera sur les tonneaux jusqu’à soixante-dix ans, en 1978.

Une vie tendue vers le travail, le dieu travail. Travailleur acharné, sa longue bataille solitaire lui a tanné le cuir, l’a fait individualiste assumé, endurci, indépendant farouche.

En 1947 il épouse ma mère, institutrice beaujolaise qu’il avait rencontrée avant-guerre. Je nais en 1949, ma mère a quarante-deux ans, mon père quarante et un. Je serai fille unique.

Il n’a pas coupé les liens avec l’Italie, mais ne les a pas cultivés non plus. Des cartes de vœux échangées pour Noël et Pâques avec ses frères en Italie et quatre ou cinq voyages en Italie en quatre-vingts ans pour lui, dont trois avec ma mère et moi...

Il était plus pragmatique que nostalgique.

Nous sommes allés deux fois rendre visite à la famille à Gruaro.

Nous voyions assez régulièrement son frère Emilio et sa sœur Maria qui habitaient le Beaujolais et le Mâconnais, mais les liens étaient plus serrés avec la famille beaujolaise de ma mère.

Moi je n’entendais pas son accent en français.

Le français appris sur le tas, il l’écrivait phonétiquement, à l’italienne. Il le lisait parfaitement, tous les jours dans Le Progrès, le quotidien lyonnais, et tous les mois dans Le Chasseur Français car il était aussi grand chasseur, pêcheur et braconnier comme son père Sante à Gruaro.

Il aura passé plus des trois quarts de son temps ici, loin du pays natal et de sa langue. Ma mère l’appelait Antoine.

« Si c’était à refaire je ne le referais pas », c’est l’aveu fait un jour à ma mère. Il parlait de l’immigration, la sienne, de sa longue lutte pour le travail, des petites et grandes humiliations et injustices subies comme étranger, comme immigré.

« Ma fille sera française », déclara-t-il à ma mère à ma naissance.

Il ne m’a jamais parlé italien. Je ne l’ai pas appris non plus au lycée, je ne me suis même pas posé la question. J’ai fait de l’anglais, du latin puis du grec ancien sans qu’on oriente mes choix.

Semi-amputation douce, indolore, inconsciente.

Fichue intégration !

À mon fils Romain qui lui demandait pourquoi il n’avait jamais eu envie de me parler italien, il a répondu que ça aurait été inutile. « Pour quoi faire ? Elle ne pouvait pas s’en servir. Tu vas à l’étranger, tu vas en Espagne, en Italie, tu restes deux trois jours, une semaine, tu ne peux pas apprendre, juste comprendre quelques mots, c’est tout... » Toujours plus pragmatique que sensible à la transmission !

Il s’est fait naturaliser français en 1952 quand j’avais trois ans. En échange il a perdu sa nationalité italienne...

J’ai souvent voyagé en Italie entre vingt-cinq et trente-cinq ans, avant d’avoir mes enfants, en jargonnant trois mots d’italien.

En 2002 j’ai emmené mes fils Romain et Rémi alors âgés de dix-huit et huit ans à Gruaro pour qu’ils connaissent la famille et le village de leur grand-père.

Mais c’est seulement à soixante ans, dès la retraite, que je me suis enfin mise pour de bon à l’italien, avec les cours du soir de la Mairie de Paris suivis assidûment pendant quatre ans. Une longue marche vers la remise en place des pièces de mon puzzle identitaire.

En 2011, un an après la mort de mon père, un de mes cousins italiens m’a envoyé un recueil Va pensiero, ricordi di guerra dei gruaresi édité par la municipalité de Gruaro pour les 150 ans de l’unité italienne. Cette brochure rassemblait trente-cinq témoignages des anciens et anciennes du village sur la dernière guerre. Je les ai traduits pour mes proches et pour mon plaisir. Cette traduction a été pour moi émouvante et instructive parce que les récits venaient du village de mon père et parce que j’ai beaucoup appris sur la période de guerre côté italien que je connaissais peu. Et quel plaisir d’utiliser dès la seconde année de cours mes rudiments d’italien tout neufs !

Être la fille du tonnelier immigré italien et aussi celle de l’institutrice française n’a pas toujours été simple. J’ai souvent eu l’impression fugitive de n’être jamais vraiment à ma place, je l’ai parfois encore. Mais ça a été aussi une chance d’être l’enfant d’un étranger et d’une indigène du coin. Ça permet de voir et ressentir les choses autrement, sous un autre angle, ou sous plusieurs. J’en ai hérité une absence rédhibitoire de tout sentiment national et une allergie totale à l’identité du même nom.

En juin 2010, au dernier solstice d’été de mon père, six mois avant sa fin à presque cent deux ans, Romain, mon fils aîné, a su lui faire raconter longuement un siècle de vie et de tribulations d’émigré. Plus de trois heures d’enregistrement sur plusieurs jours. Je connaissais les grandes lignes de sa vie, mais peu les détails et nous n’en parlions guère. La transmission détaillée a sauté une génération et c’est très bien ainsi.

À cent un ans, il a encore dit à Romain : « Ne pars pas travailler à l’étranger. L’étranger, c’est toujours l’étranger. Moi je sais, je suis passé par là. »

Le 18 décembre 2008, le jour de ses cent ans, il a été fêté comme doyen et centenaire de la commune de Corcelles-en-Beaujolais. Ce jour-là, il a reçu à la fois chez lui en direct l’hommage de la municipalité beaujolaise – il s’est senti un peu moins étranger – et par la poste les félicitations du maire de Gruaro son village natal. Il lui a répondu par retour de courrier :

Molte grazie dei vostri auguri.

Sempre ricordando la terra e la comune dove sono nato.

Molti saluti a tutta la gente comunale.

Antonio Bacchet

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Une cabane au fond des bois

Une cabane au fond des bois

Une cabane au fond des bois

Au commencement il y eut les bois. Sombres et inextricables, troués çà et là de clairières où de lentes charbonnières fumaient patiemment de leur œuvre au noir.

Mais avant ? Quelle fut donc la préhistoire de la famille, reçue en pointillé, par bribes et fragments ? Arrachée au silence, délivrée comme à regret, par eux (mon père, mon grand-père et mes oncles) qui voulaient être français, et par elle (ma grand-mère) qui ne s’était jamais remise du départ, de cette déchirure qu’elle portait au plus profond d’elle-même comme une blessure toujours ouverte.

Avant il avait fallu grandir dans la montagne, à Catremerio, dans la Val Brembana, s’endurcir, suivre les hommes dès l’âge de neuf ans, à pied, pendant de longs mois, en Suisse et dans les Vosges, gâcher du mortier, préparer la polenta, apprendre le français. Tomber amoureux de Marietta, yeux bleus et cheveux de jais, vif-argent. Et puis, la guerre. La Grande. Jeter des ponts, tailler des chemins de mules à même la roche des Dolomites, lancer des vie ferrate vers le ciel, crever de faim, manger du rat sous l’œil muet d’un officier impassible et peut-être compatissant. Y laisser un frère, quelque part, du côté du Monte Grappa. Revenir en permission pour enterrer deux sœurs, mortes la même semaine de la grippe espagnole. Se comporter valeureusement. L’armistice, enfin, avec son cortège de désillusions. Les promesses non tenues et la démobilisation en forme d’abandon pour ces hommes rescapés de l’effroyable saignée. Et pour le jeune caporal rendu à la vie civile, le refus intransigeant du fascisme et du communisme. Chronique d’un départ annoncé. Avec Marietta et les quatre enfants. Le plus grand avait tout juste cinq ans. Le plus petit, quelques mois.

Alors, en ce jour de février 1926, ils ont dit au revoir au village, aux prés et aux troupeaux, aux familles. On raconte que la grand-mère s’est évanouie, qu’ils ne se sont pas retournés, qu’ils ne l’ont jamais revue.

De Catremerio, ils sont descendus dans la vallée. À Bergame, ils ont pris le train. À Nice, pour la première fois de leur vie, les enfants ont mangé du pain. Seul souvenir heureux de ce voyage sans retour. Arrivée en gare d’Avignon et encore une cinquantaine de kilomètres à parcourir. Enfin, le village promis, au cœur de la vallée de la Cèze, riant, avec son canal, son plan d’eau, ses grands platanes, ses cafés.

Sauf que la charrette ne s’arrête pas, elle traverse Goudargues, dépasse les dernières maisons, continue encore et encore. Puis elle emprunte des chemins caillouteux et s’enfonce dans les bois. Marietta s’étonne de ne pas voir de maison et tout à coup – en un éclair de foudre – elle comprend. Elle vient d’apercevoir la mauvaise cabane qui prolonge une grotte. Elle voit la relégation dans ces bois, entre Bergamasques, à l’écart de la communauté villageoise. Elle pressent et entrevoit la misère noire, le travail bestial, les sacs de bois et de charbon portés sur le dos, les enfants qui ne vont pas à l’école, la nostalgie de Catremerio, la faim lancinante, la fausse couche en pleine nuit d’un enfant de six mois, sans secours. Deux ans d’un calvaire sans nom s’ouvrent à elle. Deux ans de vie sauvage et de purgatoire en guise de laissez-passer vers la civilisation.

Quand ils sortent des bois, Marietta et les enfants ne parlent toujours pas un mot de français. Au village, ils trouvent une maison. Et tant pis si le vent glacial s’engouffre l’hiver sous les portes. Tant pis si les matelas sont pleins de punaises et de poux. Tant pis si on les traite de macaroni. Ils ont enfin un toit de tuiles romaines au-dessus de leurs têtes et une maison en dur. Et peu à peu, jour après jour, ils se font accepter. Très vite, ils parlent le « patois » aussi bien que les gens du village. Et puis un cinquième enfant naît, si beau, si blond, si bouclé qu’on le dépose dans la crèche de l’abbatiale la nuit de Noël. Cette nuit-là, l’enfant Jésus était bergamasque et personne ne s’en offusqua. Marietta se souvenait même que tout le pays et les alentours avaient défilé pour l’admirer. Premier pas vers l’intégration ? Assurément. Les difficultés n’étaient pas terminées pour autant. Mon grand-père avait repris son métier de maçon, mais la crise des années trente n’aidant pas, il parcourait des dizaines de kilomètres à vélo avec un morceau de pain et une boîte de sardines dans sa musette pour quelque dix-douze heures de travail et un piètre salaire. En échange de quelques sous, parfois de quelques kilos de pommes de terre ou de vêtements rapiécés, ma grand-mère lavait d’énormes lessiveuses de linge au lavoir où une grenouille en bronze distribue toujours généreusement de l’eau de source, même au plus fort de la canicule et de la sécheresse.

Aujourd’hui les touristes ne manquent pas de photographier ce beau lavoir où ils aiment à se rafraîchir. Il y aurait encore beaucoup à raconter dans le registre inépuisable du malheur : moments difficiles, expériences éprouvantes, épisodes cruels. Mais tout ne fut pas noir. Loin de là. Dans la mémoire de la famille, les événements douloureux, les blessures et les mesquineries côtoient des gestes d’amitié et de solidarité qui forcent le respect. Le village ne manquait pas de belles personnes, à commencer par les voisines qui, chaque après-midi, tout en gardant les chèvres, apportaient le journal (Le Petit Provençal et L’Éclair étaient parmi les plus lus au village en ce temps-là) pour apprendre le français à ma grand-mère. Pour ne pas parler du boulanger et de sa femme qui, avec discrétion et délicatesse, s’arrangeaient toujours, l’air de rien, pour donner plus de pain que la famille ne pouvait en payer. Et comment ne pas évoquer ce voisin français, si pauvre et misérable, qui vivait chichement de la pêche, mais qui leur apportait régulièrement tous les poissons qu’il prenait à la Cèze ? Comment rendre la noblesse d’âme du menuisier qui avait compris qu’il ne fallait pas humilier son ami italien – terrassé par une grave crise de rhumatisme, mais trop fier pour accepter de l’argent sans travailler – et qui lui confiait de petits travaux à exécuter, assis, dans le coin le plus reculé et le plus chaud de l’atelier ? Il faudrait dire également deux mots de l’instituteur, homme respecté s’il en fut, athée et fervent défenseur de la Laïque, qui s’était lié d’une forte amitié avec le maçon italien si profondément religieux qu’était mon grand-père. Ces faits et gestes, qui remontent à l’entre-deux-guerres, ont marqué mon imaginaire, mais il y en eut certainement d’autres qu’il faudrait arracher à la mémoire pour établir une reconnaissance de dette et rendre justice à chacun et à chacune.

Quand j’étais enfant, j’entendais Line Renaud chanter à la radio :

 

Ma cabane au Canada

Est blottie au fond des bois

On y voit des écureuils

Sur le seuil…

 

À quoi bon chercher ailleurs

Je sais bien que le bonheur

Il est là

Dans ma cabane au Canada

Associée à la chanson et à la voix de Line Renaud, l’histoire de cette cabane au fond des bois se parait dans mon esprit de couleurs aimables et bucoliques. Toutes les aspérités en étaient gommées. Rien ne subsistait de la brutalité de la situation ni de la détresse des jours et des nuits. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les deux cabanes n’avaient rien à voir entre elles. Que l’une relevait du cliché, quand l’autre avait tant bien que mal abrité ma famille. Peu à peu, je me suis rendu compte que le nom de Catremerio, que j’entendais prononcer de rares fois, renvoyait également à un lieu physique et que mes grands-parents avaient quitté une langue, un pays, une demeure. Je comprenais que le sourire, la générosité et la bienveillance de mes grands-parents, qui ne se plaignaient jamais ni du présent ni du passé, comportaient une part intime de douleur et de souffrance. Que leurs prénoms français avaient été donnés au moment de la naturalisation, mais qu’ils étaient nés Italiens et qu’ils avaient parlé italien et bergamasque avant de connaître un seul mot de français et d’occitan. Je comprenais lentement qu’ils avaient jeté un voile sur cette histoire. « Un pays qui ne donne pas à manger à ses enfants, on n’en parle pas », disait lapidairement mon grand-père. C’est très longtemps après que j’ai compris pourquoi, dans ma famille, on ne parlait jamais ni italien ni bergamasque, pourquoi mon père et mon grand-père ne voulaient pas que j’entreprenne des études d’italien à l’université. Alors j’ai ajouté une licence de lettres modernes à celle d’italien, premières stations d’un cheminement au terme duquel la culture italienne leur est revenue, peu à peu, anoblie par l’Université française. Et puis je me souviens que mes grands-parents ont regardé, à la télévision, L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes en 1978, et que le lendemain ils en ont parlé et ont dit à quel point ils avaient été captivés par ce film où ils se reconnaissaient, en partie, dans leur vie première. Je me souviens aussi que chaque année, pour les cérémonies du 11 novembre, c’est mon grand-père, Pietro Carminati, qui portait le drapeau français. Juste et fraternel hommage à toutes ces vies bouleversées.

 

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J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

"J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déjà bien, non ?"

J’ai d’abord décliné la gentille proposition d’Isabelle Felici d’écrire un article dans ce nouveau recueil de témoignages d’Enfants d’Italiens, car j’étais trop préoccupée par la santé de ma mère et n’avais ni le temps, ni le cœur, ni la tête à l’ouvrage… Et puis aussi parce que même si le sujet (la question de l’intégration et du rapport aux autres, notamment au moment du retour, si retour il y a) m’intéresse beaucoup, j’avais l’impression de ne pouvoir que redire ce que j’avais dit dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?. Peur de la redite… Pourtant je reviens sur mon premier refus et ce qui me motive aujourd’hui, et me fais écrire dans l’urgence, étrangement c’est la situation de ma mère qui semble se reprendre…

Ma mère aujourd’hui, dans un dernier exil en quelque sorte, a quitté son village provençal et finit ses jours dans une maison de retraite de la région parisienne près de chez nous. Si elle retrouve des forces, sa mémoire reste martyrisée par le temps et surnagent en elle l’italien et le piémontais dans les douces conversations de l’après-midi où je lui lis le livre de son père, Andrea Botto, Mico, mezzo secolo di storia, di avventure e un naufragio, nelle memorie di un contadino di Lurisia (Edizioni L’Arciere, Cuneo, 1995. Le titre original sur le manuscrit de mon grand-père était Vita vera di un contadino povero et le mot vita vient en surimpression sur le mot storia raturé). Écrire ici, c’est aussi écrire pour elle car c’était elle d’abord l’immigrée. Nous, nous n’étions que des enfants d’immigrés… Ce qui va suivre s’apparente donc tout simplement à un devoir de mémoire.

La douleur d'être étranger

C’est toujours douloureux d’être un étranger dans son propre pays car on est toujours différent des autres, les natifs du lieu. J’ai connu cela dans mon enfance, comme je le disais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? Pourtant j’étais bien française, née en France de parents français… Ma mère l’était par son mariage avec mon père qui l’était devenu, lui, par naturalisation en 1936, quand sa mère devenue veuve avait renoncé à retourner au Piémont et choisi pour sa famille la France où son dernier fils était né.

Mais ce sont surtout mes parents qui ont connu la douleur d’être étranger. Mon père, à onze ans (quand, après la mort de son père, il est retourné en Italie pendant plusieurs mois dans sa famille piémontaise qui s’occuperait de lui pour soulager sa mère), était l’objet des quolibets des enfants. À l’école où il a dû rattraper le niveau et faire plusieurs années en une, on se moquait de lui en l’appelant le Franseizoun. Si bien qu’un jour où il était allé acheter de d’huile pour sa tante, il s’est battu à coups de bouteille avec les garçons qui le prendevano in giro (Franseizoun ! Franseizoun !) et, la bouteille en mille morceaux, il est rentré tout penaud à la maison… C’est un souvenir qu’il m’a toujours raconté pour relativiser cette honte : « petit Français » pour les uns, au Piémont, il était le bàbi pour les autres, au-delà des Alpes, en France. J’évoque ce mot bàbi dans mon texte « Une fille de ritals professeur de français », publié dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? et dans son livre, mon grand-père maternel, venu lui aussi comme travailleur sans papiers s’embaucher en Provence dans sa jeunesse, rapporte qu’on le traitait de bàbi de con ou de sale grispì du nom du président du conseil italien de l’époque, Francesco Crispi, mais je n’ai jamais entendu ailleurs cette expression. En France comme en Italie, on moquait son étrangeté, qui était peut-être aussi ce qui lui donnait sa force et sa supériorité… car dans les moqueries haineuses des enfants piémontais, dont certains ne parlaient que le dialecte et avaient bien du mal avec la langue italienne, il entrait bien un peu d’envie pour ce garçon qui n’était de nulle part, mi-Français, mi-Italien, qui parlait une autre langue et qui apprenait si vite la leur, qu’il avait déjà commencé à parler dans sa toute petite enfance.

Ma mère aussi, et à plusieurs reprises, jusque peut-être dans sa maison de retraite de Coubert, là où elle ne s’y attendait plus, a connu la douleur d’être étrangère. D’abord en Argentine où leur père avait émigré dans les années vingt-trente. Pour les gens, elle et ses sœurs étaient les gringuite, les petites étrangères… et leur père le gringo, d’autant plus moqué, par la communauté d’immigrés italiens elle-même, qu’il faisait travailler un Indien de la sierra et qu’il avait pris la défense d’Haïlé Sélassié l’empereur d’Éthiopie contre Mussolini. Gringuita était ma mère dans son village de la Pampa argentine, bàbi elle serait, du moins au début, dans son village provençal où elle allait finir par s’intégrer et vivre pendant près de soixante ans. Contre la honte d’être étrangère, il fallait opposer la fierté d’être française, que rien ne résume mieux que cette phrase de ma mère que j’ai choisie pour titre : « J’ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c’est déjà bien, non ? » m’a-t-elle dit lorsque je l’ai interrogée pour une enquête réalisée par Michèle Amar de Michelis dans mon village de Cuges-les-Pins et dont voici un extrait :

Nous parlons souvent avec maman de cette époque : « Ça n’a pas été facile au début, tu sais. Ce n’est jamais facile quand on vient d’ailleurs. Pour nous, tout était différent. Les manières de faire, de s’habiller, de se nourrir, tout était différent. Nous devions changer toutes nos habitudes, donc c’était difficile pour nous de nous intégrer. Mais pour les gens de Cuges, c’était peut-être difficile aussi de nous accueillir, justement parce que nous étions différents. » Qu’on le veuille ou non, être étranger, c’est toujours difficile. Et puis l’étranger inquiète… C’est cela aussi « l’inquiétante étrangeté » dont parlait Freud. C’est finalement l’origine de tous les racismes et de toutes les xénophobies. Oui, parce qu’elle était étrangère, ma mère a vécu, subi même, mépris et rejet. […] « Tu sais, il y a des choses que je n’oublierai pas, des choses qui m’ont fait trop mal… » Elle m’a raconté qu’elles étaient souvent plusieurs mamans à attendre leurs enfants à la sortie de l’école. Certaines avaient la langue bien pendue, et un jour, ma mère a entendu l’une d’entre elles qui s’exclamait : « Mais celle-là, comment ça se fait qu’elle est toujours la première, alors que sa mère ne sait même pas parler français ? » Et une autre, aussi peu charitable : « Peut-être que si elle réussit si bien, c’est parce que sa mère coud les robes de la maîtresse. » (Tous d’ici, brochure réalisée en 2013 par l’Association Cugistoria dans le cadre de « Marseille 2013 », p. 78.)

Le paradoxe de l'intégration

Car ma mère s’est intégrée et pour cela elle a commencé par apprendre le français, par apprendre à bien parler français et sans le moindre accent, sauf avec l’accent de Marseille… ce qui fait que si encore aujourd’hui on se moque gentiment d’elle dans sa maison de retraite, c’est à cause de cette façon de parler qui jure si fort avec le « parler pointu » des autres résidents.

Concernant l’intégration, une chose me paraît importante, pour moi, pour ma famille : une sorte de paradoxe, ou de dialectique, appelons cela comme l’on veut, qui fait que, en même temps qu’il fallait se mêler aux gens du village et ne parler que le français pour s’intégrer vraiment, comme je l’exposais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?, le lien n’était jamais coupé avec la langue italienne et ses gens puisque chaque été nous ramenait pour un long mois au Piémont, dans notre hameau des Botti à Roccaforte Mondovì.

J’y découvrais non seulement l’amour de tous mes parents italiens, la complicité de mes nombreux cousins et cousines, mais aussi la saveur de la culture rock italienne (Bobby Solo avec sa Lacrima sul viso, Adriano Celentano et son Ragazzo della via Gluck que je réécoute avec nostalgie sur Youtube) bien méconnue en France dans les années soixante (racisme latent ?) alors qu’elle était largement diffusée dans les pays de l’Est (si j’en crois le témoignage de mes amis tchèques et le dernier film polonais Ida).

Pour rien au monde nous n’aurions écouté ceux qui nous disaient de renoncer à ces vacances italiennes (« Mais pourquoi vous retournez toujours en Italie ? Vous ne pouvez pas aller ailleurs de temps en temps ? Il y a plein d’endroits où partir en vacances ! »), nous invitant même, comme mon oncle, à économiser (« Qu’est-ce que tu vas dépenser ton argent en Italie ! » disait-il à mon père, ouvrier comme lui, lui qui passait ses congés payés à marcher dans les collines). Nous n’étions pas riches pourtant et le voyage par le train était toute une équipée, mais il y avait la merveille du pays étranger (« Aranciate e birre », criait le vendeur de bibite sur les quais de la gare de Ventimille, je ne me lassais pas d’entendre son cri qui montait dans la touffeur de l’été et il résonne encore dans ma mémoire).

Enfant et adolescente, depuis mon petit village de Provence, j’ai pu ainsi mesurer un pays, une culture, à l’aune de l’autre… comparer, évaluer et comprendre que, contrairement à ce que disaient les gens arriérés qui n’avaient jamais quitté leur Provence natale, la supériorité n’était pas toujours où l’on croyait ; que le Piémont de mes racines avançait plus vite vers la modernité de l’après-guerre puis des années soixante ; qu’il y avait dans le bar-restaurant de notre petit village piémontais déjà un juke-box où l’on écoutait Celentano et où l’on nous laissait sortir le soir pour danser alors que dans mon village provençal ces comportements urbains n’avaient pas encore pénétré. Mon père remarquait qu’à Roccaforte on avait fait une déviation pour permettre au village d’échapper au vacarme de la circulation et de vivre dans le calme alors qu’à Cuges il n’en était pas question. Toutes choses qui me faisaient comprendre cette mobilité, cette ouverture, cette capacité à envisager l’avenir qui me semblaient caractériser la société italienne en pleine expansion dans les années soixante. Et pour cette image positive de l’Italie, je ne peux résister au plaisir de citer une sorte de réécriture hardie du mythe de Gargantua tournant le dos à la France pour mourir et lui préférant l’Italie tant aimée, dans un passage du livre de mon grand-père Andrea Botto. C’est dans les chapitres sur son enfance rude de fils de paysans pauvres. Mico vient d’accompagner sa jeune sœur qui travaille comme servante chez des fermiers inhumains. Elle pleure, il pleure avec elle mais est bien obligé de la laisser partir et, pour se rasséréner un peu, du haut de la colline où il l’a quittée, il contemple le spectacle somptueux de la nature :

Devant lui, la chaîne des Alpes était bien visible et cette vue lui rappela la légende de Gargantua, le plus grand des géants de la préhistoire, qu’il avait entendu raconter par son grand-père maternel Titu Dho. La légende disait que Gargantua, déjà vieux et sentant ses derniers jours arriver, décida de s’allonger sur le dos de façon à ce que son énorme masse serve de protection à cette plaine fertile et à cette terre qui s’avance au sud dans la mer, qu’on appelle Italie, une terre qu’il avait tant aimée parce que c’était le jardin de l’Europe. Ainsi son nez avait formé le Mont Viso, plus bas une autre partie avait formé le Mont Cervin et ses pieds, qui mesuraient sept lieues et avaient si souvent fait le tour de la terre, le Mont Blanc. (p. 21, ma traduction)

En écoutant ce chapitre que je lui lis, ma mère s’émeut de la dureté de la vie de sa famille autrefois (« On était pauvres, pauvres ! ») mais des larmes de fierté pour ce que la famille est devenue la bouleversent (« Ce qu’on était, et ce qu’on est devenus… respectés… tu te rends compte. ») Oui, je me rends compte, c’est aussi pour cela que je l’écris ici.

Un certain détachement

Et c’est précisément ce paradoxe de l’aller et retour entre deux cultures qui m’a donné un certain détachement par rapport à la culture dominante, aux habitudes méridionales et le désir de quitter mon village provençal, si étriqué dans ses façons frileuses de voir le monde.

C’est peut-être aussi ce refus de mes parents de laisser s’anéantir en eux leur culture populaire italienne, piémontaise, paysanne, montagnarde, qui leur a permis de ne pas sombrer dans la régression nationaliste, populiste qui atteint en Provence bon nombre de fils d’immigrés italiens et les rend aujourd’hui hostiles et haineux envers les immigrés maghrébins qui traversent pourtant les mêmes processus difficiles d’intégration que leurs familles ont eu à affronter. Comme le dit Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes (Fayard, 1988), cette part d’étrangeté assumée est ce qui ouvre aux autres et nous empêche de nous refermer sur notre communauté, car « l’étranger nous habite » et « de le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même ». Avoir osé affirmer cette part d’Italie en nous, contre ceux-là qui, dans la famille même, nous poussaient à la masquer et à l’oublier, c’est peut-être aussi ce qui nous a rendus forts : cette honte surmontée nous a permis de comprendre la douleur de tout étranger et de prendre une distance salutaire par rapport à toutes les exaltations nationales.

Je pourrais reprendre pour terminer, et presque mot à mot, ce que je disais dans les « Notes de la traductrice » que ma tante Nelida Botto m’avait demandées pour Storie d’emigranti/Histoires d’émigrants (Associazione Artüsin, Roccaforte Mondovì, 2002) où je rêvais que ce livre qui disait les souffrances des immigrés italiens soit une aide pour comprendre les immigrés d’aujourd’hui :

J’ai encore dans les oreilles le slogan que nous scandions fort dans la grande manifestation du Premier mai 2002 à Paris [avant le second tour des élections présidentielles entre Chirac et Le Pen], à laquelle j’ai participé pour défendre la démocratie et les immigrés : « Première, deuxième, troisième génération… nous sommes tous des enfants d’immigrés ! ».

Et comme alors je pourrais rappeler ce très beau poème d’Aragon dans Le Fou d’Elsa (1963), « L’homme du Mardj improvise un poème », où un paysan pauvre de la Vega, la plaine fertile au sud de Grenade, dit à un étranger venu du nord que son pays est prêt à l’accueillir et lui, à lui donner sa fille, alors qu’on est en 1492, à la veille de la reconquête de l’Andalousie musulmane par l’Espagne catholique :

Et si ma fille alors lui ouvre sa robe

Qu’ils prennent plaisir ensemble Ainsi

L’étranger perd jusqu’à la mémoire d’autre chose que l’Andalousie.

Oublier son pays et sa langue, c’est bien la condition réelle et douloureuse de l’intégration mais perdre la mémoire totalement est impossible et toujours l’ailleurs et l’autre langue font retour. Sous la forme de la mauvaise conscience parfois, qui caractérise le retour du refoulé. Mais pour ma part, il n’y a pas de mauvaise conscience, ni de retour impossible ou décevant car l’Italie et sa langue ne m’ont jamais quittée, comme elles n’ont jamais quitté ma mère.

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