Nous, enfants d'italiens, n'avions qu'à bien nous tenir !

Nous, enfants d'italiens, n'avions qu'à bien nous tenir !

Pour avoir promis de ne pas reprendre la mer, Giacinto, mon père connut la disoccupazione !
L’aide des familles ne suffisait plus, le départ était inévitable. La décision ne dut pas être simple à
prendre. Lorsque vous avez été marin, le vent du large vous obsède face à cet horizon qui n’en finit pas
de vous faire signe.

Donc en 1947, vint ce départ, emmitouflés dans nos manteaux, je me rappelle ce regard que se
lançaient les grands, les adieux... Puis il y eut ce voyage, long, dans ce train dans lequel nous nous
engouffrions. Nous occupions, entre baluchons et valises, un compartiment entier, ma mère Anna
avec ses quatre petits, Rino, Adèle, Enzo et Mario. Un de mes petits frères était malade et moi j’avais
mal au cœur d’être ainsi ballottée. Amplifié par la nuit, le vrombissement des machines déchirait nos
entrailles. Plus nous nous éloignions, plus le train nous rapprochait du père parti un an avant. Ce fut
un 18 décembre, date anniversaire du petit dernier, en plein froid, que nous arrivâmes sur le sol de
France.

Notre arrivée fut marquée par une certaine froideur aussi sur le plan humain, le temps qu’une
famille piémontaise prenne soin de nous accueillir. Cela reste un moment fort, inoubliable ! C’est dans
cette ambiance chaleureuse que nous renouâmes avec le père et nous rapprochâmes de ceux que nous
allions désormais appeler la signora Lina, il signor Francesco, leurs deux enfants, Ugo et Maria. Ainsi
les Baldioli allaient devenir notre deuxième famille.

De notre nouvelle maison, je me souviens du gros poêle dans la grande cuisine presque vide.
Dans un coin se trouvait une malle, que l’on tenait de la grand-mère. Un grand escalier en bois nous
conduisait dans nos chambres ; je revois encore les petits lits en fer et leur couverture sombre. Seul le
parquet grinçait ; nous, nous semblions muets. Nous résidions à la Cité du Bossu, à Nouzon, petite
ville perdue dans un coin des Ardennes. Je ne me souviens pas vraiment de ce premier Noël, peut-être
y avait-il eu des jouets, je ne sais plus ! Ainsi la vie reprit son cours. Me revient le sentier de l’école,
cette école dont sentiments et cultures allaient se mêler et ouvrir une petite porte, autre, à notre esprit
en éveil.

La vie suivait son rythme, chacun vacant à ses occupations. Le père partait tôt le matin et ne
revenait que le soir. On le voyait remonter la côte à pied, avec son vélo sur le côté. Le week-end, il le
consacrait à la terre, chaque maison ayant son bout de jardin. Et c’est ainsi que lui, qui n’en avait guère
le goût, se mit à jardiner, cultivant toutes sortes de légumes. Au bout de ce jardin se trouvait la fosse à
purin faisant le meilleur fumier ; à l’époque il n’y avait pas de WC et nous n’avions pas l’eau courante.
Notre mère, quant à elle, s’était réservé le devant de la maison pour y planter ses fleurs. Elle suivait
la moindre pousse et à chaque éveil du printemps, elle était en osmose avec chacune des couleurs et
des odeurs. Ainsi au milieu de ses fleurs, elle rayonnait d’une touche particulière, détachée un instant
de sa mélancolie.

Nous, enfants, avions très vite trouvé nos repères, entre l’école, la maison et la rue. Le travail avait
pris le pas sur la vie. Mais pour sûr ma mère semblait triste, on ne sentait pas en elle un réel désir de
s’intégrer, mais il fallait bien assurer la vie quotidienne et ses enfants le lui rappelaient. À part ses fleurs
et l’intérêt qu’elle nous portait, elle faisait abstraction du paysage ; en fait Poupa, ainsi l’appelait notre
père, s’était résignée à nous accompagner. J’étais sa fille aînée, dans la maison, je n’entendais que trop
ses silences !

Et si notre mère assumait le rôle de padrona di casa, avec qui pouvait-elle parler sa langue alors
qu’elle était presque toujours seule ? Le père rentrait tard le soir, échangeait quelques mots autour du
repas et ne semblait pas être dans le même monde que le nôtre et très vite il voulait que nous parlions
le français, la langue du pays qui nous donnait à manger. De quoi pouvions-nous bien nous plaindre ?
Notre regard d’enfant observateur silencieux tentait d’interpréter les non-dits. Nous posions rarement
de questions, elles auraient été malvenues.

La vie heureusement ne s’arrêtait pas à nos états d’âmes ! Une petite sœur naquit en plein mois
de janvier l’année suivante, le 24 au petit matin. Le givre marbrait de mille veines argentées les vitres
des fenêtres de nos chambres. Les cris de ma mère me parvenaient aux oreilles, que j’aurais aimé me
boucher. La signora Lina nous prit en mains, le petit déjeuner tout chaud nous attendait, sa présence
nous rassurait avant que nous ne reprenions le chemin de l’école. À coup sûr, l’espace de liberté était
dehors, à l’école, avec les filles et les garçons. Et au fur et à mesure que nous grandissions nous devions
aider les parents, moi pour les tâches ménagères, les garçons pour ramasser du bois ou couper l’herbe
pour les lapins que nous élevions. Le dimanche cela sentait bon le lapin chasseur, avec un peu de
tomate relevée à peine de thym et de poivre. La mère l’accompagnait de pâtes ou de frites, le menu avait
ce mélange à l’italienne, avec cette touche parfois à la française, ou avec de la polenta à la piémontaise.
Faire les tâches ménagères, ce n’était jamais de gaîté de cœur ; j’aurais préféré moi aussi être
dehors, mais pour les filles, la rue avait une connotation bizarre ! Heureusement, il m’arrivait de
pouvoir m’échapper. L’imaginaire sauve des situations frustrantes : il me plaisait d’inventer des
histoires. Bernadette Bastianelli, plus jeune que moi, buvait chacune de mes mimiques inventées en
instantané, là, sur nos pieds, une histoire de rien... Une histoire de gravier geignant sous nos pas et
nous appartenant pour quelques secondes. Lorsque toutes deux accroupies, je traçais de mes doigts
des sillons disparaissant tour à tour par magie, j’affirmais tout de suite après : « Tu vois, il n’y a rien
et pourtant, il y a bien quelque chose ». Pour constater juste après qu’il n’y avait rien ! Et répéter sans
fin qu’il y avait bien quelque chose ! Une histoire folle. Nous étions épuisées à force de rires ; j’entends
d’ici le rire clair de Bernadette puis le mien partir loin en éclats ! Nos histoires n’appartenaient qu’à
nous. Nous ne nous lassions jamais et c’était notre secret.

Vint l’âge où il fallut aller au catéchisme ; je n’eus point de chance, seuls les garçons étaient
autorisés à aller au catéchisme du quartier. Pour les filles, il fallait se rendre, à pied, à cinq kilomètres
de la maison, en ville, et toute seule car les autres filles étaient soit trop jeunes soit ne faisaient pas
leur communion. Personne ne s’en inquiétait, mais la peur au ventre, je suivais mon chemin de croix.

Un jour, je posai la question à l’abbé :
– Dieu était-il un homme, une femme ?
Je me sentis stupide face à la réponse :
– Ni homme ni femme.

Dieu était-il un être asexué ? Ma stupidité déjà était un péché, je rougissais de honte. Nous
grandissions dans ce monde des grands. L’apprentissage se faisait dans la rue, les yeux écarquillés. La
rigueur de l’éducation ne nous empêchait pas d’une certaine façon d’être heureux à notre manière. À
l’école, les règles étaient strictes et il fallait s’y soumettre. Mais dehors nous déjouions les règles. Nous
enfants d’immigrés, nous devions travailler mieux que les autres pour être considérés. Les familles
n’étaient pas toutes logées à la même enseigne, l’alcool dans certaines familles de travailleurs faisait
des ravages. La vraie misère était là, cachée dans certains cris retenus des hommes, ivres de travail
et de vin, devant faire face à de longues journées passées à boulonner des pièces métallurgiques en
tout genre. Le bruit des forges avec ses cadences infernales, ses énormes fours happant la vie des
hommes, les manipulant tels des fers rouges rendus malléables. Sale boulot ! Ces bleus de travail
qui revenaient noirs de graisse, ne protégeant les hommes que superficiellement. Ils respiraient à
longueur de journée cette poussière qui encrassait leur poitrine. Mon père était mécanicien et il signor
Francesco, lui, déchargeait la ferraille par une grue suspendue à un pont qui avançait ou reculait
suivant la manœuvre.

Tout cela me revient en mémoire telle une décharge qui me restituerait l’écho de la douleur. Et
face à cette image implacable du travail dont je n’avais nullement conscience alors, ce sentiment
d’impuissance me rattrapait. Et plus je m’efforçais de l’atténuer plus il se faisait présent. La mémoire
de la Cité a cet étrange attachement face à des êtres subissant sans trop rien dire. Il faut du recul pour
mieux comprendre cette réalité-là et la saisir.

Nous devions donc réussir à l’école pour un sort meilleur. Et nous les macaronis n’avions qu’à bien
nous tenir. Toutefois, un jour que le professeur Martini, d’origine corse, l’interrogeait, en cinquième,
lors d’un cours de géographie : « C’est quand la période en Italie où on fauche les macaronis ? », la
malicieuse Maria répondit avec aplomb : « Maître, c’est quand en France on arrache les patates ! »
C’était l’année du certificat d’études et nous n’étions que deux candidats : Paul et Adèle. D’autres
passaient l’examen en candidats libres. Le maître ne présentait que les élèves susceptibles d’avoir
l’examen. Les autres étaient déjà les laissés-pour-compte ! Je ne pouvais pas me permettre d’échouer
et mettais les bouchées doubles. Le maître me donna des cours spécifiques « Option Arts ménagers ».
Nous devions apprendre, nous les filles de mon âge qui ne rentraient pas en secondaire, tout ce que
devaient connaître les futures fées du logis pour tenir une maison comme il se doit.
Nous devions prouver que nous grandissions au rythme qu’avaient décidé les adultes. C’est sur
le chemin de Neufmanil que se situait la petite fabrique de paniers à salade où nous allions travailler,
surtout pendant les vacances. Le patron était un petit artisan italien, il embauchait les enfants au
noir et cela ne semblait choquer personne. Chez les enfants issus de l’immigration, cela se posait
d’une manière naturelle, surtout chez certains jeunes de famille pauvre. Chez nous, il était coutumier
d’occuper les enfants de notre âge pas seulement pour arrondir les fins de mois mais aussi pour ne pas
nous avoir dans les pattes.

Nous connaissions peu de grasses matinées, à notre âge, même lorsque nous n’étions pas obligés
de nous lever. Notre mère nous disait le dimanche – alors qu’il était à peine neuf heures – que dix
heures allaient sonner et que des tas de choses nous attendaient. Elle-même, dans sa jeunesse, en avait
vu d’autres et des plus rudes, avec la nonna et sa bottega ! Toutes les deux savaient que seul le travail
permet d’aller de l’avant. Fuir la misère pour survivre...

Nous ne manquions de rien et le sens de l’économie se perpétuait ainsi parce que lorsque nous
retournions au pays, l’argent était dépensé sans compter. Comme s’il était important de montrer à
toute la famille que nous n’étions pas vraiment partis pour rester pauvres ! Les émigrés n’ont pas
d’autres choix que d’amasser un maximum d’argent pour démontrer que l’ascension sociale a été en
quelque sorte réussie en toute loyauté !

Il était doux le temps où, jeunes adolescents, nous étions allongés dans le foin, sur le dos bien
droit, nos bras se frôlant. Cachés du regard des adultes, nous semblions croire qu’ils ne se doutaient
de rien. J’ai toujours en mémoire le moment où je dus annoncer à ma mère la venue de mes... règles.
Les hommes ne devaient surtout pas m’approcher, m’avait-elle dit. Ces jeunes gens que je fréquentais
faisaient-ils partie de ces hommes ? Ce n’est que dans la rue, avec les copines, que nous osions parler
de tout ce que taisaient les grands. À nous de percer les secrets ! Au cours de ma quatorzième année,
je vis le ventre de ma mère s’arrondir, mais j’ignorais encore tout de sa grossesse, jusqu’au jour où
Thérèse, une copine de classe, me souffla que j’allais avoir un petit frère ou une petite sœur. J’étais
intriguée par les proportions qu’avait soudain prises le ventre de ma mère. Comme je me hasardais
à lui demander, elle m’affirma qu’elle avait bien trop mangé de soupe aux haricots ! Ce ne fut qu’un
peu plus tard que mes parents demandèrent au maître d’école s’ils pouvaient me garder à la maison
pour la naissance du bébé. Il n’en est pas question, avait répondu le père Albert ! C’était ainsi qu’on le
surnommait bien qu’il ne fût pas religieux. Votre fille a une chance d’avoir le certificat d’études et en
aucun cas elle ne doit manquer l’école ! Je ne quittai pas les bancs de la communale et une jolie petite
sœur rousse naquit le 23 avril 1956, au petit matin. Il me semble encore entendre, de la petite chambre
fermée, les premiers pleurs d’Anna Maria succédant aux cris de ma mère. À sept heures du matin, une
sage-femme était encore là. Le père se préparait à partir au travail.

Il n’y avait rien de plus rébarbatif que d’acquérir certaines notions dans les manuels scolaires...
De la composition de la literie jusqu’aux produits d’entretien ménager. Je fis blocage sur le mot
« encaustique » qui pour moi était aussi mystérieux qu’inutile. On l’utilisait, paraît-il, pour entretenir
les bois et principalement pour faire briller les parquets. Heureusement, à la maison nous n’employions
pas cette fameuse cire. Je voyais mal ma mère se mettre à quatre pattes pour faire reluire le sol. Quant
à moi je n’en avais guère le temps ! À la maison justement les parquets ne brillaient peut-être pas, mais
ils n’étaient pas sales pour autant. D’autant plus que cela devait coûter très cher. Heureusement nous
avions le sens de l’économie.

« Tu es bouchée à l’émeri ! » disait parfois le maître. C’était l’expression qu’il employait lorsque ma
logique avait du mal à prendre ses marques. J’avais droit aux éloges dans les matières plus artistiques,
telles que le dessin, la poésie et bien sûr la couture ! Le maître me présenta à un concours de poésie
et je tirai le mauvais numéro : Jean de la Fontaine ne m’inspirait guère et à cause de l’histoire de la
belette et du petit lapin, je n’eus que la troisième place, certes honorable ! J’avais une préférence pour
les vers du Père Hugo. Lorsque je récitais « Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je
partirai ! Vois-tu, je sais que tu m’attends... », le maître me disait : « Arrête, tu vas nous faire pleurer ! »
Il se révéla que je ne fus brillante qu’en broderie. À tel point que l’on soupçonnait la mère de me faire
l’ouvrage. Je dus faire la preuve devant la dame qui nous enseignait les points que c’était bien mes
doigts qui étaient si agiles !

En revanche, je n’avais guère brillé lorsque, à l’approche des grandes vacances, avec un ou deux
copains de la classe, le maître nous avait invités à dresser l’inventaire des fournitures scolaires. Nous
décidâmes de piquer quelques gommes, crayons et cahiers. Tout heureux de notre exploit, nous fûmes
mis à l’index dès le lendemain, le maître nous pria de rendre ce qui appartenait à l’État ! On nous
avait dénoncés ! Pour clore l’incident, alors que je dessinais, sur la feuille blanche, une rose éclatante
semblant sortir tout droit du jardin, le maître, ironisant, se pencha sur le dessin et reconnut que je
faisais bien la « rosse » ! Je m’en voulais, mais ne risquais pas de le dire à la maison, il valait mieux que
cela ne vînt pas aux oreilles du père !

Entre deux devoirs, nous nous inventions des jeux. Il était courant, lorsqu’un de nous descendait
à la cave, que la lumière s’éteigne soudain dès qu’il se trouvait au milieu des escaliers, dans le noir. Le
temps de hurler et la lumière se rallumait.

Les amusements dehors n’étaient pas tristes, lorsqu’il m’arrivait d’échapper à la vigilance des
parents, nous nous amusions à cache-cache. Derrière les buissons le grand frère venait me tirer par
les vêtements, un jeune garçon charmant s’y trouvait comme par hasard. Celui-là même qui quelque
temps plus tard me suppliait d’aller avec lui au cinéma. Je lui répondais que c’était loin et que jamais
de la vie ma mère me laisserait y aller ! Le prétendant jouait de l’accordéon, lorsque je passais sous sa
fenêtre, cette musique m’était destinée... En tant que fille, je me trouvais bien trop brune de peau et
avec mes cheveux longs frisés. Pourquoi en voulais-je inconsciemment à ma couleur de peau ? Avais-je,
moi-même, cette crainte face aux gens à la peau un peu orangée comme moi ? Qu’avais-je ressenti,
enfoui ?

Me reviennent les rapports avec l’autorité des parents. Azzarino, l’aîné, n’en ratait pas une. Le
père ne badinait pas lorsqu’il le menaçait de prendre la ceinture et parfois de mettre ses menaces à
exécution. Ma mère se mettait au milieu. Il lui était interdit absolument de jouer au baby-foot dans
le petit bar attenant à l’unique épicerie, même si les patrons étaient les parents du meilleur copain
de classe et que tous les deux étaient d’excellents élèves. Rino, quant à lui, suivait déjà les études
secondaires. Pour bénéficier des bourses d’études nous devions consentir à devenir français. C’est ainsi
que les démarches furent faites pour la naturalisation. Une erreur de calligraphie s’étant glissée dans les
archives de l’État, voilà qu’un « i » prit la place d’un « a » en plein milieu du nom, et de Costagliola nous
devînmes Costigliola. De plus, je n’étais plus née le 20 mais le 21 mai. Il fallut exiger les rectifications.
L’intégration pour les adultes se faisait entre Italiens de régions différentes. Pour l’anecdote, lorsque
l’on continuait à traiter mon père de macaroni, il ne trouvait rien de mieux à répondre que « Moi,
au moins, j’ai demandé la nationalité française et je suis donc plus français que quelques-uns. Il y en
a qui ne peuvent pas en dire autant ! » Il était fier de sa réplique et aimait à le répéter à qui voulait
l’entendre ! Les adultes se libéraient certains samedi soirs, autour d’un apéro dînatoire. Leur langue
devenait le centre du monde, avec pour chacun son accent provincial. Ils apprirent ainsi à mieux se
connaître, ces braves Italiens venus des quatre coins de la péninsule. Ils prenaient plaisir à partager
leurs états d’âmes tout en restant très attachés à leur pays certes, mais surtout à leur région !
Quelques airs me reviennent, ces chansons du pays qui faisaient trembler les murs de notre
maison. Mon père se faisait prier pour enfin chanter les fameuses chansons napolitaines, auxquelles se
mêlaient les airs des chansons piémontaises. À son répertoire étaient inscrites Quel mazzolin di fiori,
O sole mio, Torna a Surriento, A Marechiare
. Lors des réunions dans la famille piémontaise, un oncle
enseignant entamait toujours le chant des partisans. Je garde encore intacte l’émotion à travers ce chant
pour la liberté. « Amis entends-tu... au loin... » ! À la maison nous évitions ces sujets politiques, mon
père ne voulait pas s’en mêler. Eux cependant, lorsqu’ils faisaient allusion à leur départ, semblaient
avoir fui le fascisme. Ces soirs-là, les grands nous lâchaient un peu et nous, nous les voyions sous un
autre angle, différents...

Après la naissance de la petite dernière, hélas, ces samedis s’espacèrent. Cette année-là nous ne
pûmes aller en Italie. Nous passions donc nos grandes vacances à l’atelier, les paniers à salades nous
attendaient. Mais le travail ne nous faisait pas peur. Ensemble nous n’avions peur de personne. La
même envie d’assumer la difficulté nous animait. Une certaine fierté à partager. Ensemble encore nous
avions le génie de la distraction. Nous inventions des jeux bizarres, un concours à celui qui tiendrait le
plus à compter sans respirer. Et c’étaient des éclats de rire ! Lorsqu’il y avait trop de chahut, une voix
montait et nous redevenions calmes tout en nous regardant. Le rythme revenait, nous tirions sur le
fil du dévidoir et nous étions repartis pour un tour jusqu’à ce que le fil galvanisé vienne entièrement
habiller le squelette du panier. Il était tenu entre nos jambes serrées, habillées d’un vieux pantalon du
père. Nous étions les trois aînés à travailler à la fabrique ainsi que Maria, la fille de la signora Lina. Il y
avait aussi Paul et Jeannot Moulin qui venaient de perdre leur mère. Personne ne pensait à se plaindre.
Pourtant je languissais la rentrée, en septembre j’allais enfin aller au centre d’apprentissage, bien
sûr pour y passer les CAP de couture et d’art ménager. Au fur et à mesure, j’avais l’impression de
grandir dans une autre atmosphère. On me prenait un peu plus au sérieux grâce à mes bons résultats
au lycée professionnel. On m’acheta alors un vieux vélo d’occasion que l’on repeignit avec la seule
peinture antirouille argentée qui donnait l’impression du neuf. C’est ainsi qu’avec lui, je roulais vers la
liberté !

" Ho fatto il mio coraggio "

" Ho fatto il mio coraggio "

Cette étude porte sur un documentaire intitulé Ho fatto il mio coraggio, réalisé en 2008 par Giovanni Princigalli et Francesco Fasiolo à Montréal et publié sur le site internet du quotidien italien La Repubblica le 8 octobre 2009. C’est une série de témoignages d’Italiens, des hommes et surtout des femmes, qui ont émigré au Canada. Leurs propos sont entrecoupés de documents d’archives : des photos appartenant aux personnes qui parlent, des vidéos, des images ou de la musique permettent d’illustrer leur récit. Elles racontent quelles furent leurs motivations, les conditions et les conséquences du voyage qui pour chacune changea sa vie. Âgées d’environ soixante-dix à quatre-vingts ans, elles font aussi le bilan de leur vie dans leur pays d’accueil. Ces personnes sont venues du sud de l’Italie et firent partie de la dernière grande vague d’immigration italienne qui débuta après la Seconde Guerre mondiale, immigration qui fut attestée dès le XVIIe siècle au Québec. Pendant la guerre, le Canada interdit l’immigration italienne en raison du régime fasciste en Italie et cette interdiction ne fut levée qu’en 1947. En 1949 les Italiens commencèrent véritablement à affluer au Canada, vers les grandes villes, pour trouver un travail. 

C’est sur les témoignages des femmes que nous allons surtout nous pencher. Il semble utile de souligner que leurs propos furent sûrement influencés, entre autres, par les conditions dans lesquelles se déroula l’interview et par la personnalité plus ou moins introvertie de chacune. Nous essaierons malgré tout de discerner au mieux ce que chacune a voulu exprimer. 

L’écoute de ces témoignages nous permet de constater que les expériences d’immigration ont des caractéristiques communes et, en même temps, que chacune a vécu les événements de sa vie de manière singulière. Nous allons donc tout d’abord examiner comment elles nous racontent la période de leur départ, puis nous mettrons en relief les principales caractéristiques de leur vie d’immigrée une fois arrivées dans le pays d’accueil, enfin nous analyserons la manière dont elles ressentent leur immigration à l’âge de la retraite. 

L’éventualité du départ : un choix ?

Les femmes de ce documentaire ont tout d’abord été confrontées à une première question : celle du départ. C’est souvent soudainement que ces femmes apprirent qu’elles seraient peut-être amenées à quitter leur pays pour le Canada. Cette question provoqua une intrusion dans leur vie, quand leur adolescence s’achevait à peine. Vivant dans un milieu rural et assez pauvre, la plupart d’entre elles avaient vu d’autres filles de leur voisinage immigrer à l’étranger. Elles-mêmes menaient une vie monotone : le changement ne faisait pas partie de leur vie. Certaines travaillaient la terre avec leur famille, comme ce fut le cas de Rosa. Par ailleurs, elles n’avaient aucune idée du monde extérieur, en dehors de leur région ou de leur pays. Ainsi, cette idée d’un départ pour la vie vers un ailleurs totalement inconnu engendra chez toutes des émotions très fortes. 

L’on peut alors séparer leurs expériences suivant que les femmes eurent à faire face au doute ou pas. En effet, le doute suggère l’idée de pouvoir faire un choix, or toutes n’eurent pas cette liberté. Se distinguent les expériences d’Angela et de Rosa par rapport à celle d’Antonietta. En effet, Angela, interrogée au début du documentaire, résume toute la période avant son départ en une seule phrase : « Je ne me suis pas demandée si mon mari était bon ou gentil, je suis juste venue au Canada », qui nous fait clairement comprendre qu’elle n’eut pas le choix. Rosa, quant à elle, s’exprime moins directement mais laisse sous-entendre qu’il n’y avait pas d’alternative : « Pour être honnête, je n’avais pas l’intention d’immigrer au Canada ». En revanche, Antonietta a d’abord refusé plusieurs fois avant d’accepter : « J’ai continué à dire “non, non, non” et finalement j’ai décidé de venir ici ». Ces refus successifs et ce changement d’avis brutal témoignent de ses hésitations, pas non plus d’un véritable choix.

Deux autres témoignages, celui de Lina et Maria, montrent que la réponse s’imposait à ces femmes comme une évidence. Lina explique : « j’avais envie de partir car il y avait trop de misère, j’avais eu trop de problèmes ». Maria, quant à elle, invoque une raison qui semble plus optimiste : pour elle, « nous sommes comme des oiseaux » et quand on grandit il faut « déplier ses ailes et s’envoler ». 
Si tant est qu’on ait laissé à ces femmes la possibilité à un moment d’exprimer leur avis sur la question du départ, chaque alternative s’avérait remplie de composantes négatives. Leur libre arbitre les poussa alors sans doute à préférer la situation qui semblait comporter le moins de désavantages pour elles, et donc à partir.

La question du mariage et sa représentation dans l’esprit des futures émigrées

Si les femmes interviewées dans ce documentaire disent aussi avoir émigré au Canada dans l’espoir de meilleures conditions de vie, la première cause était, pour chacune, le mariage avec un immigré italien qui habitait déjà au Canada. L’image préalable qu’elles se faisaient de ce type d’union fut donc cruciale dans leur appréhension du changement de vie qui s’imposait à elles.
Pour celles qui l’ont précisé, leur mariage était un mariage arrangé entre les parents des deux futurs conjoints. Par contact postal, le père du futur époux entrait en correspondance avec le père d’une jeune femme. Les deux familles échangeaient alors généralement des photographies des deux futurs époux afin de décider si chacun leur convenait. Comme le dit Antonietta, « certains paraissaient plaisants sur les photos ». 

Certaines jeunes femmes eurent la liberté de correspondre avec leur futur époux avant le départ. Si Angela n’eut guère de contact avec son mari et n’eut guère le choix de s’interroger sur son futur mariage, en revanche Antonietta et Lina semblent avoir entamé une relation sentimentale avec leur futur mari avant leur départ. Antonietta lit une lettre d’amour de son futur mari dans laquelle il lui déclarait ses sentiments et Lina nous fait part de quelques mots que lui écrivit son mari : « Lina chérie, vous serez ma compagne pour toute la vie ». 
Antonietta se démarque aussi parce qu’elle eut apparemment la liberté de dire à ses parents et à ceux de son futur mari : « quand j’aurai dix-huit ans, je viendrai et j’amènerai tous les documents, au bout d’une semaine je serai prête pour le mariage, mais j’y vais libre et votre fils aussi ! ». 

On peut s’interroger ainsi sur les représentations du mariage que pouvaient avoir ces très jeunes femmes d’environ dix-huit ans, parfois moins (Antonietta), lors de l’annonce de leur mariage potentiel. Cette vision est encore idéalisée du fait de leur jeune âge. Antonietta montre ainsi qu’elle fut très touchée par les lettres d’amour de son mari et ne doute pas un moment que s’il lui payait son voyage, c’était « parce qu’il voulait vraiment qu’elle vienne ». On distingue en filigrane une certaine naïveté qui lui fait penser qu’elle a été exclusivement aimée pour sa personne, les sentiments ayant pu ne pas être pas aussi exaltés de l’autre côté de l’Atlantique car son mari dit seulement avoir trouvé sa femme « pas mal » sur la photo. Antonietta semble ainsi ne pas avoir pu résister aux mots doux de son futur époux mais, lucide, elle explique qu’elle ne donna son accord pour le mariage qu’après une semaine passée au Canada : « trop de filles à cette époque était malheureuses ».

Ainsi, mis à part pour Angela qui n’eut visiblement aucune liberté de pensée, chaque femme, tout en idéalisant le mariage, puisa en elle-même, de par son expérience et son éducation, l’idée d’une possible inadéquation de ses sentiments avec la réalité.

Le départ : premières sensations de l’action 

Pour toutes ces femmes, le départ se caractérise par l’adieu à la famille, le trajet jusqu’au port, l’embarquement à bord du bateau et la traversée. Elles n’ont pas toutes donné de détails sur cet épisode de leur vie mais, même lorsqu’elles n’en ont donné que très peu, ce qu’elles ont exprimé est globalement marqué par un extrême déchirement. On peut même penser que cette période de leur vie fut la plus traumatisante car c’est là qu’elles durent vivre l’enclenchement du phénomène qui allait changer leur vie. C’est par l’action qu’elles entrèrent dans l’irrémédiabilité la plus concrète.

Les adieux à la famille furent la première étape. C’est ce qui les entraîna dans un engrenage de situations devant lesquelles elles ne pourraient plus reculer car elles quittèrent les seules personnes qui pouvaient encore jouer sur la situation. Pour les membres de la famille, c’était aussi un grand déchirement : les parents étaient conscients des dangers encourus par un tel voyage et ils devaient avoir à l’idée ce qu’allait être la vie de leur enfant au Canada. Rosa témoigne qu’elle vit son père pleurer pour la première fois. Quant aux frères et sœurs, s’ils étaient assez âgés, ils devaient aussi être inquiets du futur de leur sœur. S’ils étaient plus jeunes, ils devaient augmenter le tragique de la scène par leurs pleurs marqués par l’incompréhension. Lina raconte par exemple que lorsqu’elle partit « ses sœurs étaient au balcon et pleuraient ». Ainsi une jeune femme qui partait devait à la fois faire face à sa souffrance et à celle de son entourage et malgré tout prendre part à l’action. Nous en voyons notamment les séquelles chez Antonietta qui, cinquante ans après avoir quitté les siens, nous dit « ce n’était pas facile quand j’ai quitté mes parents... » et se met à pleurer. Sa réaction exprime bien l’euphémisme qui caractérise ses propos.

Mais si ce fut un moment extrêmement difficile, le départ ne signifiait pas forcément le même type de séparation. Si, pour Rosa, cela signifiait apparemment une rupture totale car elle « ne repassa jamais un Noël avec [sa] famille », pour Antonietta la séparation fut moins totale car son père lui dit : « si tu y vas, je viendrai te voir. Je n’en ai pas besoin mais je viendrai te retrouver », ce qu’il fit un an après.
La deuxième étape fut le voyage du domicile familial jusqu’au quai du navire. Sur ce trajet, nous ne possédons que le témoignage d’Antonietta, mais il est significatif. En effet, dans le documentaire, elle montre une photo de personnes, celles qui l’ont « emmenée » à Naples, « on a dormi à Naples » ajoute-t-elle. Ces gens lui étaient peu familiers et le trajet fut assez long pour durer plus d’une journée, ce qui devait laisser place à l’angoisse et à la solitude.

Ensuite, les femmes devaient embarquer à bord du bateau qui allait les mener jusqu’au Canada. Là s’accomplissait l’entrée dans un univers inconnu, à ce moment matérialisé par l’océan. Les femmes l’expriment tout à fait dans leurs propos. Ainsi, Antonietta nous dit que ces personnes qui l’ont emmenée jusqu’au quai de son bateau « sont restées là-bas et [qu’elle est] partie sur le bateau », évoquant clairement la séparation spatiale qui fut caractéristique de ce moment. De plus, on ressent dans cette description imagée l’empreinte que cette situation a dû laisser dans sa mémoire : ce n’est pas la trace d’un phénomène flou dont les sensations seraient diffuses mais plutôt un souvenir parfaitement net et si important qu’Antonietta en a gardé jusqu’aux traces visuelles. Lina nous livre aussi un témoignage rempli d’émotion sur ce moment : « Madonna, si j’avais su, je n’aurais jamais mis les pieds sur ce bateau ». Elle explique pourquoi : « car après, une fois cela accompli, on ne pouvait plus s’en aller », « je voulais juste m’enfuir en courant, c’était impossible ». C’est donc aussi le sentiment d’être prise dans un piège qui s’était déjà refermé, qui a pu être ressenti chez ces femmes. 

Enfin, la traversée fut la dernière étape avant l’accostage. Ce fut un long moment, plus d’une dizaine de jours, où les femmes étaient livrées à elles-mêmes. Lina nous en fournit un témoignage très important. Elle nous dit combien la traversée était difficile d’un point de vue physique : « quand on atteignit l’océan, le navire commença à tanguer et je commençai à vomir ». Son moral était atteint : elle ne sortait presque pas de sa chambre et ne mangeait plus à tel point qu’un garçon de service lui dit un jour : « vous allez mourir sur ce bateau ». On ressent ainsi à travers son expérience la souffrance qui a dû s’emparer d’elle toute entière. C’est une véritable désorientation qui devait toucher toutes ces femmes. 

D’autre part, la traversée est caractérisée par un autre type de sensations fortes : le renversement de certains a priori et la découverte d’un monde nouveau. Ainsi, nous retrouvons tout au long du discours de Lina des exclamations qui expriment combien elle fut étonnée par quasiment tout ce qu’elle vit : « la mer était si énorme ». Lina explique d’ailleurs clairement sa découverte par ces termes : « vous voyiez un tas de choses étranges ». Cette exploration aurait pu être ressentie positivement dans certaines conditions tandis qu’ici elle vient amplifier l’angoisse de Lina, expliquant son choix de rester cloîtrée dans sa chambre, seul repère de type terrestre.

La résignation et l’idée de l’avenir devant soi

À leur arrivée, les femmes immigrées devaient être empreintes du sentiment qu’après un si long voyage et tant d’épreuves traversées, le retour en arrière était véritablement inenvisageable. Lina rapporte qu’elle s’était dit à elle-même : « je dois m’y habituer, je dois vivre ici ».
Ces femmes n’avaient donc plus qu’à accepter de penser leur avenir au Canada. Elles s’efforcèrent alors certainement de discerner les bons côtés de la vie dans le nouveau pays. Ainsi, plusieurs femmes nous relatent qu’elles constatèrent la réalisation de quelques promesses d’une vie meilleure au Québec. Antonietta admet que, lorsqu’elle est arrivée, elle était « contente car [son mari] avait déjà acheté les meubles ». Dans le documentaire, juste après cette phrase, on voit un exemplaire d’un catalogue de l’époque où sont mis en valeur des produits électroménagers de toutes sortes. On imagine comme l’aménagement de sa nouvelle maison a pu l’impressionner. Rosa, quant à elle, évoque l’abondance de nourriture et dit que « c’est vrai, c’est vrai [...] en Italie il n’y avait pas une telle abondance ». On ressent qu’une possibilité d’idéalisation et donc d’espoir fut donné à la plupart des femmes à leur arrivée.

De plus, le mariage amenait une véritable perspective dans leur vie. La cérémonie leur permettait une reconnaissance dans la société et cela représentait aussi des responsabilités. Le mariage pouvait donc constituer une étape de leur reconnaissance dans ce nouveau pays. Leur avenir perdait peut-être un peu de son caractère nébuleux. Bien sûr, ce ne fut pas le cas pour toutes les femmes car Angela, par exemple, eut affaire, dès son arrivée, à un mari jaloux et sévère. Mais l’image positive du mariage concerne la grande majorité de ces femmes et la vocation du mariage restait inchangée quelle que soit la personnalité du conjoint puisque définie juridiquement.

La vie de famille : le rôle du conjoint et les souffrances endurées

Le conjoint a un rôle très important pour ces femmes. En effet, c’est pour le rejoindre que chaque femme a traversé l’Atlantique et il est le seul point de repère dans les premiers temps. Un des moments les plus forts qui illustre le lien quasi vital au sein de chaque couple, dès l’arrivée de la femme, est celui de leur première rencontre. Ainsi, Lina raconte que quand elle est descendue du train, son futur mari a couru vers elle, ils se sont serrés dans les bras et embrassés et que « c’était un vrai baiser d’amour ». L’amour semble ici être la source d’un profond étayage pour elle.

Comme nous l’avons déjà souligné, les femmes interviewées dans ce documentaire n’ont apparemment pas toutes eu des relations du même ordre avec leur époux respectif. Ainsi, Angela témoigne d’un mari qui était jaloux quand elle s’habillait bien, si elle parlait à quelqu’un et qui l’a finalement trompée. On remarque que sa vie conjugale ne fut guère un soutien pour elle. Elle nous transmet en plus que cela ne fait que quatre ans qu’elle peut vivre la vie qu’elle aurait voulu vivre, depuis le départ de son mari, peut-on comprendre grâce au contexte. Nous pouvons inférer que son mari amplifia profondément la souffrance de son immigration. Au contraire, Antonietta, qui est interviewée aux côtés de son mari, semble plutôt complice avec lui. Elle nous dit d’ailleurs qu’elle a « eu une vie heureuse ». De plus, il y a un passage de l’interview où l’on sent qu’un lien particulièrement fort unit ces deux époux. Lorsqu’Antonietta nous évoque sa séparation d’avec ses parents, la caméra se tourne vers son mari qui est aussi au bord des larmes et embarrassé comme s’il se sentait coupable d’avoir fait venir sa femme au Canada. Rosa témoigne aussi : « heureusement mon mari était bon avec moi, j’ai eu des enfants ».

Ces enfants, les femmes n’en parlent pas vraiment. Ils sont évoqués quand elles parlent de leurs dépenses ménagères de l’époque, mais on n’en apprend globalement pas plus. Quand bien même ces femmes continuent à voir leurs enfants adultes fréquemment, ils ne partagent pas la même expérience de vie que leur mère. Elles ne rencontrent donc peut-être pas l’opportunité ou la facilité de partager des émotions liées à leur statut d’immigrée avec eux.

La vie professionnelle : un engrenage « anti-identité »

Dans le début de la deuxième partie de ce documentaire, plusieurs femmes assises autour d’une table sont interviewées. Elles ont été pour la plupart ouvrières dans l’industrie et nous font partager leur expérience. Nous bénéficions aussi de la présentation de plusieurs documents vidéo d’archives qui illustrent leurs propos. Elles évoquent quasiment toutes le fait qu’elles ont dû produire un revenu pour le foyer ou aider dans le restaurant familial. Ainsi, ces femmes durent travailler avant tout pour accroître les revenus de leur foyer. Comme le fait remarquer Lina, les enfants « ne pouvaient grandir sans aller à l’école, contrairement à leurs parents », ce qui supposait des moyens financiers. 

Ce travail leur fut imposé et elles durent commencer le plus tôt possible après leur arrivée. Ainsi, Rosa témoigne qu’elle est arrivée le samedi et que le lundi elle travaillait déjà au restaurant. Pour les ouvrières, les conditions étaient, comme dans toute manufacture à l’époque, très difficiles : les femmes, comme on le voit sur les vidéos d’archive, étaient enserrées entre des tables de travail, elles devaient faire beaucoup d’heures chaque jour pour un salaire très bas et leurs supérieurs pouvaient facilement faire pression sur elles. Maria raconte qu’elle n’a jamais pris ses quinze minutes de pause parce qu’elle avait besoin des « dix nickels » qu’elle aurait perdus en faisant des pauses pendant la journée. On prend conscience de la précarité de sa situation. De plus, elle nous relate le harcèlement moral qu’opérait son supérieur qui lui reprochait de travailler trop vite. Ainsi même si elle voulait gagner plus, elle ne le pouvait autant qu’elle le désirait. On voit à quel point cette situation précaire allait jusqu’à l’absurdité la plus révoltante. Les conditions de travail étaient donc non seulement difficiles physiquement mais aussi moralement. Maria et les nombreuses femmes qui vivaient les mêmes expériences devaient endurer un surmenage physique et psychique la journée et le soir être obligées de s’occuper de leur foyer. Elles n’avaient pas de temps libre pour elles-mêmes. Elles tendaient à devenir des robots qui n’avaient plus la force de penser. Les conditions de travail qu’elles devaient affronter étaient une négation de leur identité.

Mais, un contre-exemple vient en la personne de Giuseppina. En effet, elle s’oppose catégoriquement à Maria en exprimant qu’elle prenait toujours ses dix minutes de pause et qu’il lui importait peu de gagner un dollar en moins car « c’était [s]a vie ». On prend conscience ici que certaines femmes, malgré l’environnement déplorable dans lequel elles devaient vivre, étaient capables d’imposer une part de leur identité au monde qui les entourait. Giuseppina sentait peut-être que ces journées toutes similaires composaient une grande partie de sa vie et qu’elle devait donc se battre pour garder un peu de prise sur cette situation. Mais, on peut douter que Maria et Giuseppina aient enduré exactement la même intensité de difficulté car on a vu qu’en plus de la force qu’elles eurent en elles-mêmes, beaucoup de facteurs contextuels pouvaient modifier totalement leur appréhension de la vie. On peut tout de même penser que la personnalité de chaque femme joua certainement beaucoup sur sa perception de sa vie. Maria prône par exemple le « sacrifice » à tel point qu’elle semble se nier elle-même.

La retraite : quand l’identité ressurgit malgré soi

Lorsqu’advient la retraite, les enfants grands et partis du foyer, les femmes ont une somme de tâches bien moins lourde à accomplir chaque jour. Leur mari, quand il vit encore, est généralement lui aussi à la retraite. Les conjoints se retrouvent alors face à des conditions de vie commune tout à fait différentes de celles des années antérieures. En général, ils sont amenés à être confrontés l’un à l’autre quasiment en permanence. Le stress conséquent à la pluralité de tâches à effectuer est réduit et les conversations peuvent portent sur des thèmes plus plaisants qu’avant. L’esprit étant moins sollicité, il peut vaquer selon le cours de sa réflexion naturelle. De plus, la fin de vie s’approchant la quête identitaire peut se faire plus intense. C’est ainsi que pour beaucoup de femmes, les réflexions à propos de leur immigration rejaillissent en masse. 

Mais si pour certaines cela pourrait être la concrétisation d’un épanouissement personnel, pour les femmes de ce documentaire, cette identité qui refait surface est globalement désagréable. 

Surgit tout d’abord le problème de la mémoire car leur identité ayant été bafouée pendant de nombreuses années leurs souvenirs ont été relégués à une zone très profonde de leur mémoire. Il est donc difficile pour beaucoup de femmes d’y accéder. Par exemple, Anietta dit se souvenir de son village natal seulement « comme dans un rêve ». Face à cette impossible re-mémorisation précise et véridique, les femmes peuvent ressentir une terrible angoisse. Elles prennent conscience qu’elles ne se connaissent plus beaucoup elles-mêmes et qu’étant loin de leurs proches, dans l’espace et dans le temps, personne ne pourra les aider à reconstruire cette identité qu’elles ont laissé échapper. Cela n’est pas démontré dans le documentaire mais au vu des phrases de certaines femmes, comme Anietta, on peut penser que ces femmes ont déjà éprouvé cette angoisse de manière plus ou moins intense lors de leur retraite. 

De plus, ces femmes à qui beaucoup de choses ont été imposées d’une manière ou d’une autre, sont confrontées à la difficulté de faire face émotionnellement au bilan de leur vie. En effet, celle-ci fut pour beaucoup semée de souffrances, dont elles n’ont toujours pas guéri. Antonietta en témoigne lorsqu’elle nous dit : « et j’essaie de ne pas y penser mais j’y pense toujours ». Le ton de sa voix est alors très triste et l’on sent que c’est comme un fardeau pour elle, qu’elle aimerait presque pouvoir tout oublier.

Mais, dans ce documentaire, il y a une personne qui semble beaucoup moins souffrir de son identité face à la retraite : Giuseppina. En effet, elle sourit durant toute l’interview et elle n’évoque pas de points négatifs concernant sa vie, elle souligne même qu’elle n’a jamais eu de problèmes. Cela n’étant peut-être pas très réaliste, on peut imaginer qu’elle fut aidée par une vision optimiste de la vie. De plus, on la voit en train de tricoter, elle nous dit alors qu’elle tricote une couverture parce qu’à son âge les femmes en ont besoin. On peut interpréter cela comme une sorte d’épanouissement : Giuseppina réussit à profiter de l’instant présent, elle ne reste pas en permanence dans le passé, dans les regrets. De la même manière, elle ne prend pas vraiment part aux conversations protestataires de ces semblables. On observe aussi qu’elle parvient à construire des choses, à son âge, car même si ce n’est qu’un tricot, cela dénote un esprit créatif. On peut penser que c’est justement parce qu’elle n’a jamais gravement coupé le lien avec son identité et parce qu’elle a toujours réussi à exister dans le présent, en adéquation avec elle-même. 

Lina est longuement interviewée dans ce documentaire. Nous étudions le passage où elle nous parle de son présent, en 2008. On voit Lina devant sa maison qui nous explique tout d’abord que, pour son mariage, c’est sous le porche devant lequel elle se trouve que les époux ont été pris en photos, avec la famille. Cela semble un souvenir plutôt positif dans sa mémoire. Mais elle nous indique ensuite que cela fait deux ans que son mari est mort et qu’elle se sent désormais « comme un arbre seul ». Le contraste entre les deux phrases est flagrant. Il nous montre tout d’abord à quel point les sentiments qu’elle ressent à présent sont différents de ceux qu’elle a pu éprouver quelques années plus tôt. Il nous révèle aussi à quel point une femme, qui fut un temps entourée par une famille, se retrouve seule et se sent perdue. Enfin, ces propos antithétiques introduisent la description que Lina va nous donner de sa vie présente. Il faut préciser que pour Lina la retraite n’est, semble-t-il, très dure à vivre que depuis que son mari est parti. En effet, elle évoque les expériences qu’ils eurent ensemble par des termes mélioratifs et l’on sent vraiment qu’elle souffre parce qu’elle n’a plus le soutien de celui-ci. Elle nous fournit alors une métaphore poignante de sa vie : « vous voyez, toutes les fleurs sont flétries » nous dit-elle en montrant son jardin, rappelant ainsi que les femmes qui immigrèrent durent aussi endurer les souffrances communes de la vie. 

Toutes les femmes de ce documentaire eurent à faire face à plusieurs événements très semblables durant leur vie. Elles ont notamment toutes été contraintes, d’une manière ou d’une autre, au départ, elles ont effectué le même type de voyage et elles ont globalement dû endurer des conditions de vie précaires et un environnement de travail difficile. Mais, chacune vécut cela d’une manière singulière en raison de la variabilité, même infime, des conditions dans lesquelles ces évènements eurent lieu. Leur personnalité et leur histoire personnelle les amena aussi à percevoir et à garder en mémoire tout phénomène d’une façon unique. Au travers de ces témoignages, on retient tout de même l’extrême souffrance que ces femmes ont éprouvée tout au long de leur vie et qui, chez beaucoup d’entre elles, persiste intensément. Souffrances de la vie, aggravées sans doute par le déracinement de la migration. Leur vie de tous les jours est alors tourmentée par des sensations et des souvenirs qu’elles n’ont pu assimiler harmonieusement. Pour elles, le processus d’immigration ne sera peut-être jamais fini.

Néanmoins, si très peu de ces femmes ont accédé à un semblant d’épanouissement, certaines continuent cette quête, notamment en organisant un retour au pays. C’est dans un contact direct avec leur terre d’origine et avec leurs valeurs les plus profondes, celles qui leur ont été transmises pendant leur enfance, qu’elles espèrent retrouver une partie de leur identité égarée. On peut se demander si la culture canadienne, avec laquelle elles furent en contact pendant si longtemps, n’influencera pas considérablement la vision qu’elles se feront de leur pays et donc d’elles-mêmes. Une femme immigrée possède en fait une identité vraiment à part : n’est-elle pas entre deux terres sans véritablement n’appartenir à aucune d’elles ?

"Montre-toi si tu est un homme !"

"Montre-toi si tu est un homme !"

L’histoire familiale de France est pleine d’anecdotes captivantes et tristes. Elle sait bien les raconter,
cette petite dame élégante. Je suis tout de suite séduite par sa joie pétillante, son rire clair et les gestes
vifs avec lesquels elle accompagne son récit. Séduite bien sûr aussi par le vrai café italien dont le parfum
aromatique embaume l’air de la maison et par les biscuits italiens, des cantuccini et des amarettini,
que son époux Gabriel a posés pour nous sur la table.

« Parle-moi un peu de ta famille italienne, s’il te plaît », demandai-je en commençant notre
entretien pour lequel je me suis précipitée deux fois à Sète, la ville natale de France. Étant la fille d’une
mère toscane et d’un père de parents calabrais, elle est une oriunda italienne. Elle a grandi avec, du
côté toscan, l’ambition de vouloir réussir en France, la terre adoptive de sa famille. C’est ce qui explique
aussi son prénom, un remerciement de la part de sa mère à l’Hexagone d’avoir été un pays accueillant
et d’avoir permis un meilleur avenir à sa famille. Cette ambition a voulu aussi que sa grand-mère fasse
toujours en sorte de ne pas parler italien avec France, jusqu’au jour où celle-ci a protesté : Ma nonna,
io capisco già tutto
! Ce besoin d’entretenir ses origines, de faire ressortir cette identité génétique se
reflète dans la décoration de sa maison sétoise : partout, on aperçoit des photos de Venise et des cartes
de la Péninsule collées aux murs, les bibliothèques sont pleines d’encyclopédies et de livres italiens.

– Est-ce que tu te définis plutôt française ou plutôt italienne ?
– Quand les gens veulent savoir d’où je viens, je me présente toujours comme toscane ;
et aussi française ; mais mon père était calabrais. Si je devais choisir une nationalité, ah,
c’est difficile parce que ce sont deux cultures... je resterais française, je ne trahirais pas. Mais
les deux cultures m’ont éduquée. Je suis bi-culturelle. Quand même, je me sens partagée
en deux. Je suis née en France, mais mon cœur est en Italie. S’il y avait une guerre, je
protégerais les deux pays. Ma mère Adima, qui est venue ici quand elle avait deux ou
trois ans, m’a dit qu’elle se sentait toujours déracinée comme une plante. Elle se sentait
différente par rapport aux autres ici en France. Elle était très liée à l’Italie, elle en avait la
nostalgie et voulait toujours y aller. Peut-être m’a-t-elle transmis cela.
– Est-ce que tu peux me raconter les circonstances dans lesquelles ta mère est venue
ici ?
– Mes grands-parents viennent de Toscane, d’Asciano près de Pise. Ma grand-mère
Francesca me parlait de la misère. Par exemple quand la belle-soeur de mon grand-père
Alfredo était enceinte, avec sa famille, ils souffraient tellement de la famine qu’elle a dû
manger de l’herbe. Une fois, ils ont trouvé une pomme de terre. Ils l’ont mise à cuire dans
le feu. Soudain un oncle arrive ; peut-être avait-il senti l’odeur. Pour cacher la pomme de
terre, la femme enceinte l’a mise, toute brûlante, sous sa robe. Elle s’est brûlé la poitrine. Tu
vois, ils sont tous venus en France à cause de la famine. Mais il y avait surtout la situation
politique. Les Toscans sont des gens très têtus et ils réfléchissent beaucoup, voilà les raisons
pour lesquelles ils étaient contre un gouvernement injuste. Mon grand-père Alfredo est
parti pour la guerre en 1914, contre l’Autriche. Il a participé entre autres à la bataille de
l’Isonzo, tu en as entendu parler, je pense. Le jour où mon grand-père est revenu de la
guerre, son père était assis sur une pierre et attendait son fils. Quand il l’a vu, il s’est mis
à pleurer. Voilà pourquoi mon grand-père savait toujours m’expliquer l’histoire de l’Italie.
Parce qu’il en faisait partie. Pendant l’hiver, mon grand-père était maçon et pendant l’été il
travaillait dans les champs. Son épouse Francesca était issue d’une famille plus aisée, son
père possédait des oliveraies.

France me montre une grande photographie ancienne de sa grand-mère avec ses parents, encadrée
et attachée au mur. Entre la mère assise, vêtue d’une longue robe d’une étoffe épaisse et noire, et le
père, debout et habillé d’un complet noir, on voit la petite Francesca, âgée d’environ deux ans.
France continue son récit.

Mon grand-père Alfredo était contre le régime fasciste et les gens connaissaient ses
opinions politiques. Il était socialiste et dérangeait tout le monde parce qu’il ne pouvait
pas accepter Mussolini. Avec les royalistes, il n’avait rien de commun non plus. Un soir,
probablement en 1922, son ami Ruberti, je ne me rappelle plus son prénom, vient chez
mon grand-père et lui annonce : « Ce soir, on va te fusiller si tu ne pars pas tout de suite. »
Ruberti et Alfredo avaient les mêmes idées politiques et ils travaillaient ensemble sur le
même chantier. Mon grand-père a donc dit à sa mère Giulia et à son épouse Francesca
qu’il devait quitter la maison en laissant les deux femmes et son enfant, ma mère. Ma
grand-mère ne voulait pas qu’il parte. Et là, les fascistes ont commencé à tirer contre les
fenêtres et ont crié : « Montre-toi si tu es un homme ! » Mon grand-père voulait sortir
pour les affronter mais sa jeune femme l’en a empêchée. Il est parti avec Ruberti pour
Livourne, ville portuaire située à quarante kilomètres d’Asciano. Là-bas, il y avait un réseau
de volontaires qui aidaient les réfugiés politiques à s’enfuir en bateau. Ils leur donnaient
des billets de transport. Pendant la fuite vers Livourne, il est arrivé un moment où mon
grand-père a dû se cacher et rester un moment sous l’eau. Il a pris un tuyau pour respirer.
Il est parti sans passeport, sans rien, seulement avec les vêtements qu’il portait. En arrivant
à Marseille, il a vu la police sur le quai. Il m’a dit qu’il a failli s’évanouir... Heureusement,
il y avait des personnes du réseau politique qui ont fait semblant de le reconnaître et l’ont
emmené avec elles. Les premières nuits, Alfredo et Ruberti ont dormi dans une auberge,
mais il faut que tu imagines l’endroit comme un sous-sol préparé exprès pour les réfugiés,
avec plusieurs couchettes. Le lendemain déjà, les deux amis sont envoyés sur un chantier
et un certain M. Dumas a donné du travail à mon grand-père. Cet homme lui a dit que
s’il travaillait bien, il lui fournirait des papiers et une carte d’identité. Au bout de deux ans,
grâce à son zèle, il a obtenu un permis de séjour et a pu faire venir sa famille.

Au deuxième entretien, je demande à France pourquoi elle m’a d’abord parlé de sa famille
maternelle et pas de celle de son père. Voici ce qu’elle m’explique :

Ma mère est née en Italie, mais mon babbo est né en France. J’ai un lien plus fort
avec ma mère et avec mes grands-parents maternels parce qu’ils ont eu la bonté de nous
héberger, mes parents et moi, dans leur maison. C’était un endroit moderne pour cette
époque-là. Nous habitions dans l’appartement du haut, donc nous vivions pratiquement
ensemble. Nous partagions tout puisque nous étions dans la même maison. C’était un
partage de choses et aussi d’idées. Leur goût pour la culture m’attirait beaucoup plus...

Dans la famille de mon père, c’étaient des méridionaux. Ils étaient déjà huit chez eux.
Ils étaient moins cultivés, ils ne lisaient pas beaucoup. Ils m’intéressaient moins parce que
je ne me sentais pas comme eux. Ils pensaient être sortis des pires conditions de vie et
pouvoir désormais se laisser vivre... c’est le fait d’être arrivé quelque part et puis de ne
plus rien vouloir changer. Ils étaient pêcheurs, mais moi je ne voulais pas être modeste. Je
voulais toujours être parmi ceux qui dirigent.

Elle me montre encore une photographie, cette fois-ci du grand-père paternel. Sur l’image on voit
un jeune homme au visage mince, avec des grands yeux qui regardent dans une direction inconnue et
une petite moustache au-dessus de la bouche fermée. Il est habillé en costume marin.

Mon grand-père paternel était plus âgé qu’Alfredo. Il était pour les Bourbons, c’est-à-dire
qu’il était monarchiste. Il a fait carrière dans la marine quand il était jeune. Un jour,
en cachette, il a revêtu l’uniforme du commandant et s’est rendu chez le photographe.
Malheureusement le commandant a trouvé la photographie. Il a fait venir mon grand-père
et lui a demandé depuis quand il était commandant. Mon grand-père lui a répondu qu’il
avait voulu offrir la photographie à sa famille. Il parlait un français magnifique et sans
accent. Ma mère le respectait. Il avait des frères et des sœurs qui sont venus en France
aussi. Les frères de mon grand-père étaient pêcheurs. En Italie, ils séchaient des figues
qui servaient à s’alimenter pendant l’hiver. Ils les vendaient aussi, mais cela ne rapportait
rien. C’était une vie très modeste mais ils se sont débrouillés. Après la mort de sa première
femme, mon grand-père en a eu marre de la pauvreté et il est parti avec son fils orphelin à
Gênes. Il a pris le bateau pour la France, c’était un choix et pas une fuite précipitée comme
dans le cas d’Alfredo. C’était plus facile de s’en aller, alors il est parti tranquillement et s’est
installé à Sète. En France, il a connu la mère de mon père, elle aussi originaire d’Italie
du sud. Mais son premier fils restait toujours le préféré parmi tous les autres enfants. Il
était toujours en tête de table. Puis il s’est cru le chef de la famille et il commandait ses
sœurs. Elles le craignaient. Il y avait aussi le frère de ma grand-mère paternelle, l’oncle de
Marseille. Quand j’étais enfant, il est venu nous rendre visite. Il aimait beaucoup s’habiller
d’une manière élégante. Quand il est rentré chez lui, on a cherché une ceinture mais on ne
l’a pas retrouvée. C’est l’oncle de Marseille qui l’avait prise : l’art de l’arrangiarsi. Toute la
famille du sud est venue en France, il n’y a plus personne en Italie. »

Il est tard et il faut que je prenne bientôt le train à la gare de Sète. L’époux de France, Gabriel, nous
demande de nous dépêcher, « France ! Vite, sinon elle va rater son train ! » Il met les biscuits restants
dans un petit sachet qu’il noue en me disant : Tieni... Dai ! Prendi pure. Accroché au mur, à côté du
bureau, je remarque un petit cadre : « Certificat : Meilleur oncle au monde ». Il me reste encore le
temps de demander à France si elle et sa famille ont eu à subir le racisme ici. Elle répond que non, mais
elle a une dernière anecdote à me raconter :

Quand j’étais petite, dans un journal il était question d’un crime et on recherchait
activement le suspect, un individu de type transalpin. J’ai demandé à mon grand-père ce
que c’était, un individu de type transalpin. Il a hésité, m’a regardée et a répondu : « C’est
moi, le type transalpin. »

Souvenirs lacunaires à la quatrième génération

Souvenirs lacunaires à la quatrième génération

J’ai rencontré un bon ami à moi pour qu’il me raconte ce qu’a vécu son arrière-grand-mère, que
nous appellerons Antonella, lorsqu’elle a quitté l’Italie. Nous avons essayé, ensemble, de reconstituer
son voyage, son arrivée en France et sa rencontre avec « l’autre », bien que son histoire, telle que la
connaît mon ami, soit aujourd’hui pleine de lacunes.

Avant de partir pour la France, Antonella habitait à Imola, en Émilie-Romagne, avec son mari et
sa fille. Elle était femme de ménage, tandis que son mari travaillait dans la maçonnerie.

En 1938, ils ont décidé de quitter l’Italie et ont choisi la France comme pays refuge car le mari
d’Antonella y avait trouvé un travail en tant que maçon et qu’il parlait français : il avait de la famille
qui habitait en France et qui chaque année passait quelques semaines en Italie.

Contrairement à la majorité des Italiens qui ont choisi de quitter leur pays, Antonella et son mari
n’ont pas pris les transports en commun tels que le bateau, le bus ou le train. Ils sont partis en France
en voiture, ce qui a rendu leur voyage un peu moins compliqué et difficile. Néanmoins, ils avaient déjà
une fille et Antonella était enceinte, ce qui n’était pas la meilleure des conditions pour entamer un tel
voyage.

En quittant l’Italie, ils ont donc laissé toute leur vie derrière eux pour aller en construire une
nouvelle. Ils ont quitté leurs familles respectives et leur pays natal. Antonella venait d’une famille
noble, contrairement à son mari qui était issu d’une famille ouvrière. La famille d’Antonella a mal
vécu le fait qu’elle se marie à un maçon, ses parents voulaient qu’elle choisisse un homme du même
milieu qu’elle. Ainsi, le fait qu’elle décide de quitter l’Italie et de laisser sa famille derrière elle les a
profondément blessés et ils l’ont reniée. Mais heureusement, elle a conservé de très bons rapports avec
la famille de son mari.

Une fois arrivée en France, l’intégration ne fut pas facile et sa situation devient encore plus
compliquée quand son mari décède, peu de temps après leur installation. Toutefois, Antonella a
rapidement trouvé un travail de femme de ménage, ce qui lui a évité d’importants problèmes financiers,
étant donné qu’elle était désormais seule à travailler et qu’elle avait deux bouches à nourrir.

Elle a eu de grandes difficultés à se faire des amis. Les Italiens étaient très mal vus à cause de la
position de l’Italie au début de la guerre. Elle a été victime de discrimination, elle était vue comme
une étrangère et n’a reçu ni aide, ni soutien. De plus, Antonella ne savait pas du tout parler français,
ce qui ne l’a pas aidée à s’intégrer. Elle a eu beaucoup de mal au début puis a commencé à s’améliorer
en parlant avec les autres.

Elle habitait dans le sud de la France, à Alès, une petite ville dans le Gard. Elle n’a jamais voulu
aller vivre ailleurs. Chez les Italiens, il n’y avait pas de vie en communauté, mais elle essayait de rester
très proche de ses racines : elle lisait les journaux italiens et elle mangeait tout le temps de la nourriture
italienne, qu’elle trouvait assez facilement car il y avait un magasin spécialisé non loin de chez elle. Elle
y allait souvent parce que cet endroit lui permettait de s’évader et, pendant quelques instants, elle se
retrouvait en Italie, dans son village natal, là où elle a grandi, et cela lui redonnait du baume au cœur.

Elle a toujours beaucoup plus parlé italien que français et n’écrivait qu’en italien. Elle a transmis
la langue italienne à ses deux filles en leur parlant souvent dans sa langue maternelle. Aujourd’hui, ses
deux filles continuent à transmettre leurs origines italiennes à leurs enfants en leur parlant de temps
en temps de leur mère et de son voyage vers la France.

Antonella gardait néanmoins de bons souvenirs de sa vie passée en Italie. Elle se souvenait surtout
de sa famille, même s’ils ne communiquaient plus. En revanche, elle continuait à envoyer des lettres à
la famille de son mari, avec laquelle elle avait toujours de bons rapports. Elle ne les a plus jamais revus
puisqu’elle et son mari étaient les seuls à avoir émigré. Il lui restait quand même quelques photos de sa
famille qu’elle avait prises peu avant son départ. Elle gardait aussi en mémoire beaucoup de souvenirs
de cette époque italienne, ainsi que de son voyage jusqu’en France.

Avant de partir elle voyait la France comme la terre où tout était possible, c’était le début d’une
nouvelle vie, une nouvelle opportunité dans un autre pays. Cependant, elle ne pensait pas qu’elle
aurait tant de difficultés à s’intégrer. Elle ne se sentait pas acceptée. Elle se sentait presque rejetée.
C’est pour garder la tête hors de l’eau qu’elle a conservé un lien très fort avec son pays d’origine et
étant donné le comportement des Français à son égard, elle ne voyait aucune raison de demander la
nationalité française.

Malgré tout, elle n’a pas regretté d’avoir quitté l’Italie, même si le début était difficile. Avec le temps
elle a réussi à trouver son bonheur et à vivre pleinement sa vie en compagnie de ses deux filles.

Langue de rédaction

Départ vers une nouvelle vie

Départ vers une nouvelle vie

Le petit jour pointait sur Diamante, cette petite ville de la province de Cosenza en Calabre.
Philippe se leva, ouvrit les volets de la porte-fenêtre donnant sur la terrasse qui dominait la mer. La
grande dame avait revêtu une robe bleue nuit agrémentée de ses éternels volants blancs qui dansaient
dans le va-et-vient de ses vagues. L’écume de ces volants venait s’écraser sur le rivage. Philippe appela
Angèle son épouse : « Il est l’heure de se lever, ton café est servi, laissons les enfants dormir encore
un peu, le train ne démarre qu’à 11 heures 30. » Angèle se leva, elle était triste. En voyant son visage,
il comprit mais ne souffla mot. Pour lui aussi, c’était difficile de quitter son pays natal, Diamante, la
capitale du piment rouge calabrais, d’où sa renommée dans toute l’Italie. Il pensa qu’il ne reverrait plus
ses amis le dimanche, qu’il ne boirait plus avec eux son digestif préféré, un verre de cédrat, l’ancêtre
du citron, qu’il ne mangerait plus leur spécialité, les caddrurieddri, des gâteaux salés en forme de
couronne préparés pour la fête de l’Immaculée Conception et pour Noël. Il dit à Angèle de ne pas
oublier les fruits confits de cédrat ainsi que la liqueur pour les amis qui avaient gentiment proposé de
les héberger dans leur modeste demeure, le temps qu’ils trouvent un logement. « Ne t’inquiète pas,
répondit Angèle, tout est emballé depuis hier. À présent, allons réveiller les enfants afin qu’ils profitent
une dernière fois de la terrasse qu’ils affectionnent particulièrement. Regarde, Philippe, comme elle
est belle notre ville avec ses montagnes, ses collines bordées par la mer, ce paysage est magnifique et
si cher à mon cœur.
– Je sais tout ça, mais aujourd’hui il faut tourner une page dans notre livre de la vie. Ce matin, le
jour a écrit en passant en lettres d’or « bon voyage vers une vie nouvelle et bonne fortune ». Angèle
fondit en larmes.
« Je t’en prie, dit Philippe, il faut être forte, pense aux enfants. »
À ces mots, elle se raidit et sourit.
« Viens, allons les réveiller ».
Ils entrèrent dans la chambre sur la pointe des pieds, elle embrassa les enfants et chuchota à leurs
oreilles : « C’est le grand jour, aujourd’hui nous partons pour la France, à Sète, où des amis nous
attendent. »

Il y avait longtemps qu’ils rêvaient de partir mais, jusque-là, ils n’avaient pas réussi à sauter le pas.
Mon grand-père était pêcheur à la traîne. L’été, il campait sur la plage de Diamante avec sa famille. Ma
grand-mère travaillait dans une figuerie ; son travail consistait à mettre des figues sèches en sachets,
son salaire était précieux dans le budget familial. Hélas, elle avait perdu son emploi. C’est la mort dans
l’âme et après avoir longuement réfléchi qu’ils avaient vendu leurs biens afin d’acheter les billets de
train pour la France qu’ils voyaient comme un pays de cocagne.

Après avoir terminé la toilette et rapidement déjeuné, ce fut l’heure de partir. La veille, ils avaient
dit au revoir à leurs amis, à leur famille. Après avoir poussé la petite porte du jardin éclairé doucement
par un rayon de soleil, ma grand- mère jeta un dernier regard à sa maison, l’œil humide. Philippe qui
l’observait dit rapidement : « En route les enfants, nous devons faire un bout de chemin avant d’arriver
à la gare, nous avons encore un peu de temps devant nous ; cela va nous permettre de visiter pour la
dernière fois notre ville de Diamante, qui est belle comme la plus grande pierre de la gemmologie d’où
vient son nom. Rappelez-vous que la légende veut que soit enfoui quelque part dans la ville ou au bord
de la mer un très gros diamant. »

Après avoir déambulé dans les petites rues bordées de maisons étroites aux fenêtres agrémentées
de colliers de piments rouges, ils arrivèrent à la gare où le train était déjà sur le quai. Ils grimpèrent
rapidement dans celui-ci, quelques minutes plus tard, il démarra. Ainsi le sort en était jeté. Chaque
tour de roue les éloignait de Diamante et, en même temps, les rapprochait de ce pays tant convoité
dans leurs rêves. À travers les vitres du wagon, les enfants contemplaient les paysages qui défilaient.
Angèle était apaisée. Philippe qui la regardait était content de voir qu’elle était moins angoissée. Enfin,
le voyage prit fin. Mon grand-père descendit le premier du train, aida les enfants, Angèle lui fit passer
les bagages et descendit à son tour sur le quai. Sortis de la gare, ils aperçurent le canal.

Mes grands-parents furent heureux de découvrir la ville.
« Quelle luminosité ! s’écria ma grand-mère.
– Que c’est beau ! dirent les enfants.
– Regardez, dit mon grand-père, le pont se lève, ce doit être l’heure de faire passer les bateaux. »
Les enfants, ravis, contemplaient le spectacle.
« Vous êtes contents ? demanda Angèle.
Ils répondirent en chœur :
– Pour une première vision de la ville, nous ne sommes pas déçus ! Regardez, le pont se baisse,
nous allons pouvoir passer.
– Oui, mais quel chemin emprunter pour trouver Philomène ? » demanda Angèle.

Mon grand- père sortit d’une poche un papier où était indiquée l’adresse de ses amis. Il demanda
à une dame qui attendait elle aussi la fermeture du pont, elle lui répondit qu’elle ne comprenait pas
l’italien. Mon grand-père était consterné, il se mit à faire des mimiques avec beaucoup d’explications
et de gestes. Un monsieur qui se tenait tout près lui dit en italien : « Je peux vous amener à cette
adresse ! » Mon grand-père lui répondit : « Je vous remercie de votre amabilité, nous ne connaissons
pas encore cette ville, nous sommes perdus ».

Arrivés devant la porte du 111 Grande rue haute, Philippe remercia chaleureusement le monsieur
et monta l’escalier de cette petite maison étroite, comme toutes les maisons de ce quartier qui, situé
au pied du mont Saint-Clair, domine la mer. Ils montèrent l’escalier, Philippe frappa à la porte, ils
entendirent des pas feutrés, Philomène ouvrit et se jeta dans les bras d’Angèle, son amie d’enfance,
qu’elle n’avait pas vue depuis de nombreuses années.
« Je suis contente de vous accueillir chez moi ! » leur dit-elle.
Philippe lui répondit : « Nous vous serons toujours obligés de votre sollicitude !
– Je vous en prie, entrez, venez sur la terrasse ».

Ils suivirent Philomène et furent surpris d’être, comme à Diamante, face à la mer, de voir le môle,
la jetée, les chalutiers qui rentrent après leur journée de labeur accompagnés de mouettes ; ils crièrent
tous de joie. Angèle eut les larmes aux yeux.
« Je suis ravie, dit-elle, cette vue me rappelle tellement celle que nous venons de quitter !
« Oui, répondit Philomène, j’ai pensé la même chose lorsque j’ai emménagé ici. Vous devez
être fatigués par votre voyage, je vais vous servir un rafraîchissement et vous apporter de quoi vous
restaurer, rien de tel qu’une petite collation pour vous remettre en forme. »

Après les avoir servis, Philomène leur dit : « J’ai de bonnes nouvelles pour vous ; juste en face, il
y a une petite maison libre, j’ai parlé pour vous à la propriétaire qui serait d’accord pour vous la louer,
vous serez bien, il y a un petit jardin où les enfants pourront jouer.
– Oh, s’exclama Angèle, je dois rêver.
– Ne nous emballons pas, répondit Philippe, il faut voir le prix du loyer.
– Ne vous inquiétez pas, rétorqua Philomène, la voisine n’est pas une personne gourmande.
– Oui, mais comment ferons-nous ?
– Elle m’a dit que vous la règlerez lorsque vous aurez trouvé un travail. Vous savez, ici, Philippe, on
peut se débrouiller. Angèle peut travailler sur le quai à décharger les balancelles d’oranges qui arrivent
d’Espagne ou d’Algérie, mon frère est contremaître, je lui ai parlé de votre arrivée et il m’a transmis de
vous dire que si vous êtes d’accord, elle peut commencer lundi.
– Merci mon dieu ! s’exclama Angèle.
– Quant à vous, Philippe, mon beau-père qui pratique la pêche à la traîne a besoin d’un employé.
– Décidément, vous avez tout prévu. répondit Philippe.
– Oui, je connais les problèmes que rencontrent les gens qui sont dans un pays étranger, sans
aucune aide. Lorsque je suis arrivée, moi aussi j’ai été aidée, alors c’est à mon tour d’aider les autres.
Dans ce quartier vivent beaucoup de pêcheurs immigrés d’origine italienne comme nous. Ce n’est pas
facile de s’intégrer. Quelquefois, on nous traitait de sales ritals mais, à la longue, tout est rentré dans
l’ordre. »

Dès le lendemain, ils allèrent visiter leur nouvelle demeure. Ils furent enchantés du petit jardin
au pied du mont Saint-Clair. Quelque temps plus tard, dès qu’ils touchèrent leur premier salaire, ils
emménagèrent petit à petit. Ils s’adaptèrent à leur vie nouvelle. Mon grand-père parla correctement
le français, par contre Angèle parlait à moitié français et à moitié italien et mimait presque tout, ce
qui nous faisait bien rire. Arrivés à Sète en 1895, ils ne retournèrent jamais dans leur pays natal, mais
parlaient souvent de l’Italie ; leur cœur était resté à Diamante.

Leur éternité, ils la passent au cimetière marin, face à la mer qu’ils ont tant aimée.

Langue de rédaction

Le prix à Payer

Le prix à Payer

La France est régulièrement secouée par des incidents, des polémiques autour de l’islamophobie,
de l’antisémitisme, par des émeutes dans les « quartiers », des controverses sur les sans-papiers, faisant
remonter à la surface les ruptures et fractures qui séparent et divisent, autant sur le plan territorial,
social et politique qu’idéologique. Les sociologues évoquent la « ghettoïsation » des banlieues et le
terme « apartheid » a récemment ressurgi dans les discours pour dénoncer la ségrégation de pans
entiers de la population française et leur subséquente rébellion. Et c’est à juste titre qu’on peut se
demander quelle place on fait à l’Autre dans notre société.

Que ce soit les musulmans d’aujourd’hui ou les Italiens d’hier, qu’a-t-on exigé d’eux pour que
certains se dressent contre le pays qui les a accueillis ? Quelle rancœur, quelle vengeance, quelle
frustration peuvent être à l’origine d’une telle violence à l’encontre de son soi-disant bienfaiteur ? La
France assimilationniste n’a-t-elle pas elle-même engendré le monstre qui, tel Frankenstein, menace
aujourd’hui de la détruire ? En obligeant, au nom de l’intégration, les immigrés à confiner leur propre
culture au sein des espaces privés, en censurant leur expression et leur représentation dans l’espace
public, n’a-t-elle pas elle-même encouragé leur radicalisation ?

Ces questions, ces réflexions, que l’actualité fait souvent ressurgir, jalonnent de longue date
mon parcours de chercheuse. Il me semble donc intéressant d’aborder sous cet angle le rapport des
immigrés italiens à l’altérité, à cet Autre français auquel ils se devaient de s’assimiler, quitte à renoncer
à leur propre « italianité » : quel a été en réalité le prix à payer de ce que l’on a trop souvent banalisé
comme l’« immigration réussie » ?

Puisqu’il s’agit de témoigner à partir de scènes vécues, de ressentis, de souvenirs tirés d’une
mémoire plus ou moins fiable et précise, je prendrai l’exemple de ma grand-mère, née en France en
1930 de parents italiens originaires de la région des Pouilles, naturalisée française en 1967 et pourtant,
à quatre-vingts ans passés, toujours empêtrée dans une profonde et inextricable ambivalence entre
des sentiments de fierté et de honte vis-à-vis de ses origines.

Fière, elle l’est, quand il s’agit de nous régaler, nous ses enfants et petits-enfants, d’un ragù qui
mijote depuis des heures, d’un polpettone qui fond dans la bouche, de mazzapani qui croquent sous
la dent, d’une parmigiana qui lui a demandé une journée de travail. Et pourtant, ces mêmes plats
qu’elle nous sert avec la satisfaction de la mission accomplie et l’orgueil de la mère nourricière sont
dérobés au regard des autres, des Français : lorsque mes parents ont commencé à se fréquenter et
que ma mère, française, récemment entrée dans la famille, rendait visite à ses beaux-parents, ma
grand-mère cachait le repas dans le four, pour éviter que la petite amie de son fils ne voie ce qu’elle
considérait comme une « nourriture de pauvre ».

Au quotidien, elle se nourrit donc essentiellement à l’italienne, de salades colorées l’été, de soupes
de légumes secs l’hiver, de pastasciutta et de pain, d’un peu de poisson et de viande de temps en temps,
de fruits en abondance – la dieta mediterranea, en somme. Pour les repas de fête, elle honore les
traditions héritées de sa mère et de sa grand-mère pugliesi. Néanmoins, il ne lui viendrait pas à l’esprit
d’y inviter des personnes étrangères à son clan, qu’elle aurait l’impression d’offenser, en les recevant
avec ces « nourritures de pauvres ». Mais ma grand-mère imagine-t-elle seulement à quel point la
cuisine italienne – que dis-je, la « gastronomie » italienne, telle qu’elle est exportée de par le monde
– est aujourd’hui prisée et hautement appréciée ? Sait-elle seulement combien un Français est prêt à
payer un plat de pâtes plus ou moins savoureux dans un restaurant plus ou moins authentique ? Se
doute-t-elle que les épiceries fines italiennes sont désormais l’apanage des classes aisées, qui viennent
s’y fournir, à prix d’or, en burrata, taralli, huile d’olive de qualité et autres produits que ma grand-mère
désigne encore, elle, comme « nourriture de pauvres » ?

Certes, ma grand-mère, à la différence de nombre de personnes âgées qui ont su évoluer avec
leur temps, s’est laissée dépasser par un monde qui a changé trop vite pour elle et elle n’en a pas
encore intériorisé toutes les transformations. Néanmoins, cette persistance à considérer, avec honte,
son alimentation comme celle d’une classe inférieure me semble aussi découler d’un stigmatisme tant
et si bien ressenti qu’elle l’a fait sien.

De même, elle est persuadée que son dialecte ne sert à rien et qu’il est voué à l’extinction –
extinction qu’elle encourage elle-même puisqu’elle ne l’a que très peu transmis à mon père (qui le parle
très peu et se limite à quelques expressions) et qu’elle a catégoriquement refusé de nous le transmettre
à nous, ses petits-enfants : elle nous disait d’apprendre l’anglais, l’allemand, des langues qui allaient
nous être utiles dans la vie. Mais, à certaines occasions, lorsqu’elle est entourée de francophones, il lui
arrive de s’adresser uniquement en dialecte à mon père – comme une manière de revendiquer malgré
tout sa différence, son origine.

Quant à l’italien, qu’elle a appris à l’école comme une langue étrangère quand elle était petite,
elle le comprend, à force d’écouter la Rai International qui fait office de fond sonore chez elle, mais
elle le parle avec maladresse ; et si moi, sa petite-fille, qui ai également appris l’italien à l’école, je lui
parle dans cette langue, elle me répond presque systématiquement en français. Est-elle réellement
plus à l’aise dans cette langue, bien qu’elle la parle avec les erreurs typiques d’une personne ayant reçu
peu d’instruction et qu’elle l’écrive plus maladroitement encore ? Ou a-t-elle tant et si bien incorporé
l’injonction selon laquelle elle devait parler français qu’il ne lui est plus possible de parler l’italien ? Est-ce
parce que sa vraie langue maternelle, finalement, est le dialecte ? Peut-être est-ce tout simplement
que pour elle, je suis française et qu’il n’est pas si facile, alors qu’elle me parle français depuis ma plus
tendre enfance, de changer de langue de communication. Je m’interroge tout de même sur la puissance
de la répression, explicite ou implicite, à l’encontre des langues des immigrés.

C’est sans doute la raison pour laquelle, étant enseignante, je ne m’indigne pas, comme mes
collègues, d’entendre mes élèves communiquer parfois dans leurs langues d’origines au sein de
l’établissement dans lequel j’enseigne : pourquoi l’adoption du français devrait-elle nécessairement se
faire au détriment des langues étrangères ? Au contraire, je suis ravie lorsqu’un élève d’origine turque,
par exemple, fait une comparaison, remarque une similitude entre un mot turc et un mot italien : il
élargit ainsi le champ de mon savoir et celui des autres élèves, il apporte un surplus de culture dans la
classe, il fait lui-même le lien entre son propre bagage culturel et le savoir qu’il reçoit et c’est pour lui
une manière bien plus efficace de se sentir « intégré ».

Alors qu’est-ce que l’intégration ? Nos ancêtres italiens, dont on dit qu’ils représentent
l’« immigration réussie », ont certes amélioré leur qualité de vie, accédé à la propriété, permis à leurs
enfants et petits-enfants d’en faire autant ; mais à quel prix ? Celui du refoulement, de la honte, de
l’autocensure ? Celui de l’abandon d’une culture, de la mise sous silence d’une langue, de la perte d’un
patrimoine culinaire ? Et quel est le prix à payer pour les générations suivantes, qui héritent de cette
béance qu’elles mettront peut-être toute une vie à combler ?

Et si nous permettions vraiment à tout un chacun de vivre pleinement, au grand jour, sa culture
d’origine, tant qu’elle n’entre pas en contradiction avec les « valeurs de notre République » ? Cela
semble relever de l’évidence et pourtant il me semble que nous sommes encore loin de permettre
l’expression de personnalités aux cultures multiples et la fusion féconde et sereine de ces cultures.
Avec la multiplication des flux migratoires, la libre circulation des personnes et la mondialisation,
le brassage des peuples est plus que jamais d’actualité. Alors permettons que les cultures circulent
tout aussi librement, tout en appliquant avec tolérance et ouverture les principes fondateurs de notre
constitution : peut-être éviterons-nous ainsi que les prochaines générations ne donnent naissance
à certains monstres amputés d’une partie d’eux-mêmes qui cherchent dans la violence un palliatif à
leur déracinement. La poésie d’Édouard Glissant, poète créole, a su montrer que l’entremêlement
des cultures engendrait aussi la beauté, pour peu qu’on cesse d’y voir une menace à l’intégrité de nos
peuples. C’est avec les mots de ce chantre de l’hybridation que je terminerai :

Un homme

Est devenu jaloux des murs,

Et puis, têtu, c’est des racines
Qu’il ne peut plus se démêler.

Il assoit à l’écart,
Un corps habitué,

Exclut les portes,
Exclut le temps,
Voit dans le noir

Et dit : amour.

Langue de rédaction

Derrière chaque grand homme se cache une femme

Derrière chaque grand homme se cache une femme

Une belle rencontre

En arrivant rue Nicolas Pietkin à Thier-à-Liège, sur les hauteurs de la ville de Liège, je découvre
un quartier verdoyant, calme et agréable. À première vue, c’est une banlieue modeste et sympathique.
Je ne peux m’empêcher de lire les noms sur les boîtes aux lettres, qui témoignent d’une forte présence
italienne. Au bout de la rue, j’aperçois un espace vert, des bancs où quelques personnes âgées s’asseyent
pour parler et, derrière, de belles collines, plantées d’arbres. Une carte postale en somme. Au numéro
8, je trouve Ivo Saccomano qui m’explique que ces collines, qu’on appelle terrils, sont une trace du
passé récent du quartier. Combien ces collines, complètement noires il y a encore une quarantaine
d’années, l’avaient impressionné le jour de son arrivée en Belgique !

Ivo est un mineur italien, venu en Belgique en octobre 1955. Il a fait le voyage en train, après
avoir passé de nombreux contrôles sanitaires (trois radiographies des poumons notamment). Il venait
travailler dans les mines belges dans le cadre de l’accord bilatéral signé entre l’Italie et la Belgique en
1946. Cet accord prévoyait l’arrivée d’Italiens dans les charbonnages belges, la Belgique envoyant en
retour du charbon en Italie. De cette façon, Ivo pouvait échapper au service militaire et envoyer de
l’argent à sa famille restée en Italie, dans son village natal, Orgnano di Basiliano, un petit village du
Frioul. La vie en Belgique, surtout dans les mines, était très dure. D’innombrables témoignages le
montrent. Mais c’était surtout une vie solitaire. On travaillait six jours sur sept dans le charbonnage et
le dimanche il fallait laver et réparer les vêtements, préparer à manger pour toute la semaine. C’était
d’autant plus dur que les conditions de vie prévues par cet accord italo-belge étaient peu, voire très
peu, respectées. Pendant deux ans, Ivo reste seul en Belgique et trouve du réconfort dans les lettres
qu’il échange, au moins une fois par semaine, avec Ines Micelli. Il lui envoyait de l’argent pour qu’elle
puisse acheter des timbres et, quand cela ne suffisait pas, elle vendait des œufs en cachette de sa famille
qui pourtant n’était pas dans le besoin, mais qui voyait cette correspondance d’un mauvais œil. Au
bout de deux ans, Ivo rentre en Italie et épouse Ines, qui n’a alors que dix-neuf ans : « Je ne me rendais
pas trop compte, mais je suis venue ici par amour. L’amour rend aveugle, comme on dit. Je ne regrette
pas. L’expérience que j’ai eue ici a été très riche ».

Ines Micelli, originaire elle aussi d’Orgnano di Basiliano, part donc pour la Belgique le 10 août
1957, le jour de son mariage avec Ivo. Le soir même, à minuit, Ines et Ivo sont arrêtés sans certificat
de mariage à la frontière italo-suisse, elle pour abandon du toit paternel et Ivo pour enlèvement de
mineure. Grâce à un frère d’Ines qui est douanier, ils parviennent quand même à continuer leur
voyage jusqu’en Belgique. « Quel drôle de voyage de noces et quel drôle de lune de miel ! », me dit le
couple en riant.

Ines est venue soutenir son mari en Belgique, bien que le fait d’émigrer n’ait pas été pour elle
une obligation. Elle aimait son village, sa famille, elle avait de l’argent, « enfin, j’étais gâtée moi ».
Arrivée à Liège, elle a souffert. Aujourd’hui elle trouve dommage qu’on ne parle jamais de la condition
des femmes immigrées et elle voudrait laisser des traces, puisque, dit-elle, quand on parle, le monde
avance. La condition de la femme doit s’améliorer de génération en génération :
Ma maman me disait quand j’étais petite : si je savais que mes deux filles feraient la vie
que j’ai faite, j’aurais préféré les voir mortes. Heureusement les choses se sont énormément
améliorées.

À cause de ces mots d’Ines, j’ai voulu consacrer, dans ces quelques lignes, le plus de place possible
à sa condition de femme durant ses années d’intégration en Belgique. Si elle « ne descend pas à la
mine », la femme du travailleur n’en occupe pas moins un rôle clef dans la réalité de l’immigration,
comme le montre cet entretien, dont j’ai eu plaisir à rendre compte car il part, avant tout, d’une belle
rencontre.

« Tout est une question de choix »

S’il faut bien une chose, quand on immigre, c’est du courage. On quitte sa famille, on arrive dans
un pays où l’on ne connaît ni la langue, ni les mœurs, ni le climat... La devise d’Ines et Ivo devient
alors :

Il faut faire des choix. Tout est une question de choix. On n’aime pas le mot « privation »,
ni ses dérivés tel « privé » ou encore « priver ».

C’est sans aucun doute une façon très positive de voir les choses. D’autres mères immigrées,
expliquent-ils, donnaient tout à leurs enfants, une glace, des sucreries, en revanche, il n’y avait pas
une miette de pain dans l’armoire. Il faut donc savoir gérer et savoir identifier ses priorités.
Vu que nous avions peu d’argent, j’achetais de la viande tous les jours pour lui, et moi,
je mangeais du pain sans rien. « Mais tu ne manges pas ? » disait Ivo. « J’ai mangé avant,
j’avais trop faim. » Mais j’avais mangé du pain sec.

On dit en Belgique que derrière chaque grand homme se cache une femme. Très souvent on
l’oublie. L’histoire des femmes dans l’immigration est trop peu évoquée et étudiée, puisque celles-ci
n’occupent pas le rôle « visible ». Ainsi, pendant qu’Ivo partait à la mine, Ines restait à la maison, dans
des conditions – surtout en hiver – difficiles. La moindre tâche quotidienne devenait une épreuve :
les habits de travail d’Ivo devaient être lavés, or, ils étaient noirs de charbon et le couple n’avait pas de
machine à laver. En outre, la maison dans laquelle ils habitaient laissait à désirer. Il fallait louer une
maison de la mine car si une maison « privée » était libre, on ne la louait « ni aux étrangers, ni aux
chiens ». Dans la maison où habitaient Ines et Ivo, ils se retrouvaient parfois sans charbon. Surtout au
début, le couple ne pouvait pas se permettre de chauffer leur maison toute la journée. Donc Ivo parti,
Ines retournait au lit, afin de retrouver un minimum de chaleur. Leur premier fils, la première année
de sa vie, a eu de la fièvre tous les jours. « Il y avait tellement de courants d’air », explique Ines. De plus
la maison était complètement penchée à cause de l’affaissement du sous-sol minier. En hiver, il arrivait
que tous les tuyaux soient gelés, même dans la pièce où le poêle était allumé. Après plus de vingt ans,
Ivo et Ines se sont décidés à acheter une maison à eux (ils ont reçu une somme inespérée), à côté de la
mine. Les personnes qui habitaient dans la rue, où le couple vit encore aujourd’hui, sont venues parler
aux anciens propriétaires de la maison pour les convaincre d’annuler la vente « puisqu’ils voulaient
pas d’Italiens dans leur quartier ». Mais Ines de renchérir : « Je ne regrette rien ».

Le jour où Ines est arrivée à Liège, elle a énormément pleuré. Il en a été de même quand la
première lettre de sa famille, restée en Italie, lui est parvenue. En prenant son courrier, elle a vu une
femme italienne, immigrée depuis plus longtemps qu’elle, et ainsi, plutôt que d’ouvrir la lettre, elle est
allée « parler avec cette dame, puisque la lettre y resterait ». Le contact avec cette personne pourrait, en
revanche, se perdre. Et Ines a bien fait, puisque cette dame a ensuite aidé Ines, plus pauvre qu’elle, en
l’invitant au chaud chez elle, en lui offrant un café de temps en temps (Ines et Ivo étaient trop pauvres
pour pouvoir se permettre ces petites choses du quotidien). « Cela m’a appris à saisir le moment ». Tout
cela pour dire que, parallèlement à cette vie dure, il existait une grande solidarité entre les femmes :
Beaucoup de femmes m’ont accueillie de diverses manières : me donnant diverses
informations, en faisant des traductions d’italien en français... je ne sais pas comment les
remercier, mais j’y pense souvent.

Ines est arrivée seule, car son mari était occupé durant la journée et elle n’avait pas d’autres parents
en Belgique, mais elle a pu trouver dans son quartier de véritables amies. « Comme dit un proverbe
de chez nous : qui a trouvé un ami a trouvé un véritable trésor ». Le fait d’aller à l’église permettait de
faire des connaissances. À force de voir toujours les mêmes personnes, on finissait par devenir amis.

Les incompris au pays

En Italie, en voyant tous les dépliants roses annonçant qu’on recherchait des mineurs, on pensait
que la vie en Belgique était meilleure, que l’on gagnait de l’argent, que l’on menait la belle vie en somme.
Le plus dur était de voir, et surtout d’accepter, que ce n’était pas le cas. On avait la vie que l’on pouvait
avoir. Ines portait tous les jours le même « tablier ». Et puis un autre petit « tablier » par dessus. Après
cinq ans en Belgique, le couple est rentré pour la première fois en Italie, avec leurs deux premiers
enfants. Pour l’occasion, Ines avait acheté une petite robe. La réaction d’une personne de sa famille en
voyant la robe d’Ines en disait long : « ils n’ont pas mieux que ça en Belgique que tu viens ici comme
ça ? » Personne n’était prêt à écouter l’autre. Il fallait montrer une Belgique qui n’existait pas, plus belle
que ce qu’elle était. Il fallait rentrer vainqueur. Pour alléger un peu ses problèmes financiers, Ines avait
même trouvé un emploi « à la fabrique ». Mais, tombée enceinte peu après, on ne l’a plus embauchée.
Plus tard, tant que les enfants étaient petits, tous deux ont décidé qu’il valait mieux qu’Ines reste à la
maison, pour s’occuper des enfants. Ils ne pouvaient pas payer une nourrice et il n’y avait simplement
pas de services où envoyer les enfants dans les quartiers « des immigrés ».

« Je savais dire que “oui” »

J’ai eu des problèmes un jour et cela m’a marquée tristement, mais en même temps ça
m’a fait réfléchir, ça m’a fait changer toute ma personne. On avait deux pièces, la cuisine
et la chambre à coucher juste à côté. Un jour un plombier de la mine arrive. Et je savais
dire que oui en français. Mais je savais faire un café, un café italien ou un café belge c’est
toujours du café. Alors il prenait une tasse de café avec moi, je disais que oui, mais je ne sais
pas ce qu’il disait, et pour finir, comme la chambre à coucher était juste à côté, il baisse ses
pantalons. [...] Et moi je me suis dit là, il faut que je change, il faut que j’apprenne. Je disais
à mon mari « on retourne en Italie » mais il disait « non parce que ci, parce que ça », il
avait des problèmes d’argent. Alors il fallait absolument que je change. Et j’ai pris des cours
de français. Je descendais le soir à pied en ville pour prendre des cours de français, parce
qu’on n’avait pas de moyens pour prendre le bus. Il y a eu d’autres occasions comme ça, qui
me faisaient comprendre que j’allais avoir des problèmes de langue. Je ne comprenais pas
un mot. Ce qui m’a soutenu c’était le fait que j’aimais mon mari, peut-être qu’aujourd’hui
ce ne serait pas possible. J’ai dû tout quitter pour lui. J’avais une famille, j’avais à manger,
à boire, tout ce que je voulais. J’étais gâtée moi, donc je suis venue pour lui, sans argent. Il
faut vraiment s’aimer très fort pour pouvoir supporter...

La langue est un thème récurrent quand on parle d’immigration et d’intégration, puisqu’elle est
indispensable. Les raisons qui motivaient Ines à apprendre le français sont ainsi très claires. Pour Ines,
c’était même devenu quelque chose de vital. Ines, en allant suivre des cours de français presque tous
les jours (à pied, puisqu’elle n’avait pas d’argent pour prendre le bus), apprend donc la langue bien
avant Ivo, déjà en Belgique depuis deux ans. Mais longtemps encore, Ines a ressenti les défauts de
langue comme pénalisants :

Un jour mon fils devait aller chez le docteur et je lui ai fait écrire la feuille que moi, je
signais. Mais à l’école on ne l’a pas laissé partir parce que ce n’était pas moi qui l’avais écrit...
mais moi je ne savais pas l’écrire correctement en français. J’avais confiance en mon fils, il
ne faisait pas de blagues.

Ivo ajoute en rigolant :
Il y a parfois des mots, que je connais en frioulan, mais pas en français, ni en italien et
vice versa. Une fois, ma fille s’est mise à rire comme une folle : tu n’as pas entendu ce que
tu as dit ? Tu as commencé en français, tu es passé par l’italien et tu as fini en frioulan. Tu as tout mélangé !

Tout cela illustre le processus d’apprentissage qui ne va pas de soi. Le problème, ajoute Ines, est que « l’on ne peut pas faire comme ça avec n’importe qui ».

Ines, venue par amour, explique qu’elle souffrait beaucoup au début. Du mal du pays. D’exclusion.
De racisme.

Vivre ici dans une maison laide, dans un monde où on était vu comme ça, c’était un
monde malsain pour moi. Quand tu as quelque chose, tu es considéré. Quand on a acheté
la maison, nous étions mieux vus. Les enfants étaient bons tous les trois. Ils ont étudié. On
nous disait : Aaah vous êtes un modèle de famille. Mais pourquoi ? Avant qu’est- ce qu’on
était ?

Le couple n’était pas venu pour rester en Belgique. Savoir qu’ils allaient retourner en Italie, une
fois la situation financière améliorée, rendait plus difficile l’intégration. Mais avec les enfants qui
commençaient à aller à l’école, le couple a jugé plus favorable, afin de ne pas déranger leur vie, de
rester. La décision prise, Ines a commencé à moins souffrir (pour Ivo c’était exactement le contraire :
son but en Belgique était d’envoyer de l’argent chez lui, maintenant qu’il ne travaille plus, la raison
initiale n’existe plus).

La vie associative

Ines n’était pas la seule à souffrir. Et elle le savait. Ainsi elle a décidé d’aider les autres femmes,
immigrées après elle. Elle est même devenue responsable d’un groupe de femmes immigrées : « Ce
n’est pas parce que moi j’ai souffert que d’autres doivent souffrir aussi ». En tant que responsable, elle
faisait l’interprète, parce que beaucoup d’immigrants ne savaient parler que patois (le napolitain et
le sicilien surtout). « On comprend tous les dialectes italiens maintenant » ajoute Ivo en rigolant.

Quand Ivo travaillait, Ines accompagnait même les immigrés siciliens chez le médecin, sans savoir
parfois qui étaient ces personnes. Il y avait une confiance à la fois énorme et nécessaire. Ines raconte
aujourd’hui qu’elle sait beaucoup de choses très intimes des familles immigrées, puisqu’il fallait savoir
pour traduire. Elle s’occupait aussi des dossiers des autres familles qui voulaient acheter une maison
liégeoise :

Chez nous c’était un bureau social. On accueillait aussi pas mal de nouveaux immigrés,
qui n’avaient pas encore trouvé une maison. Mais on a été compensé largement par leur
gentillesse après. Une femme, tant d’années après, m’a même offert les premières fraises de
son jardin !

Par la suite, Ines, tout comme Ivo, s’engagera dans beaucoup d’associations. Ivo plutôt dans des
associations syndicales, notamment la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), Ines dans les
associations sociales comme « Familles nombreuses », et « Vie Féminine », mais cela va presque de
soi.

La seconde génération

Un autre aspect important de l’immigration italienne est de voir comment les enfants s’intègrent
dans leurs écoles, villages, etc. C’était, sans aucun doute, la première préoccupation d’Ivo et Ines. Il
fallait surtout mettre les enfants à l’école, dès l’école maternelle pour faire en sorte qu’ils apprennent le
plus tôt possible le français (chez eux, ils ne parlaient que le frioulan). Ines explique comment, dans
d’autres familles, le fait que les mamans – le mammone – gardaient les enfants à la maison a pénalisé
leurs enfants pour les années à venir. Ici revient la « question de faire des choix » : ce qui était le plus
important pour le couple c’était de faire étudier les enfants :

Là encore, selon nos familles en Italie, nous avons de la chance que nos enfants aient
fait des études. Mais ils ne demandent jamais, par contre, comment nous avons fait… tout
le monde trouve toujours que les autres sont meilleurs qu’eux.

L’erba del vicino è sempre più verde, en quelque sorte.
En termes d’intégration les enfants avaient des problèmes à l’école, non pas à cause de la langue,
mais à cause de l’étroitesse d’esprit d’autrui. Les Italiens étaient mal vus par les Belges puisqu’ils
venaient ici pour « voler » leur travail, leur pain. Ainsi, alors que leur premier fils avait été en tête
de classe l’année précédente, ses résultats avaient baissé. Ivo est donc allé voir l’enseignant qui lui a
expliqué qu’il n’y avait rien de plus normal puisque son fils était un immigré italien. Mais, dit Ines,
« il était italien l’année d’avant aussi, et il n’y avait aucun problème ». Quelques années plus tard,
un enfant a dû quitter l’école parce que la fille d’Ines et Ivo avait de meilleurs résultats que lui, ce
que ses parents n’admettaient pas. Les enfants ressentent énormément cela. La compréhension des
professeurs n’était pas toujours au rendez-vous non plus : un titre de devoir pour les cours de français
était « J’accompagne mon père au bureau de vote ». Pour leur fils ce n’était pas une réalité, puisqu’Ivo
ne pouvait pas voter. Ne sachant qu’écrire, l’enfant a rendu une copie presque blanche, s’attirant les
foudres de son enseignant. Cela n’est qu’un exemple.

C’est le premier enfant du couple qui a le plus senti les difficultés de l’immigration. Mais tous les
enfants ont surtout souffert du manque de présence d’Ivo à la maison. Le couple les a tous mis devant
le choix : les études ou le luxe (vêtements, loisir...). Au fur et à mesure, les enfants ont pris conscience
de ce que leurs parents avaient fait pour eux et maintenant « ils l’apprécient beaucoup ».

L’italianité maintenant

Aujourd’hui Ivo et Ines Saccomano regardent encore la télévision en italien. Et quand je leur
demande ce qu’ils regardent, ils répondent en choeur : « on regarde la Rai Uno, puisqu’ici le journal
commence à sept heures trente, en Italie à huit heures. Donc c’est parfait. Comme on est ouvert,
on s’intéresse un peu à tout. À la Belgique, à l’Italie. » Quant à la cuisine, elle aussi est le fruit d’un
mélange. Quand Ivo me montre une photo pour me présenter tous les membres de la famille, je me
rends compte à quel point l’italianità demeure chez eux : leurs petits-enfants ont tous des prénoms
italiens (Laura, Paolo, Sabrina et Anna), parlent couramment la langue et visitent leur pays d’origine
quand ils le peuvent.

« Mais qu’est-ce que je suis alors ? »

On dit qu’un immigré restera toujours un immigré. Au début j’étais choquée,
maintenant je comprends mieux. Quoique, on est tous des personnes.
Aujourd’hui, Ines et Ivo ressentent toujours le manque de leur terre natale, de leurs racines
(« surtout au niveau climat », rigole Ivo). Mais, disent-ils, « quand on est là-bas, on veut être ici, et
inversement ». Cinquante-sept ans après le départ d’Ivo pour venir travailler dans les mines, le couple
retourne au moins une fois par an en Italie et essaie de parler des conditions des mineurs italiens,
devenus étrangers aux yeux de leur pays.

On n’est ni là, ni ici. Quand on est là et qu’on critique les Belges, ça me fait mal. Quand
on est ici et qu’on critique les Italiens ça me fait mal aussi. Quand on va en Italie on nous
appelle « les Belges », en Belgique on nous appelle « les Italiens ». Une fois notre fils nous
a demandé : « mais qu’est-ce que je suis alors ? »

Malgré les difficultés qu’ils ont pu avoir, Ines et Ivo se sont battus pour changer des choses, elle sur
le plan social en tant que militante de « Vie Féminine », lui pour améliorer les conditions de travail en
manifestant et en s’engageant même en politique. Ces derniers mots d’Ines me semblent la meilleure
conclusion :

La solidarité ne devrait jamais mourir, parce qu’elle permet à l’Homme de vivre, sentir
que quelqu’un nous aide, nous écoute et partage nos peines. C’est pour moi une grande
richesse, une grande valeur humaine.

Langue de rédaction

Ciao principessa !

Ciao principessa !

Mario est un ami de la famille que je connais depuis que je suis enfant. Son côté « italien » m’a
toujours attirée et il fait partie de mon histoire d’amour avec l’Italie. Aujourd’hui j’aimerais vous
raconter un peu de son histoire...

Ciao principessa, dis-moi comment je commence ? Attends je sais :
Bonjour, je m’appelle Mario et j’ai cinquante-trois ans. Je suis napolitain et français.
S’il y a une chose que je sais, c’est que le voyage fait partie de ma vie. Avant de quitter
l’Italie, j’étais déjà curieux de connaître ce qu’il y avait ailleurs. Tu sais, j’étais déjà allé en
Allemagne quand j’avais vingt ans et j’y suis resté deux ans. Une fille que j’avais suivie par
amour.
Aujourd’hui, je suis en France parce que j’ai rencontré la femme de ma vie, Nicole. Tu
vois, toujours les femmes, les femmes sont puissantes tu sais, vedrai, vedrai. J’ai d’abord
été en France, dans sa famille, en vacances ; j’étais touriste. Mais je me considère toujours
comme un vacancier.

Sourire.

Je me souviens du voyage, oui, on a pris le train jusqu’à Aix-en-Provence et de là,
jusqu’à Castres. Quand je suis parti, ma mère pleurait des larmes grosses comme ça.

Il me décrit un cercle de ses mains.

Et puis l’histoire s’est échelonnée ainsi. Je restais quelque temps, puis je repartais en
Italie deux, trois mois, pour gagner des sous. Je rentrais et je repartais de nouveau deux,
trois mois. J’ai fait ça pendant deux ans jusqu’à ce que je m’acclimate à la langue. Ah la
langue ! Elle était un mur pour moi et tu vois aujourd’hui après trente ans de vie ici, je dois
d’abord réfléchir en français pour te parler en italien. Mais elle reste au fond de moi. Elle
est juste trop emmitouflée.
Le français c’est avec ma fille que je l’ai appris. Oriana. Elle est née en 1985 et j’ai décidé
de rester en France pour elle. Je ne voulais pas qu’elle vive à Napoli, je ne voulais pas que
Napoli lui révèle la laideur de la vie. Je voulais qu’elle soit belle. C’est ma fille alors j’ai fait
un choix et j’ai choisi de quitter Naples. Tiens en 1980, en un an seulement il y a eu deux
mille quatre cents morts à cause de la camorra. Mais ça a été dur. J’étais même en colère. Je
m’ennuyais. Les gens étaient mous, et rien ne m’attirait. Alors je me disais dans trois mois
je repars chercher quelques sous et je reviens, et puis trois mois plus tard j’étais toujours
là et je me disais : « Bon si c’est pas maintenant ce sera plus tard » et puis tu vois ça dure
depuis trente ans.

Rire.

Aujourd’hui je sais que j’ai gagné parce qu’elle est heureuse.
Hum... le jour où j’ai rencontré des Italiens, ça m’a réchauffé le cœur parce que je
sortais enfin de « mon silence français » et d’un coup toute ma langue m’emplissait. L’Italie,
mamma, le soleil. Et puis ce silence s’est envolé petit à petit quand j’ai su habiter le français.
Grâce à Oriana. Je me souviens, on l’apprenait avec les Mickeys. Et quand je ne comprenais
pas un mot, c’est elle qui me l’expliquait en italien. Guarda papà, ti sbagli, vuole dire
questo non questo
. Tu veux que je te raconte quelque chose ? Des fois je faisais exprès de
faire des fautes de prononciation parce que j’ai remarqué que ça plaît au gens, ça rend plus
sympathique. C’était du marketing, bella.

Il me fait un clin d’œil.

Et puis avec la langue, j’ai pu trouver du travail et ensuite créer des entreprises. J’ai
d’abord été jardinier et laveur de carreaux. Et puis pizzaiolo, et enfin j’ai monté ma propre
pizzeria. À la napolitaine, principessa, les meilleures d’Italie. Et aujourd’hui j’ai une
entreprise avec ma femme. Et puis la France et moi on s’est lentement trouvé l’un l’autre.
J’aime la France et je me considère français de cœur. J’aime le Tarn. J’aime ce vert et ce
calme. On a d’abord été à Toulouse, puis Castres, Brassac, Lautrec et puis ici, Sète. Tu vois,
je voyage encore. Mais j’aime bien cette ville. Même si la mer n’est pas la même, j’aime son
odeur. La mer guérit. La mer te comprend. La mer est mère.
Tu sais ce que j’aimais, quand je pensais à la France, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité.
Et puis la langue aussi. J’aimais le son, même si je ne la comprenais pas vraiment. Je l’avais
prise en deuxième langue, mais ça ne voulait pas dire que je la comprenais pour autant.
Et tu sais, dans le sud de l’Italie, à Bari, il y a un dialecte dont le tissu est imprégné du
français ; par exemple pour dire mano ils disent main. Mais ça, je ne l’ai compris que des
années plus tard, quand j’ai su le français.

Mario s’arrête, il me regarde, sourit et ses yeux s’emplissent d’une absence que je ne peux toucher.
Il revient, sourit de nouveau et sa voix rauque me murmure ses pensées :

Tu sais j’ai déjà demandé la nationalité française. Une fois. Et puis toute cette paperasse
m’en a dissuadé. Et puis, à un moment donné, j’ai pensé à mes frères, à mes sœurs, ma
mère, mes cousins et j’ai eu ce sentiment d’abandonner ma famille. Maintenant que je sais
qu’on peut avoir la double nationalité, je vais y réfléchir. Mais, principessa, je suis déjà
français dans mon cœur. Oriana et Lorenzo ont la double nationalité, eux. Et puis, depuis
qu’ils sont tout petits, je leur ai montré l’Italie, j’ai essayé de la leur faire aimer. On y va en
vacances mais je ne voulais pas qu’ils soient élevés là-bas. Napoli pue, c’est bruyant, c’est
violent, surtout pour les femmes. C’est sans limite. Mais j’aime Napoli, ne te méprends pas,
c’est seulement l’homme qui n’y a pas de limite. Sa beauté est sans pareil.
Tu sais, je demanderais à être français seulement si j’ai de l’argent. Je veux être une
richesse pour ce pays, pas un poids.

Dis-moi Mario, as-tu subi parfois des confrontations violentes ? Est-ce que ton
enveloppe italienne a déjà suscité de la méchanceté ?

Pas vraiment, je n’ai pas vécu beaucoup de racisme. Je pense qu’il vaut mieux être
italien quand tu es en France qu’avoir une autre nationalité étrangère. Je dis ça peut-être
parce que l’Italien est sympathique, amical, souriant ou alors parce qu’il parle avec les
mains, il est beau.

Rire. J’aime son rire, il est plein de soleil, de blessure et de voyage.

Non, les seuls avec qui j’ai eu du mal ce sont les Marocains. Je ne sais pas pourquoi,
mais avec eux, j’ai toujours eu des problèmes.

Raconte-moi un peu ta famille, qui est-elle pour toi ? Comment la perçois-tu ?
Comment la ressens-tu ? Et Napoli ?

La famille compte beaucoup pour moi. C’est comme un fil d’or que tu ne vois pas mais
qui est toujours là. Depuis que je suis parti, on s’appelle au moins une fois par semaine et
puis j’y retournais souvent. Mais aujourd’hui que ma mère est morte, je ne retourne plus à
Napoli. Et puis je n’en ai pas envie. Un de mes cousins est venu, mais il n’est resté que deux,
trois ans et est reparti.
Ah Napoli ! Si je devais décrire cette ville je parlerais du soleil, de sa beauté, de la mer,
et de la pizza, certo ! Tu sais j’ai ramené quelque chose avec moi qui me rappelle tout ça et
qui fait le lien entre ces deux rivages. C’est un rasoir, un rasoir qui appartenait à mon grand
frère. Je me souviens, quand il l’utilisait, je m’asseyais derrière lui et je le regardais, et puis
quand il n’en a plus voulu, je l’ai pris et depuis je me rase avec.
Ce voyage est le voyage de ma vie. Je ne suis pas émigré, ce mot ne fait pas partie de
moi. Je me suis toujours senti citoyen du monde. Citoyen de mon cœur. Ce voyage m’a fait
grandir et il me grandit encore.
Je suis heureux.

Langue de rédaction

Un bel salto... - traduction par Clément Hégray

Un bel salto... - traduction par Clément Hégray

Quand je suis allé chez Roberto, un ami de la famille, pour faire l’interview, j’étais persuadé que j’allais passer un après-midi agréable en écoutant des anecdotes sur son expérience migratoire que je connaissais déjà en grande partie grâce à de précédentes discussions autour d’une table dressée à Noël. Après trois heures passées ensemble, cependant, je suis retournée chez moi en sachant que cette rencontre, durant laquelle un grand nombre d’anecdote ont réémergées, m’a permis de comprendre à quel point cette expérience, qui pourrait facilement être prise pour une simple parenthèse dans sa vie, a laissé une profonde empreinte chez mon interlocuteur et aussi que mon séjour actuel en France l’a amené à repenser avec plus d’intensité les émotions vécues dans une période de sa vie déjà lointaine.

Roberto avait treize ans quand, en 1952, il émigra de Campo Clot, une petite bourgade montagnarde, commune de Rodoretto (Val Germanasca, Piémont), vers Marseille. Ce fut « un beau bond », un changement radical, d’un environnement rural à la ville, du monde de l’enfance à celui des adultes, du travail et des responsabilités.

Roberto est parti parce que sa tante maternelle, qui habitait déjà à Marseille avec sa famille, avait demandé à ses parents de l’envoyer l’aider à la boutique. Son oncle était « décorateur, peintre en bâtiment plus précisément ; du moins c’est comme ça qu’on disait à l’époque, je ne sais pas comment on dit aujourd’hui » et en parallèle sa tante tenait un magasin de matériaux (papier peint, tapisseries, vernis, blanc, chaux et autres).

Ce qui a motivé les parents du garçon à accepter une telle demande, c’est que mes jeunes du Val Germanasca, une fois l’examen de la cinquième année élémentaire passée, toujours après avoir redoublé quelques fois pour retarder l’entrée dans le monde du travail, étaient destinés à la mine de talc de la vallée, avec toute la fatigue et les dangers qui vont avec. « Ici, il n’y avait aucune perspective : la mine ! Nous finissons tous là. » Par conséquent, envoyer un fils travailler dans un magasin était une alternative plutôt alléchante, d’autant plus que Roberto resterait tout de même dans sa famille.

De plus, durant l’été, sa cousine française, venue en vacance, avait vaincu l’hésitation de Roberto en lui parlant des voitures, bicyclettes et cinémas… « des choses que chez nous, nous n’avions absolument pas ». Et, une fois à Marseille, il a effectivement appris à faire du vélo. Et puis il est resté tellement fasciné par le premier film qu’il a vu, Quo Vadis, qu’il l’a raconté dans les moindres détails à son frère lors de sa première visite à la maison, après plus d’un an en France.

Alors, le départ fut décidé, non sans quelques réticences : « Ma mère m’avait concédé de partir, mais tu le sais, au final elle n’était pas du tout convaincue : m’envoyer si loin… à treize ans !.. » Et, même après le départ, sa mère n’avait pas appris avec plaisir de la bouche d’une connaissance de retour de Marseille, (Votre filh â counoui Marselho mélh quë mi, « Votre fils connaît Marseille mieux que moi »), que Roberto, au lieu d’être toujours « en sécurité » au magasin, devait parfois faire de longues promenades à pied pour récupérer chez les grossistes les rouleaux de papier peint nécessaire pour finir des travaux.

À chaque fois, début septembre, accompagné par son oncle décorateur, Roberto grimpait dans le car de ligne qui l’amenait à Briançon où, après une heure d’attente, il prenait le train pour Marseille. Sa mère, elle aussi montée dans le car, lui donnait les dernières recommandations, quand le car partait : elle devait crier au chauffeur de s’arrêter pour lui permettre de descendre. Puis le voyage commençait.

Après peut-être une heure j’ai commencé à pleurer et j’ai dû à peu près continuer pendant les huit heures de trajet ; de toute la journée, je m’en rappelle, j’ai mangé un œuf dur. Et quand nous étions déjà en train de descendre, sur le versant français, je me suis tourné pour regarder les montagnes et je pensais à quand je reverrai ce panorama en rentrant à la maison.

Ironie de la chose, toutes les fois où il est rentré en Italie, Roberto a voyagé de nuit, donc sans jamais revoir ces montagnes qui en avaient impressionné plus d’un le jour du départ. En effet, il existe une sorte de taxi nocturne Marseille-Val Germanasca effectué, comme le rapporte le passeport que Roberto me montre pendant qu’il parle, par Micol Jean-Paul, un homme désormais naturalisé français mais originaire de Massello, une autre petite commune de la vallée (et un service similaire était offert aussi par un monsieur de Cuneo).

Arrivé chez ma tante, j’ai de nouveau éclaté en larmes en me jetant dans ses bras pour chercher du réconfort, comme j’aurais fait avec ma mère. Mais ma tante était une femme décidée : elle m’a consolé, certes, mais elle m’a aussi dit « pleurer ne résout rien, il faut combattre, affronter les difficultés avec assurance »… et elle avait raison !

Roberto a ainsi commencé sa nouvelle vie à Marseille : il aidait un peu sa tante au magasin, il allait un peu avec son cousin (le fils de sa tante) qui avait un autre magasin de matériaux près du port (et avant que celui-ci ne ferme, après la mort de son oncle, Roberto en fut responsable pendant quelques temps, pour ensuite travailler avec son cousin comme peintre), il aidait un peu son oncle peintre et il se baladait un peu dans la ville avec son oncle Aldo.

Roberto, en effet, avait déjà un bon nombre de parents en France : un autre oncle maternel, Aldo, qui continuait à faire la navette entre la France et l’Italie, il s’était émigré avec sa femme et son fils à Marseille. D’autres cousins du côté de son père, en revanche, déjà nés en France (leurs parents s’étaient émigrés avant la Grande Guerre), vivaient à Cassis, où ils avaient un pied-à-terre, « un endroit étonnant, cette petite maison de montagne ». La visite chez ces parents était restée en mémoire de Roberto pour le bon repas, pour l’odeur du vin produit aux dernières vendanges qui remontaient jusqu’à la chambre où il couchait et parce que son cousin, descendu au village avec le cheval et la charrette, lui avait acheté L’Intrépide, un journal avec des bandes dessinées, des romans photos et quelques rubriques didactiques que Roberto lisait déjà en Italie. « J’étais au septième ciel ! »

L’oncle Aldo est peut-être celui qui a rencontré les plus grandes difficultés dans son parcours migratoire : avant de réussir à être naturalisé, il avait seulement un permis de séjour qui le contraignait à faire de multiples voyages à Milan pour des questions de bureaucratie. En outre, quand Roberto est arrivé à Marseille, il cherchait une maison parce qu’il avait dû abandonner la précédente (et toujours, son neveu l’accompagnait dans ses recherches, ce qui lui permettait de mieux connaître la ville).

A chaque fois, du haut de Marseille, nous regardions en bas et il me disait : « regarde comme la ville est énorme… et moi je ne trouve pas d’endroit pour dormir ! »

C’était peut-être aussi à cause de discriminations mais il ne me l’a jamais dit, nous n’en avons jamais parlé.

L’oncle Aldo a été une référence pour Roberto : il lui a appris à avoir un comportement plus désinvolte face à ce qui l’impressionnait et à se tenir à son bras avec plus de de délicatesse, sans s’agripper de toutes ses forces comme il l’avait fait la première fois qu’ils étaient sortis ensemble faire un tour dans cette ville qui « avec ces maisons si hautes, ces rues si larges, toute cette confusion » l’intimidait un peu. « Quand je voyais passer une voiture (et alors, par rapport à quand j’y suis retourné avec Mirella [sa femme], elles étaient encore peu!), je la suivait jusqu’à ce qu’elle disparaissait de la vue. Tu sais, à la maison je voyais seulement des chèvres, des vaches et quelques bicyclettes. »

Le soir, quand ils habitaient tous chez sa tante, Aldo et Roberto, le plus vieux avec son accordéon et le plus jeune avec son harmonica offert par son frère, ils jouaient ensemble les chansons qui étaient jouées à Val Germanasca lors des vëlhâ (les veillées dans l’étable, durant lesquelles les familles se réunissaient pour passer la soirée ensemble, en faisant de petits travaux pendant qu’on discutait et chantait ou, surtout pour les plus jeunes, on jouait). Ces chansons relataient des histoires, des croyances, des légendes mais surtout elles racontaient le travail, la famille, l’émigration, la guerre, en somme la vie des valliginai. « Et le dimanche c’était la fête pour de vrai pour moi parce que j’allais chez mon oncle Aldo et, avec mon cousin, nous mangions déjà les premiers yaourts, sans fruits encore, nature, mais c’était déjà un régal. » L’admiration et l’affection pour son oncle transparaissaient clairement de la voix de Roberto.

Cet oncle était un combattant : il a lui aussi fait ses batailles et il ne cédait pas, c’était un dur à cuire ! Tu vois, il avait aussi un regard un peu sombre, personne ne venait l’importuner ! Il était maçon, il travaillait comme une bête ! Il avait une force de volonté incroyable, une volonté de rester là pour travailler ! Je croyais qu’après un peu de temps je me serais découragé et j’aurais laissé tombé, mais pas lui ! C’est aussi parce qu’il avait son fils qui étudiait ici…

Et ainsi, l’oncle Aldo s’est par la suite accommodé de ce qui avait été un temps la chambre de la bonne, au cinquième étage d’un immeuble, nue pièce de 3 mètres par 1,5. « Ah, j’ai compris : vous êtes dans un placard. » dit le médecin de famille lors d’une visite à domicile.

Mais mon oncle s’était organisé ! Et dans cette petite pièce, il avait un lit superposé et un lit de camp que, la journée, était glissé sous le lit, une petite table sur le mur qui était baissée à l’horizontale au besoin, les sièges avaient des tiroirs et, quand on mangeait, deux s’asseyaient sur le lit ; il y avait la lucarne qui donnait sur le toit et mon oncle avait mis un entonnoir pour se raccorder à la gouttière de façon à pouvoir déverser l’eau des plats. La nécessité favorise l’ingénierie !

Et aussi Roberto, effectivement, a adopté ses petites astuces : pour ne pas se perdre alors qu’il faisait les commissions que ses oncles lui avaient confiés, il s’était doté d’une carte de Marseille, prise dans un magasin, sans que personne ne lui suggéra, un calendrier qui avait sur l’arrière un plan de la ville.

Même à l’extérieur du cadre familial, Marseille n’était pas une ville pauvre en italiens, et beaucoup d’entre eux étaient d’origine piémontaise ou provenaient même directement de Val Germanasca ; ça a permis à Roberto de nouer des liens avec d’autres émigrés et de se sentir un peu moins distant de chez lui. C’était le cas de l’ouvrier du voisin : « Les premiers temps après mon arrivée, il y avait un charbonnier qui habitait proche de chez ma tante, et qui avait un ouvrier originaire de la province de Cuneo ; alors, assis sur le muret devant la maison, nous échangions quelques mots en italien ! » ; ou du monsieur de Rodoretto qui faisait ramoneur : « Avec mon oncle, nous étions allé faire des travaux chez lui. Il m’avait offert une salopette. J’étais si content ! Je m’en rappelle aussi parce qu’il bégayait un peu ; mais quelques fois il chantonnait et alors il ne bégayait plus. »

Du reste, au moment où Roberto gérait le deuxième magasin de la famille, même un français, le policier du quartier où le local se trouvait, était devenu son ami et venait lui rendre visite en boutique.

Un autre grand centre de rencontres présent à Marseille était l’Union Vaudoise que Roberto a fréquenté en tant que vaudois et qui permettait à toutes les personnes émigrées des Vallées vaudoises de se rencontrer et de se réunir pour de grandes occasions, comme la fête du 17 février. « Il y avait beaucoup de monde, on te trouvait et puis ceux qui retournaient dans les Vallées donnaient des nouvelles des autres à leur famille ».

Dans le Piémont, les Valli Germanasca, Chisone et Pellice, appelées à tord Vallées vaudoises, ont historiquement été une place forte vaudoise, où cette confession religieuse (une minorité chrétienne pas catholique qui a repris le mouvement de la prédiction de Valdès de Lyon au XIIe siècle, et qui s’est diffusé ensuite dans toute l’Europe, prenant racine surtout dans les Alpes Cottiennes, en Provence, en Calabre et dans le sud de l’Allemagne) a survécu aux persécutions de l’Église Catholique et des rois de France et d’Italie jusqu’à nos jours. Le 17 février est l’une des fêtes les plus importantes pour les habitants de ces vallées, en mémoire du jour où Carlo Alberto, en 1848, concéda aux vaudois les droits civils et politiques dans le Royaume de Sardaigne ; pour cette raison, cette fête est remémorée et célébrée même par ceux qui ont quitté les Vallées pour d’autres endroits.

Roberto a suivi le catéchisme (que les vaudois font entre treize et dix-sept ans) à Marseille et, pour l’occasion de sa Confirmation, à l’âge de seize ans (un an avant ce qui était prévu), même ses parents sont venus le voir. « Mais avant, ma mère était déjà venue une fois seule. Figure toi, de toute sa vie, elle est peut-être venue une fois à Turin ! Mais elle n’a pas résisté ! Alors elle a pris le car puis le train pour venir me voir. »

Roberto se rappelle qu’au catéchisme il avait dû mettre à l’épreuve son français un peu incertain, surtout à l’écrit.

Je devais écrire des commentaires sur des passages bibliques et ma tante me les corrigeait ; à chaque fois le prêtre disait « Robert a un peu de difficultés dans la langue », mais tout était pardonné. Ils le comprenaient. J’étais bien vu en tant qu’étranger, parce qu’à Marseille, cité portuaire, il y avait un peu de tout. Je n’était certainement pas une exception et ils faisaient très peu de différences.

Dans les faits, Roberto n’a jamais appris à écrire le français correctement, bien qu’il avait quelques rudiments de la langue avant de partir, puisqu’à Rodoretto les leçons à l’école doménicale (le pré-catéchisme) étaient tenues en français et, de plus, sa mère l’enseignait à l’école. « C’était le français un peu approximatif des Vallées, mais on voyait que j’avais un pressentiment parce que ça me plaisait et j’écoutais volontiers ses leçons ! »

Sagement, sa tante de Marseille lui avait imposé de parler français aussi à la maison, afin que Roberto puisse l’apprendre le plus rapidement et correctement possible, bien qu’entre elle et l’oncle, ils parlaient le patois. « J’avais un peu honte de parler français à ma tante et je commençais spontanément à traduire à la lettre depuis le patois. Un jour je suis entré au magasin et la lumière été allumée, alors j’ai dit à ma tante : ‘Tante, je tue la lumière ?’ », du patois Arnasou la lücche ?, dont le premier sens du verbe arnasâ est tuer, même si dans cette occurrence spécifique il indique l’action d’éteindre la lumière. 

Quand Robert avait presque seize ans, sa tante alla au consulat pour régulariser son permis de séjour, étant donné que, jusqu’à ce moment, son neveu était son hôte. Toutefois, au consulat, on lui dit que les permis de séjour pour apprentis peintre en bâtiment étaient déjà si nombreux (bien qu’il fût un travail plus recherché et moins fréquent par rapport au maçon, métier très diffusé parmi es immigrés) et on leur suggéra d’entreprendre les démarches pour la naturalisation de Roberto. Dans les décennies précédentes, une telle opération aurait pris beaucoup plus de temps, mais à l’époque, le changement de nationalité pouvait être fait en un an, probablement parce que, face au conflit qui se profilait en Algérie, les autorités françaises trouvaient utile d’accroître le nombre de citoyens potentiellement prêts à être appelés aux armes.

Pour moi, ça m’était indifférent d’être français ou italien ; au contraire, je penchais peut-être plus pour la naturalisation : quand j’étais à Marseille, j’étais bien là. Le problème était quand je retournais chez moi, car repartir ensuite était difficile. La nostalgie est un animal féroce ! Et ce au point où j’enviais mon frère qui pouvait rester là à porter la hotte pleine de fumier, peut-être l’une des choses les plus odieuses qu’on devait faire nous-même à Campo Clot, alors que je devais partir.

Finalement, ce fut surtout la peur que Roberto avait de se faire enrôler dans l’armée et d’être envoyé en Algérie (« Mon cousin, qui était déjà né en France, a dû aller là bas ») qui l’amena à pousser sa mère a maintenir sa citoyenneté italienne et, alors, de le faire rentrer à la maison. Le 7 avril 1955, selon le passeport : c’est la date du rapatriement définitif de Roberto.

Robert est alors redevenu Roberto, mais le garçon qui était parti (je regarde sa photo avec ses sandales achetées spécialement pour son départ et il me paraît si jeune, encore un enfant!) est retourné en étant adulte de cette expérience, un chapitre fondamental de son existence, encore vivace dans sa mémoire jusque dans les moindres détails, des noms des rues à la disposition du mobilier dans la maison, des instants les plus ordinaires aux événements qui ont déterminé en quelque sorte son avenir, des joies aux douleurs qui ont nourri l’homme qu’il est aujourd’hui.

« Une fois rentré, pour les premiers temps j’ai travaillé dans les plantations de pins qu’on avait planté au dessus de Rodoretto, dont on prenait des jeunes garçons et filles de mon âge pour s’occuper, et l’année suivante j’ai commencé à travailler dans la mine. » Avec le temps, Roberto s’est construit une famille et n’a plus quitté la Val Germanasca, sinon pour des voyages de loisirs et les visites à sa famille restée en France.

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Du Frioul au Languedoc, une émigration heureuse

Du Frioul au Languedoc, une émigration heureuse

Je vais vous raconter l’histoire de la famille de Roland Segatti, un ami de mes parents dont le
grand-père, Luigi, a émigré en France.

Luigi est arrivé au début de l’année 1963. Il a émigré avec un contrat de travail dans le secteur du
bâtiment en tant que coffreur-ferrailleur, métier qu’il exerçait déjà en Italie.

À l’époque Luigi a effectué le voyage seul, en voiture. Après quelques années, ses deux fils l’ont
rejoint, Florido (le père de Roland) et son frère ; ils avaient respectivement dix-neuf et dix-huit ans.
Les autres membres de la famille étaient encore trop jeunes pour s’expatrier.

Les Segatti sont originaires du village de Forni di Sotto (660 habitants) dans la province d’Udine,
au Frioul. Ils sont venus en France dans l’espoir d’améliorer leur niveau de vie grâce à un meilleur
salaire. Au début, Luigi a travaillé dans les environs de Grenoble puis à Vienne (Vaucluse) et en
Haute-Savoie. D’ailleurs les paysages de montagnes lui rappelaient ses Alpes italiennes, ce qui l’a
aidé à faire une transition « en douceur » entre l’Italie et la France. Dans ces régions, l’offre de travail
dans le secteur du bâtiment était importante : édification de barrages et création de complexes. En
1964, Luigi est parti travailler en Languedoc pour construire les ponts de l’autoroute reliant Nîmes
à Montpellier. À cette époque, le reste de la famille est venu le rejoindre et s’est installée en France.
Puis il a participé à la construction de la station balnéaire de la Grande Motte et de ses pyramides.
Avant d’émigrer Luigi bénéficiait d’un contrat de travail ; le transfert de l’Italie à la France n’a pas
été difficile car dans ces conditions les visas étaient accordés automatiquement. Cependant il n’a été
naturalisé que vingt ans plus tard dans les années quatre-vingt.

À son arrivée en France il ne connaissait pas le français, il l’a appris sur le tas, au travail. La
présence d’autres travailleurs italiens a mené à la formation de petits clans d’Italiens. Pourtant,
l’intégration n’a pas été difficile, en effet, Luigi, ainsi que ses deux fils, ont été très bien accueillis et
c’est pour cela qu’ils se sont par la suite installés en France, à Lunel.

À l’époque les moyens de communication n’étaient pas aussi développés qu’actuellement : Luigi
communiquait avec sa famille par télégrammes ou par téléphone mais ces derniers n’étaient accessibles
que dans les postes, les bars ou les épiceries. Ce n’était pas tous les jours que l’on communiquait avec
l’Italie mais seulement pour annoncer des événements importants.

Ce transfert de l’Italie vers la France n’a donc pas été vécu comme un traumatisme par les Segatti
car ils savaient que, grâce à leurs contrats de travail en France, ils partaient pour une vie meilleure.
Luigi a tellement apprécié son pays d’adoption que lui et sa famille ont décidé de s’y installer. C’est
d’ailleurs près de Lunel que la grand-mère de Roland a terminé sa vie, en 2011. Ainsi si c’était à refaire
ils renouvelleraient l’expérience sans hésiter.

Roland a encore de la famille dans la région du Frioul et il lui rend visite régulièrement. Le
maintien de la tradition italienne reste très important pour lui et sa famille, par exemple, quand
Roland est avec son père Florido, ils parlent le patois du village natal de Luigi. De plus, la famille de
Roland maintenant installée en France maintient les traditions italiennes par la cuisine par exemple.
Mais continuer à cuisiner à l’italienne, quand le grand-père de Roland est arrivé en France, n’était pas
si facile car les ingrédients typiques italiens n’étaient pas aussi disponibles que maintenant.
La famille de Roland a décidé de s’installer en France, elle a très vite créé des liens solides avec
les Français. On peut donc qualifier cette émigration « d’émigration heureuse ».