Derrière chaque grand homme se cache une femme

Derrière chaque grand homme se cache une femme

Une belle rencontre

En arrivant rue Nicolas Pietkin à Thier-à-Liège, sur les hauteurs de la ville de Liège, je découvre
un quartier verdoyant, calme et agréable. À première vue, c’est une banlieue modeste et sympathique.
Je ne peux m’empêcher de lire les noms sur les boîtes aux lettres, qui témoignent d’une forte présence
italienne. Au bout de la rue, j’aperçois un espace vert, des bancs où quelques personnes âgées s’asseyent
pour parler et, derrière, de belles collines, plantées d’arbres. Une carte postale en somme. Au numéro
8, je trouve Ivo Saccomano qui m’explique que ces collines, qu’on appelle terrils, sont une trace du
passé récent du quartier. Combien ces collines, complètement noires il y a encore une quarantaine
d’années, l’avaient impressionné le jour de son arrivée en Belgique !

Ivo est un mineur italien, venu en Belgique en octobre 1955. Il a fait le voyage en train, après
avoir passé de nombreux contrôles sanitaires (trois radiographies des poumons notamment). Il venait
travailler dans les mines belges dans le cadre de l’accord bilatéral signé entre l’Italie et la Belgique en
1946. Cet accord prévoyait l’arrivée d’Italiens dans les charbonnages belges, la Belgique envoyant en
retour du charbon en Italie. De cette façon, Ivo pouvait échapper au service militaire et envoyer de
l’argent à sa famille restée en Italie, dans son village natal, Orgnano di Basiliano, un petit village du
Frioul. La vie en Belgique, surtout dans les mines, était très dure. D’innombrables témoignages le
montrent. Mais c’était surtout une vie solitaire. On travaillait six jours sur sept dans le charbonnage et
le dimanche il fallait laver et réparer les vêtements, préparer à manger pour toute la semaine. C’était
d’autant plus dur que les conditions de vie prévues par cet accord italo-belge étaient peu, voire très
peu, respectées. Pendant deux ans, Ivo reste seul en Belgique et trouve du réconfort dans les lettres
qu’il échange, au moins une fois par semaine, avec Ines Micelli. Il lui envoyait de l’argent pour qu’elle
puisse acheter des timbres et, quand cela ne suffisait pas, elle vendait des œufs en cachette de sa famille
qui pourtant n’était pas dans le besoin, mais qui voyait cette correspondance d’un mauvais œil. Au
bout de deux ans, Ivo rentre en Italie et épouse Ines, qui n’a alors que dix-neuf ans : « Je ne me rendais
pas trop compte, mais je suis venue ici par amour. L’amour rend aveugle, comme on dit. Je ne regrette
pas. L’expérience que j’ai eue ici a été très riche ».

Ines Micelli, originaire elle aussi d’Orgnano di Basiliano, part donc pour la Belgique le 10 août
1957, le jour de son mariage avec Ivo. Le soir même, à minuit, Ines et Ivo sont arrêtés sans certificat
de mariage à la frontière italo-suisse, elle pour abandon du toit paternel et Ivo pour enlèvement de
mineure. Grâce à un frère d’Ines qui est douanier, ils parviennent quand même à continuer leur
voyage jusqu’en Belgique. « Quel drôle de voyage de noces et quel drôle de lune de miel ! », me dit le
couple en riant.

Ines est venue soutenir son mari en Belgique, bien que le fait d’émigrer n’ait pas été pour elle
une obligation. Elle aimait son village, sa famille, elle avait de l’argent, « enfin, j’étais gâtée moi ».
Arrivée à Liège, elle a souffert. Aujourd’hui elle trouve dommage qu’on ne parle jamais de la condition
des femmes immigrées et elle voudrait laisser des traces, puisque, dit-elle, quand on parle, le monde
avance. La condition de la femme doit s’améliorer de génération en génération :
Ma maman me disait quand j’étais petite : si je savais que mes deux filles feraient la vie
que j’ai faite, j’aurais préféré les voir mortes. Heureusement les choses se sont énormément
améliorées.

À cause de ces mots d’Ines, j’ai voulu consacrer, dans ces quelques lignes, le plus de place possible
à sa condition de femme durant ses années d’intégration en Belgique. Si elle « ne descend pas à la
mine », la femme du travailleur n’en occupe pas moins un rôle clef dans la réalité de l’immigration,
comme le montre cet entretien, dont j’ai eu plaisir à rendre compte car il part, avant tout, d’une belle
rencontre.

« Tout est une question de choix »

S’il faut bien une chose, quand on immigre, c’est du courage. On quitte sa famille, on arrive dans
un pays où l’on ne connaît ni la langue, ni les mœurs, ni le climat... La devise d’Ines et Ivo devient
alors :

Il faut faire des choix. Tout est une question de choix. On n’aime pas le mot « privation »,
ni ses dérivés tel « privé » ou encore « priver ».

C’est sans aucun doute une façon très positive de voir les choses. D’autres mères immigrées,
expliquent-ils, donnaient tout à leurs enfants, une glace, des sucreries, en revanche, il n’y avait pas
une miette de pain dans l’armoire. Il faut donc savoir gérer et savoir identifier ses priorités.
Vu que nous avions peu d’argent, j’achetais de la viande tous les jours pour lui, et moi,
je mangeais du pain sans rien. « Mais tu ne manges pas ? » disait Ivo. « J’ai mangé avant,
j’avais trop faim. » Mais j’avais mangé du pain sec.

On dit en Belgique que derrière chaque grand homme se cache une femme. Très souvent on
l’oublie. L’histoire des femmes dans l’immigration est trop peu évoquée et étudiée, puisque celles-ci
n’occupent pas le rôle « visible ». Ainsi, pendant qu’Ivo partait à la mine, Ines restait à la maison, dans
des conditions – surtout en hiver – difficiles. La moindre tâche quotidienne devenait une épreuve :
les habits de travail d’Ivo devaient être lavés, or, ils étaient noirs de charbon et le couple n’avait pas de
machine à laver. En outre, la maison dans laquelle ils habitaient laissait à désirer. Il fallait louer une
maison de la mine car si une maison « privée » était libre, on ne la louait « ni aux étrangers, ni aux
chiens ». Dans la maison où habitaient Ines et Ivo, ils se retrouvaient parfois sans charbon. Surtout au
début, le couple ne pouvait pas se permettre de chauffer leur maison toute la journée. Donc Ivo parti,
Ines retournait au lit, afin de retrouver un minimum de chaleur. Leur premier fils, la première année
de sa vie, a eu de la fièvre tous les jours. « Il y avait tellement de courants d’air », explique Ines. De plus
la maison était complètement penchée à cause de l’affaissement du sous-sol minier. En hiver, il arrivait
que tous les tuyaux soient gelés, même dans la pièce où le poêle était allumé. Après plus de vingt ans,
Ivo et Ines se sont décidés à acheter une maison à eux (ils ont reçu une somme inespérée), à côté de la
mine. Les personnes qui habitaient dans la rue, où le couple vit encore aujourd’hui, sont venues parler
aux anciens propriétaires de la maison pour les convaincre d’annuler la vente « puisqu’ils voulaient
pas d’Italiens dans leur quartier ». Mais Ines de renchérir : « Je ne regrette rien ».

Le jour où Ines est arrivée à Liège, elle a énormément pleuré. Il en a été de même quand la
première lettre de sa famille, restée en Italie, lui est parvenue. En prenant son courrier, elle a vu une
femme italienne, immigrée depuis plus longtemps qu’elle, et ainsi, plutôt que d’ouvrir la lettre, elle est
allée « parler avec cette dame, puisque la lettre y resterait ». Le contact avec cette personne pourrait, en
revanche, se perdre. Et Ines a bien fait, puisque cette dame a ensuite aidé Ines, plus pauvre qu’elle, en
l’invitant au chaud chez elle, en lui offrant un café de temps en temps (Ines et Ivo étaient trop pauvres
pour pouvoir se permettre ces petites choses du quotidien). « Cela m’a appris à saisir le moment ». Tout
cela pour dire que, parallèlement à cette vie dure, il existait une grande solidarité entre les femmes :
Beaucoup de femmes m’ont accueillie de diverses manières : me donnant diverses
informations, en faisant des traductions d’italien en français... je ne sais pas comment les
remercier, mais j’y pense souvent.

Ines est arrivée seule, car son mari était occupé durant la journée et elle n’avait pas d’autres parents
en Belgique, mais elle a pu trouver dans son quartier de véritables amies. « Comme dit un proverbe
de chez nous : qui a trouvé un ami a trouvé un véritable trésor ». Le fait d’aller à l’église permettait de
faire des connaissances. À force de voir toujours les mêmes personnes, on finissait par devenir amis.

Les incompris au pays

En Italie, en voyant tous les dépliants roses annonçant qu’on recherchait des mineurs, on pensait
que la vie en Belgique était meilleure, que l’on gagnait de l’argent, que l’on menait la belle vie en somme.
Le plus dur était de voir, et surtout d’accepter, que ce n’était pas le cas. On avait la vie que l’on pouvait
avoir. Ines portait tous les jours le même « tablier ». Et puis un autre petit « tablier » par dessus. Après
cinq ans en Belgique, le couple est rentré pour la première fois en Italie, avec leurs deux premiers
enfants. Pour l’occasion, Ines avait acheté une petite robe. La réaction d’une personne de sa famille en
voyant la robe d’Ines en disait long : « ils n’ont pas mieux que ça en Belgique que tu viens ici comme
ça ? » Personne n’était prêt à écouter l’autre. Il fallait montrer une Belgique qui n’existait pas, plus belle
que ce qu’elle était. Il fallait rentrer vainqueur. Pour alléger un peu ses problèmes financiers, Ines avait
même trouvé un emploi « à la fabrique ». Mais, tombée enceinte peu après, on ne l’a plus embauchée.
Plus tard, tant que les enfants étaient petits, tous deux ont décidé qu’il valait mieux qu’Ines reste à la
maison, pour s’occuper des enfants. Ils ne pouvaient pas payer une nourrice et il n’y avait simplement
pas de services où envoyer les enfants dans les quartiers « des immigrés ».

« Je savais dire que “oui” »

J’ai eu des problèmes un jour et cela m’a marquée tristement, mais en même temps ça
m’a fait réfléchir, ça m’a fait changer toute ma personne. On avait deux pièces, la cuisine
et la chambre à coucher juste à côté. Un jour un plombier de la mine arrive. Et je savais
dire que oui en français. Mais je savais faire un café, un café italien ou un café belge c’est
toujours du café. Alors il prenait une tasse de café avec moi, je disais que oui, mais je ne sais
pas ce qu’il disait, et pour finir, comme la chambre à coucher était juste à côté, il baisse ses
pantalons. [...] Et moi je me suis dit là, il faut que je change, il faut que j’apprenne. Je disais
à mon mari « on retourne en Italie » mais il disait « non parce que ci, parce que ça », il
avait des problèmes d’argent. Alors il fallait absolument que je change. Et j’ai pris des cours
de français. Je descendais le soir à pied en ville pour prendre des cours de français, parce
qu’on n’avait pas de moyens pour prendre le bus. Il y a eu d’autres occasions comme ça, qui
me faisaient comprendre que j’allais avoir des problèmes de langue. Je ne comprenais pas
un mot. Ce qui m’a soutenu c’était le fait que j’aimais mon mari, peut-être qu’aujourd’hui
ce ne serait pas possible. J’ai dû tout quitter pour lui. J’avais une famille, j’avais à manger,
à boire, tout ce que je voulais. J’étais gâtée moi, donc je suis venue pour lui, sans argent. Il
faut vraiment s’aimer très fort pour pouvoir supporter...

La langue est un thème récurrent quand on parle d’immigration et d’intégration, puisqu’elle est
indispensable. Les raisons qui motivaient Ines à apprendre le français sont ainsi très claires. Pour Ines,
c’était même devenu quelque chose de vital. Ines, en allant suivre des cours de français presque tous
les jours (à pied, puisqu’elle n’avait pas d’argent pour prendre le bus), apprend donc la langue bien
avant Ivo, déjà en Belgique depuis deux ans. Mais longtemps encore, Ines a ressenti les défauts de
langue comme pénalisants :

Un jour mon fils devait aller chez le docteur et je lui ai fait écrire la feuille que moi, je
signais. Mais à l’école on ne l’a pas laissé partir parce que ce n’était pas moi qui l’avais écrit...
mais moi je ne savais pas l’écrire correctement en français. J’avais confiance en mon fils, il
ne faisait pas de blagues.

Ivo ajoute en rigolant :
Il y a parfois des mots, que je connais en frioulan, mais pas en français, ni en italien et
vice versa. Une fois, ma fille s’est mise à rire comme une folle : tu n’as pas entendu ce que
tu as dit ? Tu as commencé en français, tu es passé par l’italien et tu as fini en frioulan. Tu as tout mélangé !

Tout cela illustre le processus d’apprentissage qui ne va pas de soi. Le problème, ajoute Ines, est que « l’on ne peut pas faire comme ça avec n’importe qui ».

Ines, venue par amour, explique qu’elle souffrait beaucoup au début. Du mal du pays. D’exclusion.
De racisme.

Vivre ici dans une maison laide, dans un monde où on était vu comme ça, c’était un
monde malsain pour moi. Quand tu as quelque chose, tu es considéré. Quand on a acheté
la maison, nous étions mieux vus. Les enfants étaient bons tous les trois. Ils ont étudié. On
nous disait : Aaah vous êtes un modèle de famille. Mais pourquoi ? Avant qu’est- ce qu’on
était ?

Le couple n’était pas venu pour rester en Belgique. Savoir qu’ils allaient retourner en Italie, une
fois la situation financière améliorée, rendait plus difficile l’intégration. Mais avec les enfants qui
commençaient à aller à l’école, le couple a jugé plus favorable, afin de ne pas déranger leur vie, de
rester. La décision prise, Ines a commencé à moins souffrir (pour Ivo c’était exactement le contraire :
son but en Belgique était d’envoyer de l’argent chez lui, maintenant qu’il ne travaille plus, la raison
initiale n’existe plus).

La vie associative

Ines n’était pas la seule à souffrir. Et elle le savait. Ainsi elle a décidé d’aider les autres femmes,
immigrées après elle. Elle est même devenue responsable d’un groupe de femmes immigrées : « Ce
n’est pas parce que moi j’ai souffert que d’autres doivent souffrir aussi ». En tant que responsable, elle
faisait l’interprète, parce que beaucoup d’immigrants ne savaient parler que patois (le napolitain et
le sicilien surtout). « On comprend tous les dialectes italiens maintenant » ajoute Ivo en rigolant.

Quand Ivo travaillait, Ines accompagnait même les immigrés siciliens chez le médecin, sans savoir
parfois qui étaient ces personnes. Il y avait une confiance à la fois énorme et nécessaire. Ines raconte
aujourd’hui qu’elle sait beaucoup de choses très intimes des familles immigrées, puisqu’il fallait savoir
pour traduire. Elle s’occupait aussi des dossiers des autres familles qui voulaient acheter une maison
liégeoise :

Chez nous c’était un bureau social. On accueillait aussi pas mal de nouveaux immigrés,
qui n’avaient pas encore trouvé une maison. Mais on a été compensé largement par leur
gentillesse après. Une femme, tant d’années après, m’a même offert les premières fraises de
son jardin !

Par la suite, Ines, tout comme Ivo, s’engagera dans beaucoup d’associations. Ivo plutôt dans des
associations syndicales, notamment la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), Ines dans les
associations sociales comme « Familles nombreuses », et « Vie Féminine », mais cela va presque de
soi.

La seconde génération

Un autre aspect important de l’immigration italienne est de voir comment les enfants s’intègrent
dans leurs écoles, villages, etc. C’était, sans aucun doute, la première préoccupation d’Ivo et Ines. Il
fallait surtout mettre les enfants à l’école, dès l’école maternelle pour faire en sorte qu’ils apprennent le
plus tôt possible le français (chez eux, ils ne parlaient que le frioulan). Ines explique comment, dans
d’autres familles, le fait que les mamans – le mammone – gardaient les enfants à la maison a pénalisé
leurs enfants pour les années à venir. Ici revient la « question de faire des choix » : ce qui était le plus
important pour le couple c’était de faire étudier les enfants :

Là encore, selon nos familles en Italie, nous avons de la chance que nos enfants aient
fait des études. Mais ils ne demandent jamais, par contre, comment nous avons fait… tout
le monde trouve toujours que les autres sont meilleurs qu’eux.

L’erba del vicino è sempre più verde, en quelque sorte.
En termes d’intégration les enfants avaient des problèmes à l’école, non pas à cause de la langue,
mais à cause de l’étroitesse d’esprit d’autrui. Les Italiens étaient mal vus par les Belges puisqu’ils
venaient ici pour « voler » leur travail, leur pain. Ainsi, alors que leur premier fils avait été en tête
de classe l’année précédente, ses résultats avaient baissé. Ivo est donc allé voir l’enseignant qui lui a
expliqué qu’il n’y avait rien de plus normal puisque son fils était un immigré italien. Mais, dit Ines,
« il était italien l’année d’avant aussi, et il n’y avait aucun problème ». Quelques années plus tard,
un enfant a dû quitter l’école parce que la fille d’Ines et Ivo avait de meilleurs résultats que lui, ce
que ses parents n’admettaient pas. Les enfants ressentent énormément cela. La compréhension des
professeurs n’était pas toujours au rendez-vous non plus : un titre de devoir pour les cours de français
était « J’accompagne mon père au bureau de vote ». Pour leur fils ce n’était pas une réalité, puisqu’Ivo
ne pouvait pas voter. Ne sachant qu’écrire, l’enfant a rendu une copie presque blanche, s’attirant les
foudres de son enseignant. Cela n’est qu’un exemple.

C’est le premier enfant du couple qui a le plus senti les difficultés de l’immigration. Mais tous les
enfants ont surtout souffert du manque de présence d’Ivo à la maison. Le couple les a tous mis devant
le choix : les études ou le luxe (vêtements, loisir...). Au fur et à mesure, les enfants ont pris conscience
de ce que leurs parents avaient fait pour eux et maintenant « ils l’apprécient beaucoup ».

L’italianité maintenant

Aujourd’hui Ivo et Ines Saccomano regardent encore la télévision en italien. Et quand je leur
demande ce qu’ils regardent, ils répondent en choeur : « on regarde la Rai Uno, puisqu’ici le journal
commence à sept heures trente, en Italie à huit heures. Donc c’est parfait. Comme on est ouvert,
on s’intéresse un peu à tout. À la Belgique, à l’Italie. » Quant à la cuisine, elle aussi est le fruit d’un
mélange. Quand Ivo me montre une photo pour me présenter tous les membres de la famille, je me
rends compte à quel point l’italianità demeure chez eux : leurs petits-enfants ont tous des prénoms
italiens (Laura, Paolo, Sabrina et Anna), parlent couramment la langue et visitent leur pays d’origine
quand ils le peuvent.

« Mais qu’est-ce que je suis alors ? »

On dit qu’un immigré restera toujours un immigré. Au début j’étais choquée,
maintenant je comprends mieux. Quoique, on est tous des personnes.
Aujourd’hui, Ines et Ivo ressentent toujours le manque de leur terre natale, de leurs racines
(« surtout au niveau climat », rigole Ivo). Mais, disent-ils, « quand on est là-bas, on veut être ici, et
inversement ». Cinquante-sept ans après le départ d’Ivo pour venir travailler dans les mines, le couple
retourne au moins une fois par an en Italie et essaie de parler des conditions des mineurs italiens,
devenus étrangers aux yeux de leur pays.

On n’est ni là, ni ici. Quand on est là et qu’on critique les Belges, ça me fait mal. Quand
on est ici et qu’on critique les Italiens ça me fait mal aussi. Quand on va en Italie on nous
appelle « les Belges », en Belgique on nous appelle « les Italiens ». Une fois notre fils nous
a demandé : « mais qu’est-ce que je suis alors ? »

Malgré les difficultés qu’ils ont pu avoir, Ines et Ivo se sont battus pour changer des choses, elle sur
le plan social en tant que militante de « Vie Féminine », lui pour améliorer les conditions de travail en
manifestant et en s’engageant même en politique. Ces derniers mots d’Ines me semblent la meilleure
conclusion :

La solidarité ne devrait jamais mourir, parce qu’elle permet à l’Homme de vivre, sentir
que quelqu’un nous aide, nous écoute et partage nos peines. C’est pour moi une grande
richesse, une grande valeur humaine.

Langue de rédaction

Ciao principessa !

Ciao principessa !

Mario est un ami de la famille que je connais depuis que je suis enfant. Son côté « italien » m’a
toujours attirée et il fait partie de mon histoire d’amour avec l’Italie. Aujourd’hui j’aimerais vous
raconter un peu de son histoire...

Ciao principessa, dis-moi comment je commence ? Attends je sais :
Bonjour, je m’appelle Mario et j’ai cinquante-trois ans. Je suis napolitain et français.
S’il y a une chose que je sais, c’est que le voyage fait partie de ma vie. Avant de quitter
l’Italie, j’étais déjà curieux de connaître ce qu’il y avait ailleurs. Tu sais, j’étais déjà allé en
Allemagne quand j’avais vingt ans et j’y suis resté deux ans. Une fille que j’avais suivie par
amour.
Aujourd’hui, je suis en France parce que j’ai rencontré la femme de ma vie, Nicole. Tu
vois, toujours les femmes, les femmes sont puissantes tu sais, vedrai, vedrai. J’ai d’abord
été en France, dans sa famille, en vacances ; j’étais touriste. Mais je me considère toujours
comme un vacancier.

Sourire.

Je me souviens du voyage, oui, on a pris le train jusqu’à Aix-en-Provence et de là,
jusqu’à Castres. Quand je suis parti, ma mère pleurait des larmes grosses comme ça.

Il me décrit un cercle de ses mains.

Et puis l’histoire s’est échelonnée ainsi. Je restais quelque temps, puis je repartais en
Italie deux, trois mois, pour gagner des sous. Je rentrais et je repartais de nouveau deux,
trois mois. J’ai fait ça pendant deux ans jusqu’à ce que je m’acclimate à la langue. Ah la
langue ! Elle était un mur pour moi et tu vois aujourd’hui après trente ans de vie ici, je dois
d’abord réfléchir en français pour te parler en italien. Mais elle reste au fond de moi. Elle
est juste trop emmitouflée.
Le français c’est avec ma fille que je l’ai appris. Oriana. Elle est née en 1985 et j’ai décidé
de rester en France pour elle. Je ne voulais pas qu’elle vive à Napoli, je ne voulais pas que
Napoli lui révèle la laideur de la vie. Je voulais qu’elle soit belle. C’est ma fille alors j’ai fait
un choix et j’ai choisi de quitter Naples. Tiens en 1980, en un an seulement il y a eu deux
mille quatre cents morts à cause de la camorra. Mais ça a été dur. J’étais même en colère. Je
m’ennuyais. Les gens étaient mous, et rien ne m’attirait. Alors je me disais dans trois mois
je repars chercher quelques sous et je reviens, et puis trois mois plus tard j’étais toujours
là et je me disais : « Bon si c’est pas maintenant ce sera plus tard » et puis tu vois ça dure
depuis trente ans.

Rire.

Aujourd’hui je sais que j’ai gagné parce qu’elle est heureuse.
Hum... le jour où j’ai rencontré des Italiens, ça m’a réchauffé le cœur parce que je
sortais enfin de « mon silence français » et d’un coup toute ma langue m’emplissait. L’Italie,
mamma, le soleil. Et puis ce silence s’est envolé petit à petit quand j’ai su habiter le français.
Grâce à Oriana. Je me souviens, on l’apprenait avec les Mickeys. Et quand je ne comprenais
pas un mot, c’est elle qui me l’expliquait en italien. Guarda papà, ti sbagli, vuole dire
questo non questo
. Tu veux que je te raconte quelque chose ? Des fois je faisais exprès de
faire des fautes de prononciation parce que j’ai remarqué que ça plaît au gens, ça rend plus
sympathique. C’était du marketing, bella.

Il me fait un clin d’œil.

Et puis avec la langue, j’ai pu trouver du travail et ensuite créer des entreprises. J’ai
d’abord été jardinier et laveur de carreaux. Et puis pizzaiolo, et enfin j’ai monté ma propre
pizzeria. À la napolitaine, principessa, les meilleures d’Italie. Et aujourd’hui j’ai une
entreprise avec ma femme. Et puis la France et moi on s’est lentement trouvé l’un l’autre.
J’aime la France et je me considère français de cœur. J’aime le Tarn. J’aime ce vert et ce
calme. On a d’abord été à Toulouse, puis Castres, Brassac, Lautrec et puis ici, Sète. Tu vois,
je voyage encore. Mais j’aime bien cette ville. Même si la mer n’est pas la même, j’aime son
odeur. La mer guérit. La mer te comprend. La mer est mère.
Tu sais ce que j’aimais, quand je pensais à la France, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité.
Et puis la langue aussi. J’aimais le son, même si je ne la comprenais pas vraiment. Je l’avais
prise en deuxième langue, mais ça ne voulait pas dire que je la comprenais pour autant.
Et tu sais, dans le sud de l’Italie, à Bari, il y a un dialecte dont le tissu est imprégné du
français ; par exemple pour dire mano ils disent main. Mais ça, je ne l’ai compris que des
années plus tard, quand j’ai su le français.

Mario s’arrête, il me regarde, sourit et ses yeux s’emplissent d’une absence que je ne peux toucher.
Il revient, sourit de nouveau et sa voix rauque me murmure ses pensées :

Tu sais j’ai déjà demandé la nationalité française. Une fois. Et puis toute cette paperasse
m’en a dissuadé. Et puis, à un moment donné, j’ai pensé à mes frères, à mes sœurs, ma
mère, mes cousins et j’ai eu ce sentiment d’abandonner ma famille. Maintenant que je sais
qu’on peut avoir la double nationalité, je vais y réfléchir. Mais, principessa, je suis déjà
français dans mon cœur. Oriana et Lorenzo ont la double nationalité, eux. Et puis, depuis
qu’ils sont tout petits, je leur ai montré l’Italie, j’ai essayé de la leur faire aimer. On y va en
vacances mais je ne voulais pas qu’ils soient élevés là-bas. Napoli pue, c’est bruyant, c’est
violent, surtout pour les femmes. C’est sans limite. Mais j’aime Napoli, ne te méprends pas,
c’est seulement l’homme qui n’y a pas de limite. Sa beauté est sans pareil.
Tu sais, je demanderais à être français seulement si j’ai de l’argent. Je veux être une
richesse pour ce pays, pas un poids.

Dis-moi Mario, as-tu subi parfois des confrontations violentes ? Est-ce que ton
enveloppe italienne a déjà suscité de la méchanceté ?

Pas vraiment, je n’ai pas vécu beaucoup de racisme. Je pense qu’il vaut mieux être
italien quand tu es en France qu’avoir une autre nationalité étrangère. Je dis ça peut-être
parce que l’Italien est sympathique, amical, souriant ou alors parce qu’il parle avec les
mains, il est beau.

Rire. J’aime son rire, il est plein de soleil, de blessure et de voyage.

Non, les seuls avec qui j’ai eu du mal ce sont les Marocains. Je ne sais pas pourquoi,
mais avec eux, j’ai toujours eu des problèmes.

Raconte-moi un peu ta famille, qui est-elle pour toi ? Comment la perçois-tu ?
Comment la ressens-tu ? Et Napoli ?

La famille compte beaucoup pour moi. C’est comme un fil d’or que tu ne vois pas mais
qui est toujours là. Depuis que je suis parti, on s’appelle au moins une fois par semaine et
puis j’y retournais souvent. Mais aujourd’hui que ma mère est morte, je ne retourne plus à
Napoli. Et puis je n’en ai pas envie. Un de mes cousins est venu, mais il n’est resté que deux,
trois ans et est reparti.
Ah Napoli ! Si je devais décrire cette ville je parlerais du soleil, de sa beauté, de la mer,
et de la pizza, certo ! Tu sais j’ai ramené quelque chose avec moi qui me rappelle tout ça et
qui fait le lien entre ces deux rivages. C’est un rasoir, un rasoir qui appartenait à mon grand
frère. Je me souviens, quand il l’utilisait, je m’asseyais derrière lui et je le regardais, et puis
quand il n’en a plus voulu, je l’ai pris et depuis je me rase avec.
Ce voyage est le voyage de ma vie. Je ne suis pas émigré, ce mot ne fait pas partie de
moi. Je me suis toujours senti citoyen du monde. Citoyen de mon cœur. Ce voyage m’a fait
grandir et il me grandit encore.
Je suis heureux.

Langue de rédaction

Un bel salto... - traduction par Clément Hégray

Un bel salto... - traduction par Clément Hégray

Quand je suis allé chez Roberto, un ami de la famille, pour faire l’interview, j’étais persuadé que j’allais passer un après-midi agréable en écoutant des anecdotes sur son expérience migratoire que je connaissais déjà en grande partie grâce à de précédentes discussions autour d’une table dressée à Noël. Après trois heures passées ensemble, cependant, je suis retournée chez moi en sachant que cette rencontre, durant laquelle un grand nombre d’anecdote ont réémergées, m’a permis de comprendre à quel point cette expérience, qui pourrait facilement être prise pour une simple parenthèse dans sa vie, a laissé une profonde empreinte chez mon interlocuteur et aussi que mon séjour actuel en France l’a amené à repenser avec plus d’intensité les émotions vécues dans une période de sa vie déjà lointaine.

Roberto avait treize ans quand, en 1952, il émigra de Campo Clot, une petite bourgade montagnarde, commune de Rodoretto (Val Germanasca, Piémont), vers Marseille. Ce fut « un beau bond », un changement radical, d’un environnement rural à la ville, du monde de l’enfance à celui des adultes, du travail et des responsabilités.

Roberto est parti parce que sa tante maternelle, qui habitait déjà à Marseille avec sa famille, avait demandé à ses parents de l’envoyer l’aider à la boutique. Son oncle était « décorateur, peintre en bâtiment plus précisément ; du moins c’est comme ça qu’on disait à l’époque, je ne sais pas comment on dit aujourd’hui » et en parallèle sa tante tenait un magasin de matériaux (papier peint, tapisseries, vernis, blanc, chaux et autres).

Ce qui a motivé les parents du garçon à accepter une telle demande, c’est que mes jeunes du Val Germanasca, une fois l’examen de la cinquième année élémentaire passée, toujours après avoir redoublé quelques fois pour retarder l’entrée dans le monde du travail, étaient destinés à la mine de talc de la vallée, avec toute la fatigue et les dangers qui vont avec. « Ici, il n’y avait aucune perspective : la mine ! Nous finissons tous là. » Par conséquent, envoyer un fils travailler dans un magasin était une alternative plutôt alléchante, d’autant plus que Roberto resterait tout de même dans sa famille.

De plus, durant l’été, sa cousine française, venue en vacance, avait vaincu l’hésitation de Roberto en lui parlant des voitures, bicyclettes et cinémas… « des choses que chez nous, nous n’avions absolument pas ». Et, une fois à Marseille, il a effectivement appris à faire du vélo. Et puis il est resté tellement fasciné par le premier film qu’il a vu, Quo Vadis, qu’il l’a raconté dans les moindres détails à son frère lors de sa première visite à la maison, après plus d’un an en France.

Alors, le départ fut décidé, non sans quelques réticences : « Ma mère m’avait concédé de partir, mais tu le sais, au final elle n’était pas du tout convaincue : m’envoyer si loin… à treize ans !.. » Et, même après le départ, sa mère n’avait pas appris avec plaisir de la bouche d’une connaissance de retour de Marseille, (Votre filh â counoui Marselho mélh quë mi, « Votre fils connaît Marseille mieux que moi »), que Roberto, au lieu d’être toujours « en sécurité » au magasin, devait parfois faire de longues promenades à pied pour récupérer chez les grossistes les rouleaux de papier peint nécessaire pour finir des travaux.

À chaque fois, début septembre, accompagné par son oncle décorateur, Roberto grimpait dans le car de ligne qui l’amenait à Briançon où, après une heure d’attente, il prenait le train pour Marseille. Sa mère, elle aussi montée dans le car, lui donnait les dernières recommandations, quand le car partait : elle devait crier au chauffeur de s’arrêter pour lui permettre de descendre. Puis le voyage commençait.

Après peut-être une heure j’ai commencé à pleurer et j’ai dû à peu près continuer pendant les huit heures de trajet ; de toute la journée, je m’en rappelle, j’ai mangé un œuf dur. Et quand nous étions déjà en train de descendre, sur le versant français, je me suis tourné pour regarder les montagnes et je pensais à quand je reverrai ce panorama en rentrant à la maison.

Ironie de la chose, toutes les fois où il est rentré en Italie, Roberto a voyagé de nuit, donc sans jamais revoir ces montagnes qui en avaient impressionné plus d’un le jour du départ. En effet, il existe une sorte de taxi nocturne Marseille-Val Germanasca effectué, comme le rapporte le passeport que Roberto me montre pendant qu’il parle, par Micol Jean-Paul, un homme désormais naturalisé français mais originaire de Massello, une autre petite commune de la vallée (et un service similaire était offert aussi par un monsieur de Cuneo).

Arrivé chez ma tante, j’ai de nouveau éclaté en larmes en me jetant dans ses bras pour chercher du réconfort, comme j’aurais fait avec ma mère. Mais ma tante était une femme décidée : elle m’a consolé, certes, mais elle m’a aussi dit « pleurer ne résout rien, il faut combattre, affronter les difficultés avec assurance »… et elle avait raison !

Roberto a ainsi commencé sa nouvelle vie à Marseille : il aidait un peu sa tante au magasin, il allait un peu avec son cousin (le fils de sa tante) qui avait un autre magasin de matériaux près du port (et avant que celui-ci ne ferme, après la mort de son oncle, Roberto en fut responsable pendant quelques temps, pour ensuite travailler avec son cousin comme peintre), il aidait un peu son oncle peintre et il se baladait un peu dans la ville avec son oncle Aldo.

Roberto, en effet, avait déjà un bon nombre de parents en France : un autre oncle maternel, Aldo, qui continuait à faire la navette entre la France et l’Italie, il s’était émigré avec sa femme et son fils à Marseille. D’autres cousins du côté de son père, en revanche, déjà nés en France (leurs parents s’étaient émigrés avant la Grande Guerre), vivaient à Cassis, où ils avaient un pied-à-terre, « un endroit étonnant, cette petite maison de montagne ». La visite chez ces parents était restée en mémoire de Roberto pour le bon repas, pour l’odeur du vin produit aux dernières vendanges qui remontaient jusqu’à la chambre où il couchait et parce que son cousin, descendu au village avec le cheval et la charrette, lui avait acheté L’Intrépide, un journal avec des bandes dessinées, des romans photos et quelques rubriques didactiques que Roberto lisait déjà en Italie. « J’étais au septième ciel ! »

L’oncle Aldo est peut-être celui qui a rencontré les plus grandes difficultés dans son parcours migratoire : avant de réussir à être naturalisé, il avait seulement un permis de séjour qui le contraignait à faire de multiples voyages à Milan pour des questions de bureaucratie. En outre, quand Roberto est arrivé à Marseille, il cherchait une maison parce qu’il avait dû abandonner la précédente (et toujours, son neveu l’accompagnait dans ses recherches, ce qui lui permettait de mieux connaître la ville).

A chaque fois, du haut de Marseille, nous regardions en bas et il me disait : « regarde comme la ville est énorme… et moi je ne trouve pas d’endroit pour dormir ! »

C’était peut-être aussi à cause de discriminations mais il ne me l’a jamais dit, nous n’en avons jamais parlé.

L’oncle Aldo a été une référence pour Roberto : il lui a appris à avoir un comportement plus désinvolte face à ce qui l’impressionnait et à se tenir à son bras avec plus de de délicatesse, sans s’agripper de toutes ses forces comme il l’avait fait la première fois qu’ils étaient sortis ensemble faire un tour dans cette ville qui « avec ces maisons si hautes, ces rues si larges, toute cette confusion » l’intimidait un peu. « Quand je voyais passer une voiture (et alors, par rapport à quand j’y suis retourné avec Mirella [sa femme], elles étaient encore peu!), je la suivait jusqu’à ce qu’elle disparaissait de la vue. Tu sais, à la maison je voyais seulement des chèvres, des vaches et quelques bicyclettes. »

Le soir, quand ils habitaient tous chez sa tante, Aldo et Roberto, le plus vieux avec son accordéon et le plus jeune avec son harmonica offert par son frère, ils jouaient ensemble les chansons qui étaient jouées à Val Germanasca lors des vëlhâ (les veillées dans l’étable, durant lesquelles les familles se réunissaient pour passer la soirée ensemble, en faisant de petits travaux pendant qu’on discutait et chantait ou, surtout pour les plus jeunes, on jouait). Ces chansons relataient des histoires, des croyances, des légendes mais surtout elles racontaient le travail, la famille, l’émigration, la guerre, en somme la vie des valliginai. « Et le dimanche c’était la fête pour de vrai pour moi parce que j’allais chez mon oncle Aldo et, avec mon cousin, nous mangions déjà les premiers yaourts, sans fruits encore, nature, mais c’était déjà un régal. » L’admiration et l’affection pour son oncle transparaissaient clairement de la voix de Roberto.

Cet oncle était un combattant : il a lui aussi fait ses batailles et il ne cédait pas, c’était un dur à cuire ! Tu vois, il avait aussi un regard un peu sombre, personne ne venait l’importuner ! Il était maçon, il travaillait comme une bête ! Il avait une force de volonté incroyable, une volonté de rester là pour travailler ! Je croyais qu’après un peu de temps je me serais découragé et j’aurais laissé tombé, mais pas lui ! C’est aussi parce qu’il avait son fils qui étudiait ici…

Et ainsi, l’oncle Aldo s’est par la suite accommodé de ce qui avait été un temps la chambre de la bonne, au cinquième étage d’un immeuble, nue pièce de 3 mètres par 1,5. « Ah, j’ai compris : vous êtes dans un placard. » dit le médecin de famille lors d’une visite à domicile.

Mais mon oncle s’était organisé ! Et dans cette petite pièce, il avait un lit superposé et un lit de camp que, la journée, était glissé sous le lit, une petite table sur le mur qui était baissée à l’horizontale au besoin, les sièges avaient des tiroirs et, quand on mangeait, deux s’asseyaient sur le lit ; il y avait la lucarne qui donnait sur le toit et mon oncle avait mis un entonnoir pour se raccorder à la gouttière de façon à pouvoir déverser l’eau des plats. La nécessité favorise l’ingénierie !

Et aussi Roberto, effectivement, a adopté ses petites astuces : pour ne pas se perdre alors qu’il faisait les commissions que ses oncles lui avaient confiés, il s’était doté d’une carte de Marseille, prise dans un magasin, sans que personne ne lui suggéra, un calendrier qui avait sur l’arrière un plan de la ville.

Même à l’extérieur du cadre familial, Marseille n’était pas une ville pauvre en italiens, et beaucoup d’entre eux étaient d’origine piémontaise ou provenaient même directement de Val Germanasca ; ça a permis à Roberto de nouer des liens avec d’autres émigrés et de se sentir un peu moins distant de chez lui. C’était le cas de l’ouvrier du voisin : « Les premiers temps après mon arrivée, il y avait un charbonnier qui habitait proche de chez ma tante, et qui avait un ouvrier originaire de la province de Cuneo ; alors, assis sur le muret devant la maison, nous échangions quelques mots en italien ! » ; ou du monsieur de Rodoretto qui faisait ramoneur : « Avec mon oncle, nous étions allé faire des travaux chez lui. Il m’avait offert une salopette. J’étais si content ! Je m’en rappelle aussi parce qu’il bégayait un peu ; mais quelques fois il chantonnait et alors il ne bégayait plus. »

Du reste, au moment où Roberto gérait le deuxième magasin de la famille, même un français, le policier du quartier où le local se trouvait, était devenu son ami et venait lui rendre visite en boutique.

Un autre grand centre de rencontres présent à Marseille était l’Union Vaudoise que Roberto a fréquenté en tant que vaudois et qui permettait à toutes les personnes émigrées des Vallées vaudoises de se rencontrer et de se réunir pour de grandes occasions, comme la fête du 17 février. « Il y avait beaucoup de monde, on te trouvait et puis ceux qui retournaient dans les Vallées donnaient des nouvelles des autres à leur famille ».

Dans le Piémont, les Valli Germanasca, Chisone et Pellice, appelées à tord Vallées vaudoises, ont historiquement été une place forte vaudoise, où cette confession religieuse (une minorité chrétienne pas catholique qui a repris le mouvement de la prédiction de Valdès de Lyon au XIIe siècle, et qui s’est diffusé ensuite dans toute l’Europe, prenant racine surtout dans les Alpes Cottiennes, en Provence, en Calabre et dans le sud de l’Allemagne) a survécu aux persécutions de l’Église Catholique et des rois de France et d’Italie jusqu’à nos jours. Le 17 février est l’une des fêtes les plus importantes pour les habitants de ces vallées, en mémoire du jour où Carlo Alberto, en 1848, concéda aux vaudois les droits civils et politiques dans le Royaume de Sardaigne ; pour cette raison, cette fête est remémorée et célébrée même par ceux qui ont quitté les Vallées pour d’autres endroits.

Roberto a suivi le catéchisme (que les vaudois font entre treize et dix-sept ans) à Marseille et, pour l’occasion de sa Confirmation, à l’âge de seize ans (un an avant ce qui était prévu), même ses parents sont venus le voir. « Mais avant, ma mère était déjà venue une fois seule. Figure toi, de toute sa vie, elle est peut-être venue une fois à Turin ! Mais elle n’a pas résisté ! Alors elle a pris le car puis le train pour venir me voir. »

Roberto se rappelle qu’au catéchisme il avait dû mettre à l’épreuve son français un peu incertain, surtout à l’écrit.

Je devais écrire des commentaires sur des passages bibliques et ma tante me les corrigeait ; à chaque fois le prêtre disait « Robert a un peu de difficultés dans la langue », mais tout était pardonné. Ils le comprenaient. J’étais bien vu en tant qu’étranger, parce qu’à Marseille, cité portuaire, il y avait un peu de tout. Je n’était certainement pas une exception et ils faisaient très peu de différences.

Dans les faits, Roberto n’a jamais appris à écrire le français correctement, bien qu’il avait quelques rudiments de la langue avant de partir, puisqu’à Rodoretto les leçons à l’école doménicale (le pré-catéchisme) étaient tenues en français et, de plus, sa mère l’enseignait à l’école. « C’était le français un peu approximatif des Vallées, mais on voyait que j’avais un pressentiment parce que ça me plaisait et j’écoutais volontiers ses leçons ! »

Sagement, sa tante de Marseille lui avait imposé de parler français aussi à la maison, afin que Roberto puisse l’apprendre le plus rapidement et correctement possible, bien qu’entre elle et l’oncle, ils parlaient le patois. « J’avais un peu honte de parler français à ma tante et je commençais spontanément à traduire à la lettre depuis le patois. Un jour je suis entré au magasin et la lumière été allumée, alors j’ai dit à ma tante : ‘Tante, je tue la lumière ?’ », du patois Arnasou la lücche ?, dont le premier sens du verbe arnasâ est tuer, même si dans cette occurrence spécifique il indique l’action d’éteindre la lumière. 

Quand Robert avait presque seize ans, sa tante alla au consulat pour régulariser son permis de séjour, étant donné que, jusqu’à ce moment, son neveu était son hôte. Toutefois, au consulat, on lui dit que les permis de séjour pour apprentis peintre en bâtiment étaient déjà si nombreux (bien qu’il fût un travail plus recherché et moins fréquent par rapport au maçon, métier très diffusé parmi es immigrés) et on leur suggéra d’entreprendre les démarches pour la naturalisation de Roberto. Dans les décennies précédentes, une telle opération aurait pris beaucoup plus de temps, mais à l’époque, le changement de nationalité pouvait être fait en un an, probablement parce que, face au conflit qui se profilait en Algérie, les autorités françaises trouvaient utile d’accroître le nombre de citoyens potentiellement prêts à être appelés aux armes.

Pour moi, ça m’était indifférent d’être français ou italien ; au contraire, je penchais peut-être plus pour la naturalisation : quand j’étais à Marseille, j’étais bien là. Le problème était quand je retournais chez moi, car repartir ensuite était difficile. La nostalgie est un animal féroce ! Et ce au point où j’enviais mon frère qui pouvait rester là à porter la hotte pleine de fumier, peut-être l’une des choses les plus odieuses qu’on devait faire nous-même à Campo Clot, alors que je devais partir.

Finalement, ce fut surtout la peur que Roberto avait de se faire enrôler dans l’armée et d’être envoyé en Algérie (« Mon cousin, qui était déjà né en France, a dû aller là bas ») qui l’amena à pousser sa mère a maintenir sa citoyenneté italienne et, alors, de le faire rentrer à la maison. Le 7 avril 1955, selon le passeport : c’est la date du rapatriement définitif de Roberto.

Robert est alors redevenu Roberto, mais le garçon qui était parti (je regarde sa photo avec ses sandales achetées spécialement pour son départ et il me paraît si jeune, encore un enfant!) est retourné en étant adulte de cette expérience, un chapitre fondamental de son existence, encore vivace dans sa mémoire jusque dans les moindres détails, des noms des rues à la disposition du mobilier dans la maison, des instants les plus ordinaires aux événements qui ont déterminé en quelque sorte son avenir, des joies aux douleurs qui ont nourri l’homme qu’il est aujourd’hui.

« Une fois rentré, pour les premiers temps j’ai travaillé dans les plantations de pins qu’on avait planté au dessus de Rodoretto, dont on prenait des jeunes garçons et filles de mon âge pour s’occuper, et l’année suivante j’ai commencé à travailler dans la mine. » Avec le temps, Roberto s’est construit une famille et n’a plus quitté la Val Germanasca, sinon pour des voyages de loisirs et les visites à sa famille restée en France.

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Du Frioul au Languedoc, une émigration heureuse

Du Frioul au Languedoc, une émigration heureuse

Je vais vous raconter l’histoire de la famille de Roland Segatti, un ami de mes parents dont le
grand-père, Luigi, a émigré en France.

Luigi est arrivé au début de l’année 1963. Il a émigré avec un contrat de travail dans le secteur du
bâtiment en tant que coffreur-ferrailleur, métier qu’il exerçait déjà en Italie.

À l’époque Luigi a effectué le voyage seul, en voiture. Après quelques années, ses deux fils l’ont
rejoint, Florido (le père de Roland) et son frère ; ils avaient respectivement dix-neuf et dix-huit ans.
Les autres membres de la famille étaient encore trop jeunes pour s’expatrier.

Les Segatti sont originaires du village de Forni di Sotto (660 habitants) dans la province d’Udine,
au Frioul. Ils sont venus en France dans l’espoir d’améliorer leur niveau de vie grâce à un meilleur
salaire. Au début, Luigi a travaillé dans les environs de Grenoble puis à Vienne (Vaucluse) et en
Haute-Savoie. D’ailleurs les paysages de montagnes lui rappelaient ses Alpes italiennes, ce qui l’a
aidé à faire une transition « en douceur » entre l’Italie et la France. Dans ces régions, l’offre de travail
dans le secteur du bâtiment était importante : édification de barrages et création de complexes. En
1964, Luigi est parti travailler en Languedoc pour construire les ponts de l’autoroute reliant Nîmes
à Montpellier. À cette époque, le reste de la famille est venu le rejoindre et s’est installée en France.
Puis il a participé à la construction de la station balnéaire de la Grande Motte et de ses pyramides.
Avant d’émigrer Luigi bénéficiait d’un contrat de travail ; le transfert de l’Italie à la France n’a pas
été difficile car dans ces conditions les visas étaient accordés automatiquement. Cependant il n’a été
naturalisé que vingt ans plus tard dans les années quatre-vingt.

À son arrivée en France il ne connaissait pas le français, il l’a appris sur le tas, au travail. La
présence d’autres travailleurs italiens a mené à la formation de petits clans d’Italiens. Pourtant,
l’intégration n’a pas été difficile, en effet, Luigi, ainsi que ses deux fils, ont été très bien accueillis et
c’est pour cela qu’ils se sont par la suite installés en France, à Lunel.

À l’époque les moyens de communication n’étaient pas aussi développés qu’actuellement : Luigi
communiquait avec sa famille par télégrammes ou par téléphone mais ces derniers n’étaient accessibles
que dans les postes, les bars ou les épiceries. Ce n’était pas tous les jours que l’on communiquait avec
l’Italie mais seulement pour annoncer des événements importants.

Ce transfert de l’Italie vers la France n’a donc pas été vécu comme un traumatisme par les Segatti
car ils savaient que, grâce à leurs contrats de travail en France, ils partaient pour une vie meilleure.
Luigi a tellement apprécié son pays d’adoption que lui et sa famille ont décidé de s’y installer. C’est
d’ailleurs près de Lunel que la grand-mère de Roland a terminé sa vie, en 2011. Ainsi si c’était à refaire
ils renouvelleraient l’expérience sans hésiter.

Roland a encore de la famille dans la région du Frioul et il lui rend visite régulièrement. Le
maintien de la tradition italienne reste très important pour lui et sa famille, par exemple, quand
Roland est avec son père Florido, ils parlent le patois du village natal de Luigi. De plus, la famille de
Roland maintenant installée en France maintient les traditions italiennes par la cuisine par exemple.
Mais continuer à cuisiner à l’italienne, quand le grand-père de Roland est arrivé en France, n’était pas
si facile car les ingrédients typiques italiens n’étaient pas aussi disponibles que maintenant.
La famille de Roland a décidé de s’installer en France, elle a très vite créé des liens solides avec
les Français. On peut donc qualifier cette émigration « d’émigration heureuse ».

Terre d'espoir, terre d'accueil

Terre d'espoir, terre d'accueil

J’ai choisi d’interviewer une amie, qui a des origines italiennes et qui m’a ainsi raconté l’émigration
de ses grands-parents en France en s’appuyant sur le récit de ses grands-parents et de sa mère.

Sa grand-mère est née en 1931 à Gela, en Sicile, et son grand-père est né en 1926 à Barcellona
Pozzo di Gotto, en Sicile également. Ils font partie, chacun, d’une famille comptant huit enfants. Ce
sont d’abord le frère du grand-père et la soeur de la grand-mère qui se sont rencontrés, puis mariés.
Ils sont partis habiter en France, non loin de Strasbourg en Alsace, dans l’espoir que le mari trouve
un meilleur travail en tant que maçon et qu’il soit mieux rémunéré.

C’est en 1950 que le grand-père et la grand-mère de mon amie (qui s’étaient rencontrés quelques
années auparavant) sont partis à leur tour dans une petite ville proche de Strasbourg. Ils ont effectué
le trajet en voiture, de Livourne jusqu’en Alsace. Ils ont ainsi rejoint leurs frère et sœur déjà sur place,
afin que les hommes de la famille puissent fonder leur propre entreprise de maçonnerie. À l’époque, il
était impossible de réaliser ce projet en Italie. Ils ont été salariés pendant plusieurs années en Alsace,
puis ils ont pu monter leur propre entreprise familiale de maçonnerie en Ardèche, où ils se sont
définitivement établis.

Les parents, ainsi que quelques frères et sœurs des deux familles, étaient restés en Italie. Pour les
vacances, tout le monde se retrouvait en Sicile, tous les deux ans environ. Les frères et sœurs venaient
également quelquefois en visite en France. Le reste du temps, ils communiquaient par lettres, puis
plus tard par téléphone.

À l’époque, dans le contexte de l’après-guerre, la France était réputée offrir du travail aux étrangers,
particulièrement en Alsace. On avait besoin de main d’œuvre.

Lorsqu’ils sont arrivés, ils ne parlaient pas français, ni les uns ni les autres. Mais cela ne leur a
pas posé de problème puisqu’ils restaient en famille et au sein de la communauté italienne qui s’était
formée en Alsace. Ils n’ont jamais subi de discrimination. Ils ont rapidement acquis la nationalité
française pour pouvoir travailler. La grand-mère était couturière pour les gens de la communauté
italienne.

Les éléments culturels italiens sont restés profondément ancrés dans cette famille, tant au niveau
de la langue, que de la religion, de la cuisine, avec l’importation de spécialités italiennes comme la
sauce tomate et les olives. Les traditions, comme celle des grands repas de famille, ou encore des fêtes
à l’occasion des grands événements de l’histoire italienne sont également restées.

Le pays d’accueil, qui était vu comme un Eldorado, a tenu toutes ses promesses et a répondu aux
attentes de la famille. En revanche, ils eurent beaucoup de mal à se faire au climat froid de l’Alsace,
eux qui avaient toujours été habitués à la chaleur sicilienne. Pourtant, ils n’ont jamais rien regretté.
Ils ont d’ailleurs toujours dit que si c’était à refaire, ils n’hésiteraient pas une seule seconde à se lancer.

Caro nonno Antonio - traduction

Caro nonno Antonio - traduction

Cher nonno Antonio,

Ne te l’avais-je pas dit que nous finirions dans un musée ? Et bien nous y voici, à raconter l’histoire de notre famille pour le musée de l’émigration qu’on veut faire à Gualdo Tadino. Tu n’es pas de Gualdo mais de Spoleto, mais tant de monde en France t’appelait Perugia, et comme tant de gens de Gualdo tu es allé en Lorraine, au début du XXe siècle, pour travailler dans les mines. J’imagine que tu as fait ton voyage en train. Cette fois où je suis allée voir ton village, je me suis imaginée ce que tu as ressenti au moment d’abandonner là où tu es né en 1886.

Puis, c’est l’oncle Hugo qui me l’a raconté, tu es allé et venu cinq fois, jusqu’en 1913. Alors tu as été forcé de t’arrêter un peu. Tu as épousé Bernardina, ton premier fils est né, Guerrino. Ils m’ont raconté que tu es parti faire la guerre. Guerrino est peut-être né alors que tu étais loin ?

Après la fin de la guerre, deux autres enfants sont nés, Ugo (Hugo) et Piombina. Et en 1922, précisément en octobre, tu as de nouveau laissé l’Italie pour le même endroit où tu étais avant la guerre. Mémé t’a rejoint un mois plus tard. Qui sait comment se sentait-elle, à voyager seule, à vingt-six ans, avec trois enfants de sept, trois et pas encore un an, vers un endroit inconnu ?

Et vous vous êtes installé ici, à Audun-le-Tiche, au milieu de tant d’autres italiens dont on avait besoin pour travailler à la mine et pour faire tourner les usines. Je ne sais même pas si vous êtes par la suite retournés en Italie. Deux autres enfants sont nés en France, Gino et Aldo, mais ils ne sont pas allé à la mine. Mémé n’a plus voulu car Guerrino, à seulement dix-huit ans, y est mort.

Si je t’avais connu (tu nous as quitté un peu moins d’un an avant ma naissance), nous n’aurions pas parlé en italien mais dans ce français un peu étrange que j’ai entendu de mémé quand j’étais toute petite. Tes enfants savent couramment l’italien, même si ce n’est pas tout à fait celui qu’on enseigne à l’école. Même certains de tes petits-enfants et arrières petits-enfants savent le parler. Et à tous plaisent les plats italiens. À Noël nous continuons de faire de la tourte à la maison, comme le faisait mémé, à Pâques la crescia, et les cappelletti pour chaque grande fête familiale, avec des plats français, frioulans (mes grands-parents maternels étaient frioulans)… Nous connaissons aussi des chansons italiennes qu’on a entendues à la maison.

Moi, l’italien, j’ai voulu l’étudier à l’école. Mais ça ne m’a pas suffit. J’ai voulu étudier l’histoire des italiens hors d’Italie. Je pense fortement que l’envie m’est venue en parlant avec ma grand-mère maternelle, Noemi. Depuis que je suis petite, je restait des heures et des heures à parler avec elle. Elle m’a raconté qu’elle était ouvrière dans une filature de coton à Turin. Un de ses frères voulait émigrer en France et convainquit sa sœur, qui n’avait pas encore dix-sept ans, de l’accompagner. De la manière dont je l’ai entendu, il me semblait que Noemi n’a jamais accepté ce déménagement qui l’a contrainte à faire des métiers bien plus difficiles que celui qu’elle faisait en Italie (transporter du carrelage dans une usine, faire à manger aux ouvriers et laver à la main leurs tenues de travail, vraiment alourdies et salies par la poussière rouge de la mine ou noire de l’usine). Elle s’est mariée en France avec quelqu’un de son village et eux aussi ont eu des enfants qui ont des noms italiens.

Les circonstances ont fait que je n’ai pas pu rester dans la région où s’est installée ma famille. Alors je suis allée très loin, au Brésil, pour ma thèse doctorale qu’ils ont exposé ici, au musée. Mais je me suis toujours plus rapprochée des traces des italiens émigrés, et maintenant je les suis, comme à présent dans le Sud-Est de la France, où je travaille.

À Marseille, une amie d’origine italienne lointaine (quatre ou cinq générations), nommée Ferrary, m’a expliqué qu’il ne fallait pas remettre en doute l’origine du Y de son nom, parce qu’il y a un temps, il n’était pas bien vu d’être un travailleur italien qui « venaient voler le pain des Français... » Peut-être qu’ils auront pensé, dans ce musée, d’exposer quelques illustrations de la xénophobie des français envers les italiens, quand, auparavant, ils disaient d’eux qu’ils étaient sales, qu’ils sentaient mauvais, qu’ils mangeaient des choses étranges (comme des pâtes en forme de « vers disséqués »).

Je ne sais pas si tu as souffert de ça, si on t’as appelé macaronì. Mais ce dont je suis sûre c’est que tu n’aurais pas dénigré ceux qui aujourd’hui, en Italie comme en France et partout dans le monde, continuent de se déplacer pour les raisons les plus variées, venant d’autres horizons.

Tes arrières petits-enfants ont trois noms, un nom d’usage courant (Samì et Eddi), un nom italien (l’un Antonio, comme toi, et le second Giovanni, comme son autre arrière grand-père) et un nom arabe (Brahim et Omar) parce qu’eux aussi sont à la croisée de diverses cultures. Regarde ce que m’a écrit un ami poète pour la naissance de mon premier fils :

 Evviva il piccolo Samì

Ovunque nel Mediterraneo

Presto potrà far la pipì

Senza turbar acque né balneo

B’arcalla, vi sarà chez lui.

(Jean-Charles Vegliante)

(Vive le petit Samì

Partout dans la Méditerranée

Il pourra bientôt faire pipi

Sans troubler ni l’eau ni la mer

Partout, il sera chez lui.)

Et toi, nonno, où te sens-tu chez toi ? Tant ont regretté toute leur vie le village ou la ville qui les a vu grandir et qu’ils ont quitté. D’autres n’en ont plus voulu en entendre parler. Nous, de l’Italie, on continue volontiers d’en parler parce que, d’une certaine manière, elle continue à nous appartenir.

Merci nonno,
Isabelle

Année de recueillement du témoignage

Enfants d'italiens : la force du non-dit

Enfants d'italiens : la force du non-dit

Être enfant d’Italiens émigrés en France, dans les années vingt, n’a certainement pas été pour moi
une expérience traumatisante, mais a déterminé la plupart des grands choix qui dessinent une vie.
Cette prise de conscience a été tardive, à l’âge adulte, quand j’ai reconnu chez mes propres enfants les
symptômes d’une double identité que j’avais transmise sans même m’en apercevoir. Ce n’est qu’avec
le recul du temps et une réflexion plutôt récente que j’ai commencé à dénouer les fils d’un écheveau
resté caché dans un coin de la conscience.

Mais comment pouvait-il en être autrement quand toute mon enfance avait été marquée par un
non-dit qui avait mis en sourdine notre origine italienne tout en préservant son intégrité ?

Le non-dit

Née en France de parents déjà français, naturalisés en 1947, je n’ai pas connu bien sûr les
déchirements de l’émigration. Si traumatisme il y eut, il appartenait à mes parents et ceux-ci ne nous
en parlèrent jamais. Certes, le récit du départ de mon père qui quitta son petit village bergamasque
à l’âge de quatorze ans, confié, avec un frère à peine plus âgé, à une vague de migrants qui allaient
chercher fortune en France, poussés par la misère, faisait partie de notre mémoire familiale. Mais un
récit d’aventure, avec tous ses aspects téméraires, courageux, éprouvants aussi – l’hébergement dans
des abris de fortune, les hangars surpeuplés, la récolte des melons aux alentours de Cavaillon, celle
des betteraves dont on sortait plié en deux après des heures de travail sans pouvoir se redresser, etc.
(quelque chose de semblable aux images de l’émigration d’aujourd’hui) –, jamais le récit d’un vécu
dramatique, mais celui d’une expérience épique qu’on est fier d’avoir supporté et qu’on raconte aux
enfants, parfois, pour leur inculquer le sens du courage et leur dire que dans la vie il faut savoir gérer
les difficultés. Même l’arrivée de ma mère, la jeune épouse que mon père – déjà décidé à s’installer
définitivement en France après une tentative de retour en Italie brisée par le fascisme – était allé
chercher au pays, nous fut racontée comme une épreuve douloureuse mais surmontée avec courage
et volonté. Elle avait vingt ans, pas un mot de français, l’ingénuité et l’inexpérience des villageoises.
Mon père lui apprit vite comment affronter les difficultés. Elle nous racontait souvent, les larmes aux
yeux mais la fierté au front, comment son mari entendit faciliter son intégration : le soir même de
son arrivée en France, il lui expliqua en deux mots comment se rendre à l’épicerie du coin pour faire
les courses, lui mit quelques pièces de monnaie dans la main, lui fit répéter deux ou trois fois une
phrase en français (Bonjour Madame, un litre de lait s’il vous plaît – elle s’en souvenait encore !) et
ne lui adressa pratiquement plus la parole en italien. Full immersion, dirait-on aujourd’hui, sans état
d’âme !

De la dureté du travail (dans les campagnes puis dans le bâtiment, comme manœuvre dans un
premier temps puis très vite en tant qu’artisan-maçon à Dijon, à son compte), de ce travail acharné et
méticuleux, mon père ne parlait que pour exalter la grande capacité de résistance et l’amour du travail
bien fait, la voie royale pour atteindre son but : sa pleine intégration et l’estime des Français. Pas
question de se distinguer sinon par la qualité du travail, l’honnêteté, la parole donnée, la ponctualité.
Par la courtoisie aussi, par une politique d’ouverture aux autres : il fallait que l’on sache que chez les
Italiens la porte est toujours ouverte. Nous étions en effet la seule maison du quartier où les voisins
pouvaient venir frapper sans problème sachant y trouver, toujours, le sourire et la disponibilité à
rendre service. Une seule devise, en deux volets complémentaires : « En France on fait comme les
Français » et « Ils doivent savoir de quoi sont capables les Italiens ».

Avec de telles consignes, plus implicites qu’explicites, intériorisées et jamais criées, comme une
discipline comportementale profonde assimilée dans notre ADN, il est vrai que dans notre famille il
était même superflu de parler d’intégration. Le succès économique aidant, il est plus juste de parler
d’une pleine inclusion, vécue avec sérénité, dans la vie sociale française au point que notre origine
italienne me semblait une appartenance lointaine, surprenante parfois, à laquelle je fus d’abord,
jusqu’à l’adolescence, assez peu intéressée.

Bien sûr, les malices ne manquèrent pas : les macaronis, les ritals, les dérisions, le mépris parfois,
etc., mais elles n’eurent aucun poids sur notre conviction d’être français parmi les Français, elles
furent perçues comme des incidents de parcours auxquels il ne faut pas donner d’importance vu que
les manifestations d’estime étaient infiniment supérieures aux tentatives de vexation ou autre. En tout
cas, si vexation il y eut, elle fut aussitôt refoulée. La volonté d’inclusion était telle qu’il n’y avait point
place pour s’apitoyer et qu’elle filtra toutes les perceptions négatives.

Un équilibre bien dosé cependant, qui ne devait jamais dépasser les limites d’un orgueil italien,
discret, caché, silencieux mais toujours sensible. Alain, mon jeune frère, m’a rappelé récemment un
épisode que j’avais complètement effacé de ma mémoire : au cours de la distribution du verre de lait
qui nous était servi à l’école primaire tous les mercredis, un petit camarade le bouscule en lui disant
que les ritals n’ont pas droit à ce bénéfice. Alain lui répond par un poing dans la figure qui lui doit une
sévère punition. Il savait qu’à la maison toute infraction à la discipline était considérée inadmissible
et qu’il aurait dû subir les réprimandes paternelles après avoir subi celles des autorités scolaires. Mais
non, en fait il avait parfaitement mesuré, instinctivement, l’équilibre à ne pas dépasser : arrivé à la
maison, il dut raconter l’épisode, craignant une réaction négative. Cette fois, mon père le félicita :
il avait bien fait, le respect devait être réciproque ! C’était une manière de nous inculquer le dosage
délicat entre notre identité française et notre appartenance italienne.

Mais en quoi étions-nous encore italiens ? Quels signes, quelles coutumes nous liaient encore
à nos origines ? Bien peu en vérité. Ni la nationalité, à jamais perdue, ni la langue – pas un mot
d’italien à la maison (sauf les chants populaires italiens que mes parents entonnaient dès que nous
roulions en voiture et auxquels nous ne comprenions rien : Mamma mia dammi cento lire ou Nóter
de Bèrghem
) – ni la connaissance du pays où nous n’étions jamais allés (sauf de brèves vacances à la
mer, anonymes, à Vintimille, mais jamais au pays natal), ni des liens familiaux forts, au contraire, des
contacts rituels avec notre famille italienne, après la mort des grands-parents que nous ne connurent
pas mais dont nous savions qu’ils avaient été soutenus financièrement par nos parents toute leur vie
durant, ni la cuisine de ma mère rigoureusement française à part quelques plats typiques consommés
occasionnellement : le risotto, la polenta (remuée avec le bâton du grand-père bergamasque dont
mon frère est aujourd’hui le gardien) ou encore les châtaignes grillées enveloppées dans du papier
journal. Rien, presque rien, quelques repères seulement, noyés dans un non-dit obscur et silencieux.

Alors comment cette origine italienne a-t-elle pu ne pas sombrer dans l’oubli ? Rarement nommée,
jamais affichée, cette appartenance italienne a été alimentée par ce non-dit. À bien y réfléchir, tout
était passé au filtre d’une double lecture sans qu’il en soit dit un seul mot. Le succès scolaire par
exemple : je percevais la joie de mes parents quand j’apportais de brillants résultats. Ils ne me le dirent
jamais mais j’étais pour eux la digne fille d’un Italien et l’ascenseur social se tintait silencieusement
d’une fierté identitaire. Ce fut certainement pour moi le moteur inavoué d’une irrésistible envie de
réussir et de confirmer une dignité toujours à conquérir. Et puis, le cœur qui battait si fort quand les
Italiens remportaient un match de foot ou bien encore une fierté joyeuse quand Gigliola Cinquetti
remporta le concours de l’Eurovision ! Une source profonde, nourrie d’émotions intérieures non
déclarées ou jalousement cachées au fond du cœur, une source profonde qui ne nous empêchait pas
de nous sentir pleinement et heureusement français, sans ambiguïté, sans distinctions, dans un pays
que nous sentions nôtre, sans racines ni mémoire mais projetés vers un futur.

La révélation

Ce fleuve intérieur, tranquille et indolent, fit irruption chez l’adolescente que j’étais, au détour
d’un dialogue avec ma meilleure amie, Régine. Nous faisions ensemble, chaque jour, le trajet qui
nous séparait de notre lycée et la conversation allait bon train : des remarques les plus anodines aux
grands débats politiques, des chefs d’œuvre de la littérature qui nous passionnaient toutes deux au
quotidien des relations familiales, enfin un dialogue entre deux amies adolescentes, toujours côte à
côte et partageant les mêmes idéaux et les mêmes questionnements. Au coin d’une rue, en attendant
que le feu passe au vert, la phrase qui va changer ma vie : « Il a vraiment eu de la chance ton père !
– Pourquoi ? – Eh bien, la chance de rencontrer la France ! ». Mon sang ne fit qu’un tour dans mes
veines et j’eus du mal à reprendre la marche. Que se passait-il ? Que m’avait donc dit Régine d’aussi
bouleversant ?

Rien de méchant bien sûr, mais elle venait de me dire, inconsciemment, que nous étions différents.
Elle venait de me dire que sa perception de notre famille n’était pas celle d’une famille pareille à tant
d’autres et appartenant à la même communauté, mais celle d’une famille étrangère qui avait eu la
chance de pouvoir intégrer la France. La différence, nous et les autres, voilà ce que j’avais découvert
en cet instant et jamais soupçonné auparavant. Au fond, mon père lui aurait sans doute donné
raison, lui qui était reconnaissant à la France de lui avoir donné l’opportunité de construire un avenir
meilleur pour ses enfants, lui qui nous éduquait dans le respect de la France tout en conservant, au
fond de l’âme, son appartenance italienne. Régine avait donc bien dit. Mais pour moi, le monde était
renversé. Cette différence dans la perception de l’autre me bouleversa. Au coin de cette rue, en une
seconde, j’avais pris conscience de ma différence, j’étais devenue italienne. Tout s’enchaîna très vite
dans ma tête d’adolescente. La France avait fait de moi une fille de la République et je ne réussissais
pas à comprendre pourquoi la réussite des uns était chose due, normale et celle des autres « une
chance », pourquoi les Français avaient du mérite alors que mon père, qui s’assommait de travail,
était simplement chanceux. Ne pouvait-il pas lui aussi être reconnu comme un citoyen à l’égal des
autres, récoltant semblable aux autres le fruit de ses efforts ? Quels citoyens étions-nous donc pour
les Français ? Mise devant cette distinction, « nous et les autres », je laissai le fleuve souterrain de
mon italianité, assoupi et réprimé depuis toujours par ma propre famille, envahir ma vie.

Régine ne sut jamais quel changement elle venait de provoquer en moi. Moi qui avais tant
de fois engagé avec elle des batailles idéales pour la justice et la liberté, qui avais partagé avec elle
l’enthousiasme commun pour les grands principes d’égalité, avec la foi et la fougue de l’adolescence,
je me tus, je compris qu’il s’agissait là d’une dimension personnelle, intime, complexe, que moi seule
devais explorer et dénouer.

La révélation de « la différence » fut un nouveau départ. Je sentais en moi une force nouvelle, celle
de la libération et le jour même, en rentrant à la maison, je prétendis des explications. Alors, nous
sommes italiens ? C’est ainsi qu’on nous perçoit ! Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus clairement ?
Alors, je ne suis pas dans mon pays, ici, je suis en pays d’accueil ? C’est comme ça ? Et le mérite, le
travail, tout cela, à quoi bon ? Nous avons seulement de la chance ! Pourquoi ne m’avez-vous jamais
parlé italien, pourquoi parle-t-on toujours à demi-mot de ce pays, si nous sommes italiens ?… Une
avalanche de questions, de reproches, d’accusations presque, s’abattit sur mes parents ahuris par
tant de passion chez la petite Française bien sage et raisonnable qu’ils avaient élevée pour qu’elle
accompagne leur chemin discipliné et rigoureux sur les rails de la parfaite intégration dans un pays
qu’ils sentaient désormais et depuis longtemps comme le leur, celui du futur de leurs enfants, loin,
bien loin d’une origine italienne restée vivante mais confinée à la sphère intime et sentimentale de
chacun de nous. C’était cette sphère justement que je voulais maintenant ouvrir, sonder, comprendre,
faire remonter à la surface. Le bouchon avait sauté.

Je prétendis qu’on me rende un patrimoine dont on m’avait injustement privée, les signes
d’une italianité devinée : la langue, la connaissance du pays, de la famille. Après une période de
consternation, mes parents finirent par comprendre que rien ne m’aurait arrêtée et par se sentir eux
aussi, sans doute, attendris par cette résurgence sentimentale inattendue qui devait caresser les replis
de l’âme où ils avaient relégué leurs racines. Je ne pouvais pas compter sur eux pour la langue qu’ils
avaient abandonnée depuis leur départ ; j’obtins un changement de lycée pour pouvoir apprendre
l’italien en deuxième langue dès la rentrée suivante. À seize ans, j’étais trop jeune pour voyager seule
dans un pays « étranger »... mais après la récolte des groseilles dans les campagnes environnantes pour
gagner de quoi payer mon billet, ma mère, terrorisée mais émue, finit par céder et contacta un oncle
qui, à la gare de Milan, m’aurait reconnue à ma robe rouge à pois blancs et m’aurait accompagnée
dans le petit village bergamasque que mon père avait quitté un demi-siècle auparavant. J’avais gagné
ma bataille, avec des forces venues d’on ne sait où, des profondeurs de l’âme, de l’obscurité de la
conscience, du non-dit.

Les retrouvailles

Ce furent des retrouvailles, même si je n’avais jamais mis pied en Italie et n’en possédait pas
encore la langue.

À la gare de Milan, comme prévu, mon oncle Luigi me reconnut à ma robe rouge à pois blancs !
Il essaya bien de m’entretenir dans le petit train cahotant, aux sièges de bois, qui nous conduisait à
Bergame... mais à part quelques mots très vite épuisés (quelques semaines seulement étaient passées
depuis la « révélation » et je n’avais pas eu le temps de me mettre à l’italien), le dialogue ne put aller
très loin, le silence finit par s’installer et le regard prit la relève. Mon oncle me regardait silencieux,
visiblement ému et un peu embarrassé ; il avait les mêmes traits que ma mère et il devait retrouver la
même chose en moi. C’était la première fois que je retrouvais dans un visage les traits de mes parents.
Il avait donc fallu que je vienne jusqu’ici pour percevoir cette sensation nouvelle : reconnaître le lien
tangible d’une appartenance familiale, me réapproprier du fil qui relie les membres d’une même
famille. Jamais je n’aurais pensé qu’une telle expérience, aussi banale soit-elle pour la plupart des
personnes normalement habituées à retrouver des airs de famille autour d’elles, puisse être aussi
bouleversante pour ceux qui, comme moi n’avaient pas éprouvé l’émotion d’une ressemblance. Je
commençais à sentir qu’effectivement une fracture avait eu lieu, que le moment était venu de ramasser
les morceaux, de recomposer le puzzle, de comprendre de quoi était faite cette unité originale dont la
nostalgie était née sans même qu’on s’y réfère. Ce n’était que la pointe de l’iceberg, les racines étaient
prêtes à affleurer, à profusion.

Au village, un vieux bourg accroché aux flancs des collines de la Val Brembana, mitigé entre les
vieilles pierres et les nouvelles coulées de ciment, on m’attendait. Toute une communauté m’attendait :
torna la figlia del Guido e della Laura! Je ne les connaissais pas, personne ne m’avait parlé d’eux,
mais eux ne nous avaient pas oubliés, ils savaient qui était parti, revenu, ils se souvenaient de leur
départ, ils avaient mémorisé les migrations, les retours, l’histoire des familles et l’avaient transmise
à leurs enfants, ils se souvenaient du nom de chaque homme, de chaque femme, émigrés il y a si
longtemps, ils avaient recueilli ici et là les informations rapportées par ceux qui étaient revenus ou
passés par là ; en quelque sorte, ils avaient tenu un carnet de bord de l’essaimage des enfants du pays,
de cette diaspora qui avait vidé les villages de la région pendant plusieurs décennies. Ils m’attendaient,
tous, regroupés devant la maison familiale en chantant à pleine gorge les mêmes chansons que
celles qu’entonnaient mes parents en voiture, seul vestige oral d’un univers communautaire lointain
(encore quelques titres dont je me souviens : E qui comando io, Tu sei la stella di noi soldà.) Après
avoir retrouvé les traits de ma mère sur le visage de mon oncle, je pressentais, stupéfaite, que la toile
immense, tissée par une mémoire occulte, commençait à peine à s’entrouvrir et se serait révélée par
cercles concentriques jusqu’à m’englober dans ses filets : les racines.

Quand ce fut le tour de mes parents de nous quitter pour toujours, plus de soixante ans après leur
départ, je fis en sorte que la nouvelle arrive au village : je savais qu’alors les cloches auraient sonné le
glas des migrants, de ceux qui ne sont pas revenus et qui meurent loin de leur terre natale : il Guido
e la Laura
étaient restés des enfants du pays.

Durant ce mois de vacances de l’été 1964, je découvris un monde inconnu qui ne m’était pourtant
pas étranger. Je découvris ce que signifiait avoir des racines, venir de quelque part, ressembler à un
aïeul, reconnaître un lieu jamais vu auparavant mais ancré dans la mémoire à travers les flashs, les
images mentales imprimées jour après jour par les récits de nos parents, pourtant discrets et avares.
C’est ainsi que je reconnus instantanément la pièce où ma mère avait exercé son métier de couturière
au rez-de-chaussée de la maison familiale : j’en avais une connaissance sensitive tant elle avait été
l’objet de récits joyeux, d’anecdotes qui regorgeaient du labeur et de la gaité de leur jeunesse. Mes
pieds reconnurent le sentier qui montait al monte, les prés verts et fleuris, là-haut sur la colline qui
surplombait le village où l’on allait faucher l’herbe autrefois, une hotte en osier sur le dos, devenus
aujourd’hui un lieu de rencontre pour les dimanches de détente ou les soirées chantantes en famille.
Je reconnaissais surtout cette joie du vivre ensemble qui m’avait frappée dans les tableaux, pourtant
rares et succincts, que mes parents avaient peints de leur vie au pays. Une gaité, une convivialité, une
spontanéité dans les relations que je n’avais rencontrées nulle part ailleurs mais qu’il me semblait
reconnaître. Sans jamais avoir voulu nous parler de l’Italie, sans la nommer, mes parents nous
avaient transmis la nostalgie d’un monde de relations, où la communication et le partage avaient
une dimension presque féérique. C’est cette dimension restée à niveau de l’imaginaire que je pouvais
maintenant palper, caresser, savourer et qui constituait une véritable révélation : je n’avais jamais
connu un tissu social et familial aussi dense, aussi chaleureux, jovial, un tel enthousiasme, une telle
capacité d’exprimer ses sentiments aussi intense et immédiate. Ce débordement d’intérêt, de curiosité
et d’affection fut comme une libération du cœur qui m’ouvrait les portes d’une autre expression de
soi, qui me faisait sortir de la vie rationnelle, disciplinée, réservée, faite surtout de devoir et de
rigueur qui était la mienne dans mon milieu français.

En outre, les signes de la misère avaient disparu. Plus, le luxe des maisons me surprit : les marbres,
les sols toujours brillants et astiqués par des ménagères perfectionnistes, un style de vie qui valorisait
l’élégance et le goût. Le sens du plaisir après celui du travail, une expression de soi désinvolte et sans
complexe, l’orgueil de la réussite individuelle et collective en même temps qu’un irrésistible besoin
de s’affirmer en dehors des règles. En somme, un autre univers qui m’interpellait par la complicité de
ses racines et me projetait vers une autre manière de sentir le monde.

À la fin de l’été, avant de quitter la vallée de mes ancêtres, je descendis encore une fois sur la grève
du Brembo, la rivière devenue le lieu de nos baignades, mais surtout, restée par excellence un lieu de
mémoire. Ses pierres polies par ses eaux tumultueuses ne m’étaient pas non plus étrangères et étaient
bien présentes dans le bagage imaginaire que les récits de ma mère avaient lentement sédimenté : je
l’imaginais descendre sur la rive du Brembo, laver son linge en chantant à tue-tête avec les lavandières
du village, j’imaginais les hommes et les femmes de la paroisse qui, le dimanche, venaient se charger
de belles pierres rondes et lisses qui auraient servi à construire la nouvelle église, une communauté
villageoise joyeuse qui grimpait le long des sentiers caillouteux vers le haut de la colline, pliés sous le
poids de leur fardeau et chantant eux-aussi à gorge déployée, le cœur léger, pour vaincre la fatigue.
Le torrent emporta la passion de mes seize ans : je fis le serment solennel de ne jamais abandonner
le fil de la mémoire que je venais de renouer et de rentrer chez moi (en France) pour servir le pays
de mes ancêtres, pour en apprendre la langue, l’histoire, pour en diffuser la culture, pour dire à tous
que je l’avais retrouvé. Ce fut un tournant dans ma vie.

Le tournant

Désormais j’avais un but, ma nouvelle vie était tracée. Au lycée, l’apprentissage de l’italien fut
une fulguration. La rencontre d’une enseignante d’italien extraordinaire qui allait orienter toute
ma formation, non seulement linguistique mais culturelle, fit le reste. Je dévorai l’italien comme s’il
s’agissait d’une réappropriation ; je découvris la culture italienne, la littérature, l’art, l’histoire comme
à travers un phénomène d’osmose, au point que quelques années plus tard, arrivant pour la première
fois à Florence, j’eus l’impression de tout connaître déjà et d’y revenir.

Je retournai chaque été dans mon petit village bergamasque, maîtrisant parfaitement la langue
cette fois, affamée de savoir, convaincue que j’étais en train d’accomplir un parcours prédestiné : la
reconquête d’une identité perdue et son épanouissement à travers la culture. Ma famille italienne
comprit vite que j’avais dépassé le stade sentimental et me présenta Adriana, une jeune enseignante
avec laquelle j’allais pouvoir assouvir ma soif de culture. Une longue et profonde amitié naquit qui ne
se contenta pas des quelques semaines de vacance d’été pour partager notre passion commune, mais
franchit les limites du temps et de l’espace et s’installa dans un dialogue épistolaire des plus intenses.
Je conserve encore ses lettres où elle m’introduisait à la lecture de Dante et m’illustrait les merveilles
de la Divine Comédie.

Je me détournai des matières scientifiques auxquelles j’étais pourtant promise et me consacrai
uniquement à comprendre les mouvements de l’âme et de l’esprit. Après un bac philo, une maîtrise
d’italien : des années d’études passionnantes et heureuses, menées avec une énergie sans faille,
une plénitude absolue, car je menais de front le savoir et la réappropriation d’un monde affectif et
sensoriel qui m’avait été nié.

Mes parents, qui n’auraient jamais imaginé un tel rapprochement avec l’Italie et qui au contraire
avaient tout mis en œuvre pour nous forger un destin franco-français, furent d’abord surpris, puis
émus et flattés par cette orientation inattendue qui leur restituait en quelque sorte la fierté de leur
origine et ouvrait une brèche dans leur positionnement en faveur d’une intégration rigoureuse, même
au prix du sacrifice de leur appartenance italienne. Nous ne fréquentions pas les Italiens installés
à Dijon, mais nous faisions partie à plein titre du réseau de solidarité qui liait toutes les familles
italiennes : on ne refusait jamais un service à une famille italienne en difficulté. Je repris à mon
compte cet enseignement et j’entrai en contact avec des Italiens fraichement arrivés pour les assister
dans leur installation, j’entrai dans d’autres familles d’Italiens qui, contrairement à la mienne, avaient
conservé la langue, les coutumes, avaient cultivé leur appartenance. Je compris que chacun réagissait
à sa manière à cette fracture qu’est l’émigration, volontaire ou obligée qu’elle soit et je commençai
à prendre un peu de recul par rapport à cette condition, à faire une lecture moins émotive et plus
réfléchie de chaque comportement, avec ses contraintes et ses espoirs, à commencer par l’expérience
de mes parents.

Cela m’aida à les comprendre lorsqu’ils se désespérèrent à l’annonce de mon mariage avec un
Italien et à ma décision d’aller vivre au-delà des Alpes, faisant le parcours inverse à celui qui les
avait conduits en France un demi-siècle auparavant. Le tournant avait ainsi atteint sa plus grande
amplitude.

Une double identité à l’épreuve

Je devais désormais assumer et gérer ma propre décision et, je ne l’avais pas pris en compte, la
réaction de mon entourage. Celle de mes parents était compréhensible : leur affliction n’était pas liée
seulement à l’éloignement d’une fille (les distances étaient à l’époque bien plus difficiles à parcourir)
mais à la crainte de la voir retomber dans la situation qu’ils avaient dû fuir. J’avais beau leur avoir
parlé du « miracle italien », d’une métamorphose totale du pays qu’ils avaient quitté, sur le plan
économique et social, ce « retour » prenait en quelque sorte la couleur d’un désaveu, d’un jugement
sur leur propre choix d’émigrer, une remise en cause de leur itinéraire d’émigrés parfaitement
intégrés. À quoi bon avoir affronté tant de sacrifices pour assurer un avenir meilleur à leurs enfants
si maintenant ceux-ci revenaient sur leurs pas ? Mon père m’avertit de ne point compter sur lui pour
venir me voir en Italie, il avait rompu pour toujours avec ce pays ; heureusement il ne maintiendrait
pas sa promesse ! Ma mère pleurait à chaudes larmes pensant à la dureté des Bergamasques et à la
discipline à laquelle mon père l’avait pliée pour accélérer son intégration sans s’apitoyer sur son sort.

Le pire pour moi devait arriver du milieu universitaire dans lequel je m’étais épanouie et qui
m’avait accompagnée dans la découverte de l’Italie des arts, de la culture, de la pensée, qui m’avait
assuré une formation intellectuelle solide et donné les outils conceptuels nécessaires pour une
lecture ouverte des autres mondes. Lorsque j’allai saluer le grand patron des italianistes, le chef du
département d’italien à l’université, il fut lapidaire : « Alors, vous ne passerez pas l’agrégation ? Est-ce
que vous aurez les pieds au chaud au moins ? ». En deux phrases, les adieux furent consommés :
mon maître à penser avait fait le calcul d’une inscription en moins au concours et avait liquidé mon
choix, dont j’aurais tant voulu lui parler – à lui qui nous avait fait aimer la culture italienne – à
une évidente erreur d’évaluation, une réaction qui ressemblait fort à celle de mes parents et qui me
troubla bien davantage car elle n’était pas justifiée par un lien affectif profond. À une exception près,
celle d’un jeune universitaire fils d’Italiens lui aussi, je reçus partout la même réponse, le même air
contraint et perplexe devant une décision qui aurait impliqué une régression.

Mais quelle régression ? Économique, sociale, culturelle ? Je finis moi aussi par me laisser
contaminer par cette peur. J’étais le produit de l’école française, pour le meilleur et pour le pire. On
m’avait bien appris que la France « a la forme d’un hexagone parfait » et que sa culture est universelle.
Aucune prise de distance venant d’une expérience autre, de la mobilité ou de l’ouverture d’horizons
culturels différents ne peut totalement détruire cette conviction intime, profondément ancrée par
l’école et l’orgueil national dans l’âme de tout Français, qu’il appartient à une société supérieure. Des
années durant, j’allais devoir combattre, à chaque retour en France, cet air apitoyé de mes anciens
camarades, de mes collègues, etc., devant une personne qui avait eu le courage (ou l’inconscience)
de faire un choix aussi téméraire. En vérité, je dois l’avouer, cette conviction avait fait son nid chez
moi aussi, d’autant plus que toute mon éducation familiale s’appuyait sur cette évidence. Il me fallait
donc me dédoubler pour affronter une épreuve de taille : passer d’une société meilleure à une société
inférieure pour des raisons de cœur ! Une double identité commença à se dessiner : une tête française
et un cœur italien, une dualité insupportable, génératrice de clichés et de préjugés que j’allais mettre
très longtemps à vaincre, sur le plan intellectuel et émotif.

En Italie, tout fut plus facile sur le plan relationnel grâce à un accueil d’une générosité et
d’une sympathie extraordinaires. Le Piémont m’ouvrit les bras avec tant de chaleur, de curiosité
et d’admiration que je crus y déceler parfois la confirmation que j’arrivais effectivement d’un pays
privilégié pour mériter autant d’égards ! Partout le même enthousiasme, une luminosité humaine et
atmosphérique qui, après les brumes bourguignonnes, se fraya un chemin dans mon âme et m’ouvrit
les portes d’un bien-être que je n’avais pas connu auparavant. Bien sûr, il y eut des étapes difficiles,
à l’université par exemple où, à l’époque, on ne parlait pas d’équivalence des diplômes et où je dus
affronter l’épreuve la plus contrariante : me faire accepter par un monde académique clos et obtus, le
seul grand obstacle que j’aie rencontré. Je mesurai le fossé énorme qui sépare les deux cultures. Je dus
passer des plans, des schémas, des « idées claires et distinctes », de la rigueur des épreuves écrites à
la virtuosité orale, à l’exposition non plus articulée mais désinvolte, de l’analyse rigoureuse des textes
à la contextualisation tous azimuts, de la technique pure à la recherche des liens culturels. Avant
de pouvoir réaliser que cet effort allait devenir un enrichissement majeur, je vécus cette différence
comme une dualité imbue de jugements de valeur. Les universitaires italiens exprimèrent tout leur
mépris pour mon approche rationnelle et conceptuelle mais certes bien pauvre et peu érudite pour
les passionnés de l’historicisme qu’ils étaient ; ma formation française me disait que cette obsession
de l’histoire restait superficielle sans aller au fond des choses, sans dégager les concepts. J’eus
beaucoup de mal à faire reconnaître des compétences durement acquises dans le système français
et non valorisées de l’autre côté des Alpes. Il me fallut longtemps pour comprendre à quel point les
deux approches étaient en réalité complémentaires, combien l’union de la recherche conceptuelle
et de l’ancrage historique, l’union de l’analyse ponctuelle et de la lecture holistique constituait la
force de la pensée. Il me fallut passer par bien des déceptions et des colères avant d’avoir pris la
distance nécessaire pour ne pas juger le bon d’un côté et le mauvais de l’autre, mais pour gérer ces
outils intellectuels différents en les unissant au lieu de les opposer. Quelle déception par exemple
quand, devenue proviseur d’un lycée italien, j’organisai une journée de formation sur l’approche du
texte en présence d’enseignants français et italiens qui auraient pu échanger leurs compétences et
leurs méthodes : les Français déclarèrent qu’ils voulaient bien nous livrer les clés de leur art mais
n’attendaient rien d’un échange réciproque et les Italiens, vexés par tant de condescendance virent en
moi la proviseur française qui n’arrivait pas à guérir sa nostalgie de la « méthode » ! Il était sûrement
illusoire de prétendre que ce que j’avais mis des années à assimiler – l’humilité de la confrontation et
du partage – ne pouvait être transmis et digéré en quelques heures.

Le fait est que pendant des années cette dualité me poursuivit. Devenue italienne en France et
toujours perçue comme française en Italie (mon accent aidant), cette double appartenance ne fut pas
toujours facile à vivre, surtout lorsqu’elle apparaissait comme un antagonisme alors qu’avait mûri en
moi un processus d’osmose dont je commençais à percevoir la richesse. Je n’étais plus déchirée entre
deux identités, j’étais prête à vivre une identité plurielle et j’en saisis l’occasion dès qu’elle se présenta.
L’occasion, ce fut une autre migration.

De la contamination à la dissémination

Lorsque l’opportunité de migrer une seconde fois se présenta, pour des raisons professionnelles
(mon mari et moi étions entrés comme attachés culturels dans le réseau des Instituts culturels italiens à
l’étranger), ce fut une victoire du verbe « partir ». Partir pour recommencer, partir pour se confronter
à autre chose, pour se remettre en cause, pour apprendre à lire un autre monde. Nos pérégrinations,
en particulier dans les pays de la rive sud de la Méditerranée (Algérie, Tunisie, Albanie), furent
vécues à l’enseigne de l’écoute de l’Autre, de la soif de comprendre un autre monde, de se confronter
avec une autre culture. Ce n’est que quelques années plus tard, à l’heure des bilans, que je compris
combien mon expérience familiale – de fille d’émigrés – avait été déterminante dans ce nouveau
choix de vie. Nous avons embarqué nos enfants dans cette aventure de confrontation culturelle mais
aussi de déracinements successifs durant toute leur enfance et adolescence, convaincus qu’il n’y
avait de meilleure école que celle de la confrontation permanente, de la gestion des différences, de
l’acquisition sur le terrain d’une capacité de lecture plurielle. Le ciment qui devait les protéger contre
toute défaillance, c’était la famille, toujours unie, compacte, come un carro armato disions-nous. Ce
n’est que quelques années plus tard, quand ma fille Laura eut besoin elle-aussi de faire une pause de
réflexion sur ces années à l’enseigne de la mobilité, que je pris conscience avec elle de l’ampleur de
l’épreuve que nous avions demandé à nos enfants de partager.

Chacun d’eux y répondit avec ses propres ressources. Mon fils Igor, avec une extraordinaire
capacité d’acceptation et d’adaptation aux ballotements familiaux ; avec une docilité qui ne fut pas
sans troubles intérieurs et déboucha à l’âge adulte sur un besoin farouche de stabilité, une volonté
impérieuse de prendre racine quelque part, un attachement à la terre inversement proportionnel à la
longue histoire de fractures qui était celle de sa famille. Et cette impatience qu’il a toujours manifestée
à l’égard de la mémoire, d’où vient-elle ? Le poids intolérable de la mémoire qui lie les générations
à un modèle de comportement à travers les choix, les objets, les relations sont pour lui autant de
liens dont il continue à se méfier. Et ce grand-père franco-italien qui l’a si tendrement accompagné
et initié à l’art du travail manuel ? Il lui en reste bien sûr un souvenir affectueux mais aussi l’image
d’un modèle encombrant dont l’expérience et l’autorité dominatrice ont marqué lourdement le destin
de toute une génération. L’histoire de ce grand-père qui a su « partir » et se frayer un chemin avec
les armes du travail et du devoir, il ne veut plus la porter. Il a choisi pour lui et sa petite famille une
vie très sédentaire, dans une région où aucun de nous n’a d’attaches, la Toscane, et en fait de racines,
il est plutôt intéressé par celles qui nous lient à l’univers, en bon médecin de campagne qu’il est,
convaincu qu’il importe plus de préserver l’unité de l’être humain, à l’image de celle du cosmos. Au
contraire, sa sœur Laura, qui n’a jamais fait preuve de docilité, a immédiatement opté pour une âme
plurielle. Dès la fin du secondaire, alors que Igor opta sans hésitation pour son identité italienne et fit
un choix de stabilité, Laura s’en écarta résolument : des études en France, le choix d’un domaine qui
l’éloignait soigneusement des centres d’intérêt familiaux (le monde hispano-américain), une activité
éclectique et en perpétuel mouvement, des amis à cheval sur plusieurs cultures pour pouvoir partager
la relativité des points de vue, le besoin – toujours – de lire la réalité sous un angle différent, une vie
complexe d’un continent à l’autre, un grand besoin de stabilité au fond de l’âme mais l’impossibilité
de vivre une identité monolithique. Naturellement portée à l’analyse et à la conceptualisation, c’est
elle qui fit émerger en moi la conscience de ce fil rouge qui nous lie tous à l’expérience d’émigration
de mes parents, en positif comme en négatif.

Cette fascination du verbe « partir » pour mieux reconstruire, ce courage de repartir à zéro,
ce défi perpétuel, c’est bien cela l’héritage de mes parents. Fermer une maison, changer de pays, de
langue, d’habitudes, reconstruire chaque fois un espace et une unité familiale, se retrouver unis dans
la diversité : quelle fascination ! Dans d’autres circonstances, certes meilleures, c’est bien leur histoire
que j’ai intériorisée au point d’en faire inconsciemment un modèle, une contamination profonde
et inavouée en quelque sorte. La contamination de la fin et des moyens ; si la fin était le défi lui-même,
les moyens furent draconiens : le devoir et le travail, la voie royale qui a mené cet émigré
bergamasque à la parfaite intégration.

Si la contamination s’est traduite en termes de mobilité et de travail assidu, elle l’a été plus
encore dans le contenu que dans la forme. Nous ne sommes pas devenus de grands voyageurs ni
des touristes acharnés ; nous avons voulu comprendre, nous avons voulu « connaître pour aimer »
– selon la formule de Leonardo da Vinci devenue notre emblème – nous avons voulu, partout où la
vie et le travail nous ont conduits, tisser des liens c’est-à-dire comprendre, aimer et se faire aimer.
C’est pourquoi nous n’avons pas désiré accumuler à l’infini nos séjours à l’étranger en tant qu’attachés
culturels, nous avons préféré nous attarder à comprendre la culture des pays qui nous accueillaient,
à y construire une vie réelle et pleine avec l’Autre, faite de connaissance bien sûr, mais surtout
d’échanges, d’amitiés (qui restent toujours très vives), de réflexion, de projets. Aujourd’hui, notre
travail de recherche sur les sociétés méditerranéennes est le fruit de ce choix.

C’est ainsi que la contamination a évolué en dissémination et a imprégné toute notre activité et
notre vie. Oui, spontanément, ce récit qui a commencé à la première personne, ne peut se conclure
qu’en utilisant le « nous » car la force et la volonté d’intégration du « premier homme » s’est lentement
transformée en un besoin d’unité, en une habitude fondamentale, celle de saisir ce qui unit, non ce
qui divise ; un élan vital qui ne peut être vécu à la première personne et demande à être partagé.
Et la référence au Premier homme d’Albert Camus n’est pas ici un hasard : si j’y ai consacré mes
derniers travaux, c’est bien parce que l’expérience d’émigration de ma famille d’origine, comme celle
de Camus, continue à tracer le chemin de mes choix, de mes intérêts, continue à disséminer un
intarissable besoin de conciliation et d’osmose.

Langue de rédaction

Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Que de fois, à table, notre ami Santo Capelli nous raconta ces épisodes de sa vie, si marquants, avec
des mots, des gestes, des regards débordant de passion, à commencer par la nostalgie pour son pays
natal, la France. Une passion qui a suscité en nous l’idée de lui offrir ce voyage de retour sur les lieux
de son enfance, en remontant le Rhin jusqu’à Hussigny, puis le désir de sauvegarder la mémoire d’un
monde fait de pauvreté et de peine mais aussi de courage et de compassion, en somme d’humanité.

Une rencontre si longtemps rêvée : l’émotion de Santo soixante ans après

Lucerne, Colmar, Bâle, Strasbourg... tout au long du voyage, le coeur de Santo est tourné vers
Hussigny-Godbrange, le petit village où il naquit en 1925.

Voilà, nous y sommes presque, les panneaux indiquent comment arriver à la frontière entre le
Luxembourg et la France. Tous ses sens sont en alerte, Santo reconnaît les ondulations du terrain,
l’odeur gris-fer des tas de scories, il reconnaît la montée et les virages qui lui sont familiers depuis les
premières courses en bicyclette de sa lointaine enfance.

Arrêtez !, s’écrie-t-il après le grand virage, la voilà, c’est ma maison.

Il a bien dit c’est ma maison. Comme s’il ne l’avait jamais quittée.

Il entre dans la cour, un jardin potager où tout est resté comme avant, où il y a encore le bac dans
lequel sa mère faisait la lessive et, sous le regard surpris et inquiet de l’actuelle locataire, le voilà qui
touche à chaque chose, comme s’il avait retrouvé une personne après une longue absence : la terre, le
robinet, les pieds de vigne et il regarde, là-haut, les fenêtres aux volets typiquement français derrières
lesquels se sont déroulées les journées de son enfance.

La maison de madame Lauchelaine est la deuxième étape. Sur le seuil, les mêmes pierres
qu’autrefois, mais il manque le fer où l’on frottait ses semelles avant d’entrer. Madame Lauchelaine
l’aimait comme un fils, comme elle aimait Maurice qui emmenait Santo avec lui aux champs, sur sa
charrette, une aventure quotidienne au contact de cette terre riche en pommes de terre, en betteraves,
une terre bénie pour les bouches des étrangers immigrés.

Troisième étape, le cimetière, le lieu qui conserve le plus jalousement l’affectueuse mémoire du
passé : Rossi... Boudou... Antoine...
Le Corse, dit Santo en lisant le grand livre des pierres tombales, Roger... Blanchard...

Tout un monde fait de drames, d’affections, de peines et d’espérances est enserré dans cet étroit
carré de terre cosmopolite. Ce sont les citoyens de l’histoire qui reposent ici, une longue période
baignée de larmes et de sueur mais aussi de douceur, celle du souvenir.

Les voix d’une enfance heureuse

Mais Santo a maintenant la tête ailleurs.

Dans la cour de l’école, ce sont les voix de ses camarades qu’il entend, les comptines. C’est la
récréation : aujourd’hui c’est à Roger Boudou, son ami belge, d’être au milieu du cercle. Pas de chance,
sa partenaire est Jeannine et elle est antipathique. Les enfants chantent à pleine voix :

Le palais royal est un beau palais,
Toutes les jeunes filles sont à marier
Mademoiselle Jeannine est la préférée
De monsieur Roger qui veut l’épouser

Dis-moi oui, dis-moi non
Dis-moi si tu m’aimes,
Dis-moi oui, dis-moi non,
Dis-moi oui ou non

Si tu m’aimes, c’est de l’espérance,
Si c’est non, c’est de la souffrance...
Dis-moi oui ou non...

« Non ! » Ce n’est pas la bonne réponse ! « Allez, c’est fini ! Rentrez...vite vite... » Le maître,
Monsieur Marteau, fait rentrer les enfants en classe et met fin aux drames de l’amour.
Une fois cinq... cinq
Deux fois cinq... dix
Trois fois cinq... quinze... Les élèves répètent à voix haute, à l’unisson, les tables de multiplication
Cinque per quattro venti
Cinque per cinque venticinque
Cinque per sei trenta...
Que se passe-t-il ? La voix de la maestra Cornolti a pris la relève : le Duce
a payé le voyage de retour aux familles italiennes pour qu’elles reviennent au pays. Ici, a-t-il promis,
sans spécifier que la promesse sous-entendait l’inscription au parti fasciste, ici, dans votre Patrie,
vous trouverez du travail et du pain. Mais l’histoire devient si pénible et les souvenirs si difficiles que
Santo décide de rester encore un peu en classe avec monsieur Marteau, pourtant si sévère... La cloche
a sonné et Roger Boudou, en rentrant chez lui, chante à tue-tête pour se venger de l’affront que lui a
fait Jeannine :

Et quand je serai nommé capitaine
Avec trois galons dorés sur ma manche...
J’épouserai quelque jolie poupée...


« De bois... de bois... de bois... lui crie la méchante Jeannine. De soie... de soie... de soie... réplique
Roger, et mieux que toi. » Et de plus belle :

J’épouserai quelque jolie poupée de soie
Ses dames lui mettront sa robe blanche à longue traîne
Et les trompettes sonneront des airs de joie
Comme au mariage d’une reine avec un roi.

Santo sourit en repensant aux leçons, aux jeux, aux rencontres avec lesquels il a grandi et qui ont
fait de lui un homme. Il a encore dans les oreilles les moqueries de ses camarades arrivés de tous les
coins d’Europe : « Macaroni... macaroni... » « Patate pourrie...patate pourrie... »
Il faut maintenant qu’il apporte la gamelle à son père, pour le déjeuner. Il mangera dans la baraque,
quand il aura faim ou bien quand il pourra, sans horaire précis.

Les ouvriers qui travaillent dans les mines à ciel ouvert doivent rapporter de chez eux les mèches
et la dynamite. Une fois que la roche a sauté, ils chargent les fragments sur les charriots et vont les
décharger à l’aciérie.

On n’est pas si mal en France. De l’autre côté de la frontière, au Luxembourg, on peut acheter du
bon pain au marché, à un prix avantageux et personne n’interdit ces brèves incursions à l’étranger. On
peut même acheter des vêtements à bon marché dans les magasins, mais alors il faut éviter la douane,
entrer au Luxembourg sans être vus, en traversant « la sauvage », un bois touffu, de hêtres, de chênes
et de bouleaux.

Le retour : où suis-je ? Quelle est ma patrie ?

« Papa... papa... vite... vite... » Le train a dépassé la douane à Modane et s’est arrêté à Turin : Papa
Antoine est descendu acheter du pain et s’il ne se dépêche pas, il risque de rester à terre. Ce n’est pas
le moment de faire de telles imprudences. Santo a un peu peur : ce n’est pas la première fois qu’il
affronte un voyage aussi long, mais la première fois, c’était à Toulouse, pas à l’étranger ! Tout le monde
parlait français, même si là-bas les voyelles étaient si longues et si larges que, quand il était revenu, ses
camarades avaient bien ri de sa drôle de prononciation, si vite adoptée. Ils l’avaient presque pris pour
un étranger, deux fois étranger, et ils s’étaient moqué de lui pendant des jours et des jours, avec toute
sorte d’apostrophes : chinois... morpion... fumier... andouille...

« Du calme !, lui dit son père en remontant dans le train. Rappelle-toi que nous sommes en Italie. »
« Mange docà... Mange donc, lui dit sa mère en lui tendant du pain, l’è bu... c’est bon... è buono. Allez,
apprends ! » La langue de sa mère était un mélange de mots italiens, bergamasques et français.

Nous revoilà en route vers Luxembourg-ville, mais Santo a du mal à se défaire de ses pensées.
« Alors, Santo, es-tu content d’avoir revu ta maison ? Tu ne nous racontes rien. » Une nouvelle
avalanche de souvenirs déferle.

Nous étions rentrés en Italie depuis deux ans déjà et pour mon père, pas de travail ! Pourquoi ?
Parce qu’il était socialiste. Ils avaient beau me dire que j’étais dans ma Patrie, moi, je rêvais de la France
comme les Hébreux conduits par Moïse dans le désert avaient rêvé aux oignons qu’ils mangeaient en
Égypte. Et à l’école on n’arrêtait pas de se moquer de moi : « Français, Français, on vous cassera la
gueule ! » Et allez avec les gros mots ! Oh, mais je me défendais, tu parles si je me défendais ! Comme la
fois où, dans la cour du patronage, j’envoyai un coup de poing à la figure d’Emanuele et à compagnie !
Macaroni... francesì... francesì... macaroni, me sifflait-on dans les oreilles : c’était pire d’être francesì
en Italie que macaroni en France.

Dans notre nouvelle maison à Callora (Cà dell’Ora) – la mémoire continue à se dénouer – il n’y
avait ni eau ni électricité. Rien à voir avec nos trois pièces lumineuses en France, avec les murs blancs
et lisses et le sol chaud recouvert d’un plancher de bois, les vastes fenêtres qui s’ouvraient sur un
potager fertile. Ici, une maison entourée par les bois, plus sombre malgré les hublots à pic sur le ravin
où coulait le Brembo, incitait Santo à s’inventer une vie plus colorée à la poursuite de ses désirs. La
roche qui pénétrait dans la cuisine, avec l’agressivité de la proue d’un navire qui a perdu le cap et s’est
enlisé dans un corps étranger, devenait pour lui tantôt l’occasion d’une lutte contre les pirates ou d’une
poésie de Noël devant la crèche, tantôt une bataille avec l’ennemi. Le sol en terre battue se prêtait bien
au parcours des ciche, ces billes en terre, elles aussi, colorées et brillantes, qui suivaient des pistes au
parcours différent d’un jour à l’autre. Et de temps à autre, l’envie le prenait d’émigrer lui aussi le long
de ces pistes, vers la terre qui continuait à vivre dans son cœur.

Fiero l’occhio, svelto il passo / ai nemici in fronte il sasso...
Aux armes, citoyens / Formez vos bataillons

Santo ne comprenait pas pourquoi les injures contre les Français se faisaient de plus en plus
fréquentes et méchantes au fur et à mesure que montait le ton des airs de marche exaltant l’Italie.
Giovinezza, giovinezza, primavera di bellezza... jusque là, il était d’accord.

Fischia il sasso, il nome squilla
del ragazzo di Portoria
e l’intrepido Balilla
sta gigante nella storia.
Fiero l’occhio, svelto il passo
ai nemici in fronte il sasso
agli amici tutto il cuor...

Il faisait partie des Balilla, mais il n’avait pas bien compris qui était ce Balilla dans l’histoire
ni pourquoi l’Italie avait toujours besoin de combattre contre quelqu’un... avant les Autrichiens,
maintenant les Français, il n’aimait pas ça. D’ailleurs, pensait-il, même monsieur Marteau, à Hussigny,
parlait sans arrêt de guerres : franco-anglaises, franco-allemandes, franco espagnoles...

Su lupetti, aquilotti !
Come sardi tamburini
come piccoli picciotti
bruni eroi garibaldini.
Vibra l’anima nel petto
sitibonda di virtù,
freme, Italia, il gagliardetto
e nei fremiti sei tu...

De ce flot de paroles, il ne connaissait que garibaldini, parce que son père lui avait parlé de
Garibaldi.

Mais Santo était content de défiler dans le stade avec ses camarades de classe, plus jeunes que lui
parce qu’on l’avait mis au cours élémentaire, à cause de la langue, même si à Hussigny il avait déjà
terminé le cycle primaire... Mais le défilé était pour lui un jeu qui chassait toutes les pensées. Son
père, au contraire, avait de gros soucis car les économies rapportées de France s’épuisaient et il n’avait
rien en vue, côté travail. Mais pour aujourd’hui, chassons les idées noires...

Aujourd’hui, c’est le 4 novembre, la fête nationale qui célèbre la fin de la Grande Guerre et
l’armistice entre l’Autriche vaincue et l’Italie victorieuse, alliée avec... la France. Santo noue autour de
son cou le foulard tricolore, comme le drapeau français, avec une seule couleur différente, le bleu.
La différence entre la sympathie et l’antipathie, entre l’amitié et la haine, se dit-il. Entre la paix et la
guerre, s’inquiétait plutôt son père.

Le federale vient de monter sur l’estrade où se trouvent les autorités. C’est le beau-frère de
l’institutrice de Santo, on l’appelle « le père des travailleurs ». En attendant le discours, Santo, assis à
côté de son père, le nez en l’air, chantonne en sourdine un autre hymne :

Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé...
Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !
Marchons, marchons...

Du travail, finalement...

Chut !, lui ordonne son père, ce n’est pas l’hymne italien. Ça irait bien pour l’Italie aussi qui
aurait bien besoin de se lever... Mais ce n’est pas le moment de le dire. Santo reprend ses esprits et
réalise qu’autour de lui il voit monter, chaque jour, l’antipathie contre les Français... et donc contre
madame Lauchelaine, contre monsieur Marteau... qui étaient si gentils avec lui, qu’il continue à
aimer... pourquoi donc ? Il se met à susurrer l’hymne national :

Fratelli d’Italia,            Frères d’Italie
l’Italia s’è desta           l’Italie s’est levée
dell’elmo di Scipio      du casque de Scipion
s’è cinta la testa...      elle a ceint sa tête

Il se dit que son père aime l’Italie mais qu’en ce moment c’est son casque de mineur qu’il voudrait
avoir sur la tête. Il a déjà mangé toutes les économies amassées à Hussigny et avec ce qu’il gagne ici en
bricolant à droite et à gauche, il a du mal à joindre les deux bouts : patates, polenta, pult, pain râpé
dans la soupe tout au long de la semaine tandis que le bas de laine se vide, que le parfum déjà rare
des luganeghe (saucisses) s’évapore en même temps que disparaît la saveur, presque inconnue, de la
viande. Oh ! le fricot d’Hussigny où la viande et les pommes de terre nageaient en bonne compagnie
dans une sauce ineffable ! Sa mère, mamma Maria, a le cœur serré de voir ses neveux tourmentés par
la faim et, de plus en plus souvent, ce ne sont pas trois enfants qui se mettent à table, mais cinq, deux
en plus des siens, Santo, Angelo et Irma. Avec ses cousins, Santo ratisse les champs et les bois pour y
ramasser chicorée et asperges au printemps, champignons et châtaignes à l’automne, fruits sauvages
dans toutes les saisons, sauf s’il neige, mais...

L’exclamation de papa Antonio et de son oncle Giuseppe le réveillent : « Écoute ! »
L’orateur exalte l’honneur, l’amour de la Patrie, la grandeur de l’Italie, le Duce qui la rendra
plus grande encore. Puis il évoque sa guerre à lui, en 1915-1918, dans les Alpes : « Si je suis encore
vivant, dit-il, je le dois à l’héroïsme et à la générosité d’un Bergamasque, l’un des vôtres, qui, alors
que j’étais blessé, m’a porté sur ses épaules à travers versants et ravines jusqu’à l’hôpital de campagne,
en risquant sa vie sous les tirs de l’ennemi... Santo Capelli ». L’orateur est ému, sa voix tremble. Deux
voix s’élèvent du parterre : « C’est mon frère, c’est mon frère » et l’orateur se ressaisit. « Où est-il ?
Faites-le monter ! » D’en bas les voix répondent : il est mort à Ortigara. Le federale descend de
l’estrade et embrasse les deux frères de son sauveur, il s’entretient avec eux et apprend ainsi que papa
Antonio et son frère Giuseppe sont revenus de France encouragés par les promesses du Duce, mais
que pour eux, sans travail, ces promesses ne sont pas tenues.

On devine facilement la suite.

À nouveau émigrés

Deux mois plus tard Santo arrivait en Brianza (au nord de la Lombardie), à Corezzana, à deux
heures à vélo de Villa d’Almè, son village bergamasque ; deux heures, pas plus, mais ce lieu lui était
plus étranger que la terre de ses aïeux qu’il avait commencé à aimer, bien plus étranger que la terre de
son enfance, sa France, Hussigny. Et mamma Maria dut apprendre une quatrième langue : après le
bergamasque, l’italien et le français, c’était maintenant le dialecte de la Brianza qu’il fallait apprendre
et les dialectes sont souvent plus difficiles que les langues nationales. Tandis que ce vagabondage
d’une terre à l’autre avait renforcé le caractère de Santo, ses parents étaient devenus plus timides
et les débuts furent éprouvants ; ils mirent longtemps à s’adapter au lieu et aux habitants. Mamma
Maria pensait avec nostalgie à Villa d’Almè, à Hussigny ; papa Antonio quant à lui, qui apprenait
les langues comme il enfourchait sa bicyclette pour se rendre à l’usine de la Falk, avec la longue
histoire d’émigration qu’il avait derrière lui et la terrible expérience de la Grande Guerre, il pensait
à l’âpreté de la vie qu’avaient menée son père et son frère... Son père avait été bûcheron d’abord
en Suisse allemande puis, comme nombre de Bergamasques, du côté de Grenoble ; il était tombé
la tête la première de l’échelle qui lui permettait d’accéder à la grange où il dormait, parce qu’il
fallait économiser et envoyer de l’argent à la famille. Son frère, Santo, le sauveur du federale, finit
déchiqueté par un monstrueux obus sur l’Ortigara. Antonio avait combattu lui aussi durant la Grande
Guerre. Bloqué par les opérations militaires autrichiennes sur la rive gauche du Tagliamento, après
les premiers soubresauts qui suivirent la défaite de Caporetto et n’ayant pas réussi à passer le pont qui
avait sauté, il avait été fait prisonnier et envoyé dans les Carpates. Il pensait à son frère, papa Antonio,
à ce jeune d’à peine plus de vingt ans qui, partant au front, avait dit à sa femme : « Si je ne reviens
pas, épouse Antonio, ne reste pas seule, ne le laisse pas seul ».

Chez Santo, la curiosité, le besoin de connaitre les étapes qui se succèdent dans la vie, tout cela
désormais est plus fort que la vie elle-même.
 

Lesmooo... stazione di Lesmooo.

Une journée de brouillard à couper au couteau. Dans le train, au-delà des fenêtres, le néant ; le
néant tout au long du trajet, à pied, vers Corezzana : deux kilomètres de plaine, puis une montée,
au bout, « quatre maisons au milieu du désert », pense le gamin, et il aimerait revenir en arrière...
(encore une fois !) Sous ses pas, tandis qu’il pense en français, qu’il chante et qu’il compte en français,
il sent ses racines s’enfoncer doucement dans la terre d’Hussigny : « Un kilomètre à pied... ça use ça
use, un kilomètre à pied ça use les souliers... » Santo n’imagine pas encore que, derrière ce brouillard,
la campagne lui offrira la joie de mille aventures, lui apportera son pain quotidien et une nouvelle
poésie qui l’aidera à dépasser ce sentiment d’être étranger qui envahit ses journées.

Madame Confalonieri, la propriétaire, qui loue sa maison à la nouvelle famille d’étrangers, a
déjà allumé le feu dans la cheminée. Pour Santo et ses frères et soeurs plus petits que lui, blottis
dans les grandes niches pleines de mystère, les histoires que racontent maman et papa, commencent
toujours dans la vaste musicalité de la langue française : « Il était une fois trois chiens... », une langue
qui alterne et se mêle à l’italien plus sonore, au bergamasque, la langue maternelle, et au dialecte de
la Brianza, une langue encore étrangère. « Il était une fois trois chiens, c’erano una volta tre cani...
gh’era öna ölta tri ca,
et puis, peu après... gh’eva una volta... ». À table aussi, les langues se mêlent :
« Qu’est-ce qu’on mange ? » demandent les enfants à leur mère. Polenta è picà sota... smaiàsa... pult,
polenta et rien d’autre... polenta co’ l’öa sèca, avec des raisins secs... polenta de farine blanche au lait...
Mais il faut apprendre à connaître le nouveau village, avoir des relations cordiales avec ses
habitants pour se procurer de quoi vivre, avant tout de quoi manger. En attendant, Santo rêve des
ratatouilles et des fricots français dont il a gardé toute la mémoire : auditive avec le grésillement de
l’huile dans la poêle, olfactive avec l’eau qui lui vient encore à la bouche, visuelle, avec la couleur
des légumes, mais aussi tactile et gustative... si bien que sa maman ne l’en prive pas et lui en fait la
surprise. « Set contét... tu es content ? » Le français est resté la langue préférée de sa mère, plus que
l’italien car sa langue maternelle est le bergamasque et ce sont les enfants qui lui apprennent l’italien.
Santo, qui a désormais treize ans, doit retourner à l’école. Il passe quelques mois en cours moyen
à Corezzana, puis en dernière année de primaire à Lesmo.

La maîtresse fait immédiatement remarquer la prononciation et le fort accent étranger du nouvel
élève et de sa sœur : elle en tire une leçon d’histoire et géographie. Dommage qu’une vague d’inimitié
grandissante sépare l’Italie et la France, la terre que le nouvel élève aime tant et qui continue à
peupler ses rêves.

Santo est heureux quand il peut vanter son pays natal : les pommes de terre, les betteraves, les
usines, les bistros où se retrouvent tant d’italiens qui vivent loin de leur famille, les plaines, ses amis,
son maître... La maîtresse traduit tout cela, le patate, le barbabietole, le fabbriche, le osterie... et finit
par faire une leçon sur les langues et l’émigration : les trois élèves de la Brianza, deux filles et un
garçon, découvrent la pauvreté de la vallée d’où proviennent leurs nouveaux camarades et se rendent
compte de la chance qu’ils ont d’habiter une terre belle et féconde en nourriture à partager.

Le temps court vers une guerre odieuse et incompréhensible pour Santo qui, né en France de
parents italiens, y a trouvé pain et affection... Il ne peut imaginer que l’on puisse faire du mal à ses
amis. Ce n’est qu’après deux années de guerre, quand l’Italie signera l’armistice de Cassibile et donc
sa complète capitulation, qu’il pourra enfin continuer la lutte, mais sur le front opposé, avec les
Français. C’est alors seulement que pour Santo, dans les rangs de la Résistance, se dissipera enfin
l’inquiétude née de cette tension entre les deux visages de son amour pour la patrie et que la vie
pourra vraiment reprendre son cours, sereinement, dans la paix retrouvée.
 

Traduction de l'italien par Yvonne Fracassetti Brondino

Langue de rédaction

Svizzera : la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

Svizzera : la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

Svizzera: la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

C’était un après-midi tranquille, comme tant d’autres chez ma grand-mère. Nous préparions
un thé, c’était l’heure de la collation, elle prenait ses excellents biscuits faits maisons. Nous nous
sommes installés et avons commencé à parler. Je lui ai demandé : « Mamie, ça te dirait de me
raconter quand tu es arrivé en Suisse ? » Elle m’a répondu : « Que veux-tu que je te raconte ?
- Tout ce que tu voudrais me raconter, mamie. » Elle se tut un instant, son regard changea,
elle posa la tasse qu’elle avait en main, soupira et dit : « Par où commencer... »

Mon nom est Antonietta, j’ai soixante-quinze ans et je n’ai jamais baissé les bras dans la vie.
J’ai grandi dans le sud, à Orsara plus précisément, un petit village au nord des Pouilles, dans
une famille d’ouvriers. Moi, la plus jeune des cinq sœurs, à seulement cinq ans je pouvais manger
avec ma famille dans les champs. Chaque matin à l’aube on faisait quelques kilomètres à pied pour
rejoindre le terrain, mais ce qu’on produisait ne suffisait pas nous nourrir. On n’avait aucun salaire,
on avait seulement la campagne, mais elle ne suffisait pas pour qu’on mange tous les sept.

Chaque matin, à quatre heures, nous allions à pied jusqu’à notre terrain, avec nos affaires sur
nous puisque nous n’avions pas de bêtes. Nous n’avions qu’un vieil âne qui est mort peu de temps
après. Nous devions alors faire venir d’autres personnes pour labourer notre terrain, avec leurs
animaux, puis nous, pour les payer, comme nous n’avions pas d’argent, nous allions cinq jour
travailler leurs terres. Tu ne peux pas imaginer ce que signifie ramasser les fèves, récolter le maïs à
la main avec une petite pince de bois, enlever les mauvaises herbes de ces terrains énormes, cueillir
les olives et les fruits, et surtout, travailler pour rien… Je me rappelle que, un jour, je voulais de
nouvelles chaussures parce que les miennes étaient vieilles et me serraient les pieds, mais ma mère
m’a frappé car, l’argent pour les acheter, elle ne l’avait pas. J’avais seulement une paire de
chaussures de cuir, faites par le cordonnier de mon village, que j’utilisais tous les jours pour
travailler dans les champs, puis le samedi et le dimanche je les lavais avec soin. Je les mettais aussi
pour aller à l’église. On n’avait vraiment rien, on mangeait seulement des fruits et du maïs. C’est
tout ce qu’on avait à la campagne. On allait chercher l’eau avec un seau qu’on portait sur la tête.
Nous n’avions pas non plus les toilettes, on faisait nos besoins dans un panier de paille, et on le
jetait ensuite dans un canal commun voisin. J’étais très triste, je me dirigeais vers le désespoir. Tous
les huit jours ma mère finissait la farine et se demandait comment aller en acheter d’autre pour
faire le pain qu’on mangeait. Notre grain ne suffisait pas. En outre, nous étions obligé de vendre
tellement de choses pour acheter quelque chose. Quand on tuait le cochon, on vendait le jambon,
on vendait les œufs des poules pour des allumettes. Tout était rationné. On mangeait un peu de
pain avec des olives, parfois un peu de lard. Et encore, nous étions chanceux car nous avions un
terrain. Quand on allait au four on devait rester attentif car les gens te volaient le pain des mains.
Ce n’était absolument pas facile. Nous avions tout de même une maison, un vieil âne, des poules et
quelques lapins.

Seule notre tante d’Amérique, parfois, nous envoyait des colis contenant des chaussures,
des vêtements et d’autres choses pour vivre. C’était la sœur de mon père, elle était émigrée à
Philadelphie. Cette femme a eu une dure vie. La pauvre, un malheureux du village a voulu
l’emporter loin de chez elle par la force, et elle tomba malade de douleur. Dans ces temps là, les
femmes n’étaient que des esclaves, les hommes s’en fichaient d’elles, les utilisaient seulement pour
procréer, mais se désintéressaient ensuite de leurs enfants.

Mon père, avec l’aide de quelques cousins, est allé la récupérer fusil au poing. Elle ne s’est
jamais faite toucher, elle n’aurait rien fait, et même s’il l’avait épousée ! Le problème était que,
cependant, une fois partie de la maison avec un homme, personne ne l’aurait épousée au village. Ce
n’était pas comme aujourd’hui, où les gens peuvent dormir ensemble même s’ils ne sont pas
mariés. Après cet épisode, vers la fin des années 30, vint un lointain parent d’Amérique, un veuf qui
avait cinq enfants et qui lui proposa de l’épouser. Elle accepta, juste pour partir d’Orsara. Ils
partirent ensemble en bateau et eurent encore après deux enfants.

Mon père, enfant, était stable économiquement parlant, mais ses parents moururent très
jeunes. Ils attrapèrent le choléra et furent emmenés au lazaret du village. La mère mourut à
seulement trente-sept ans, de douleur, après la mort de son mari, du moins c’est ce qu’on m’a
raconté. Ils avaient quatre enfants, le plus jeune avait deux ans et le plus grand, mon père, en avait
seulement sept lors de cet événement. Ses oncles l’adoptèrent, prirent tous leurs biens, deux
maisons et quelques terrains que les parents lui avaient laissé. Ils avaient aussi un trésor, hérité par
mon père, mais des voleurs le lui prirent alors qu’il achetait du linge. Ma vie au village se répétait
globalement jusqu’à ce que j’aie dix-huit ans, jusqu’à ce qu’un jour je reçoive la nouvelle qu’une de
mes sœurs, la seconde, celle partie en Australie quelques temps plus tôt, était décédée. En
novembre 1959, à seulement vingt-quatre ans, elle mourut en couche. La petite qu’elle portait
faisait six kilos et durant l’accouchement, sans césarienne, elle eut un infarctus. La petite mourut en
premier, d’étouffement, puis elle aussi. L’Australie, pour ma sœur, c’était le paradis, elle avait
travaillé comme une esclave au village, mais elle mourut avant de pouvoir en profiter.
Pour cette raison, il y a deux ans, je voulais à tout prix aller en Australie, pour au moins voir
où elle était enterrée. Alors on voulait faire quarante jours de bateau mais on n’en a pas eu la
possibilité. Elle était partie pour l’Australie seulement dix mois avant sa mort, pour rejoindre son
fiancé qu’elle avait connu au village, Gerardo, qui était parti peu avant elle et qui avait trouvé un
travail.

Dans les années 60, un an après la mort de Michelina, voyant qu’au village il n’y avait aucun
espoir mais seulement de la misère, je pris la décision de partir.
Je choisit par ma propre volonté de partir en Suisse. Je n’arrivais plus à vivre, à Orsara, dans
ces conditions d’extrême pauvreté, on ne pouvait rien acheter. C’est ainsi qu’un jour je dis « Ca
suffit ! Maman, papa, je m’en vais ! »

Par chance, un oncle de Michele, mon actuel mari que je connus plus tard, me fit un contrat
de travail et je le rejoignis ainsi à Zurich, là où il travaillait déjà depuis quelque temps. Sans contrat,
par contre, je n’aurais jamais pu partir tellement les contrôles de l’immigration à la frontière Suisse
étaient stricts.

Ainsi, à dix-neuf ans, je suis partie à Zurich, avec mon oncle avec qui je n’avais pas vraiment
de contacts, à part ce voyage en train que l’on fit ensemble. La première impression était plutôt
triste, voir dure. Je ne connaissais pas la langue, je me sentais seule, seule. J’avais deux choses, les
deux petites choses que je possédais et que j’avais apporté dans une valise de carton. A peine
arrivés à la frontière nous fûmes soumis à de multiples contrôles, mais puisque nous avions un
contrat de travail régulier nous n’eûmes aucun problème.

A peine sortis du train, mon oncle m’accompagna rapidement à la cafétéria où j’aurais dû
commencer à travailler le lendemain. Je ne me rappelle plus de quel jour c’était, c’était un soir de
février, je me rappelle seulement qu’ils m’assignèrent une chambre pour dormir, dans laquelle la
patronne m’enfermait à clef. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait mais pour autant je savais ce
qui m‘attendait. Le matin suivant, je commençais à travailler. En premier lieu, on me fit peler les
patates avec des machines similaires à celles qui, aujourd’hui, servent à peler toutes choses. Je me
rappelle que c’était une salle pleine de ces machines te que, à la fin des services, on les nettoyait
toutes. Il y avait des petits trous desquels il fallait enlever les résidus de patate avec le couteau
pour qu’elles soient prêtes pour le service suivant. Il y en avait beaucoup, chaque employé
endossait un uniforme et un tablier blanc.

Après quelques temps, un matin, ils changèrent ma mission et du pelage je passais à la
caisse et à la préparation des repas. Mon travail était de servir ceux qui venaient prendre à
manger. Je travaillais ici un an et huit mois, j’appris bien le métier et je commençais à bien
comprendre l’allemand.

Je prenais aussi mes repas en semaine à la cafétéria. Ce n’était pas extraordinaire, mais les
repas étaient diversifiés. Il y avait de la purée, de la salade avec de la sauce, du wurstel… Je
m’adaptais et je mangeais de tout. Certes, pour moi, tout était nouveau, je n’avais jamais rien
mangé de tel. Nous mangions ensemble avec les collègues, mais aucun ne parlait italien alors je
dus me débrouiller en allemand. Même mon oncle, que je voyais parfois, parlait allemand et ainsi,
pour chercher à me faire comprendre je commençais à écouter et un peu après j’apprenais. Ma
famille me manquait, mais je travaillais, je n’y pensais pas, et seul l’argent m’importait. On
travaillait bien et le salaire était très bon, je gagnais aux alentours de cent cinquante francs, qui
équivalaient à environ deux cent mille lires. C’était vraiment beaucoup d’argent. Et tout ce que je
gagnais je le mettais de côté. En fin de semaine, on me donnait cinq francs car la cafétéria était
fermée et que cet argent devait servir pour manger autre part, mais je cherchais toutefois à sauver
le plus d’argent possible. Je me rappelle que j’avais besoin de soigner quelques unes de mes dents
et après quelques temps je réussis à me faire plomber à Zurich par un brave dentiste. Pour ce
travail, je le paya bien cent soixante-quinze francs, plus d’un salaire, mais après soixante ans j’ai
encore une de ces dents.

Je passa presque deux ans à me décider de changer de travail, j’allai chez une riche famille
de Zurich, parce que j’avais senti que le salaire était très élevé comparé à la cafétéria dans laquelle
je travaillais avant. Je fis alors le service sous des combles. C’était un poste sombre, difficile. J’avais
un tapis avec des vers en dessous, ce n’étais pas un très beau post. Ils sonnaient la cloche et je
devais courir pour les servir. Je restai dans cette famille quarante jours puis, comme le travail ne
me plaisait pas et qu’il était très simple, je décidais de partir.

Je trouvai un travail dans une usine, où le salaire était aussi légèrement plus élevé que ce
que j’avais gagné jusqu’à présent. Je dus aussi me trouver une chambre, laquelle était cependant
très loin de l’entreprise, mais pour m’économiser les cinquante francs du tram, je me rendais au
travail à pied. Je devais cuisiner dans ma chambre, j’avais un petit meuble avec un petit four au
dessus et j’essayais de ne rien salir. J’ai toujours été une personne organisée et propre, même dans
ma vie avant que je parte en Suisse. J’allais au bain quand les patrons n’étaient pas là et je cherchais
à être la moins bruyante possible. Ma présence dans cette chambre avait été signalée aux
autorités, pour que je sois sous leur contrôle les jours de permanence et que je paie de suite les
taxes dues. La situation était complètement différente de l’Italie où tout le monde pouvait faire à
peu près tout ce qu’il voulait et où ce genre de contrôle n’existait pas. Là, quand j’étais malade, le
médecin venait vérifier si c’était vrai, et c’était au médecin de décider combien de jours je pouvais
rester chez moi.

Les premiers temps je me mis à travailler à la pièce, mais l’environnement était très sale. On
travaillait aux stores avec quelques ouvriers qui semblaient recouverts d’un matériau noir et sale
semblable au goudron. Après quelques temps ils me mutèrent de poste, j’emballais les bobines de
cuivre dans le carton. J’y suis resté neuf mois et ce fut ma dernière expérience de travail en Suisse.
Mon salaire était très bon et je me fis aussi des amis qui, quand je rentrai en Italie, me firent chacun
un cadeau. Je conserve encore une serviette de toilette qu’ils m’offrirent et aussi une carafe. Les
méridionaux l’appellent terun, mais je n’ai jamais eu de problème. Avec moi, tout les gens que je
rencontrais était toujours très gentils.

A Zurich il y avait aussi une communauté de villageois et quelques fois, le dimanche, après être allés
à la messe, nous mangions tous ensemble. La seule chose est qu’ils étaient vaudois, et moi
catholique, mais je n’ai rien dit. Un grand nombre d’entre eux ne retournèrent jamais en Italie, ils
restèrent là, j’en ai rencontré encore certains il y a quelques temps, les autres sont morts.
Mon départ, bien qu’il fût difficile car j’ai dû laisser ma famille, fut pour moi une sorte de
renaissance. La Suisse était mes Amériques. C’était dur mais je connus un nouveau monde, il y avait
beaucoup de choses que je n’avais jamais visitées comme des résidences de luxe ou même le tram.
Là bas, nous n’avions rien, pour moi, ici, c’était un paradis. Je pouvais aller au marché, et acheter
des pièces de viande. Dans les Pouilles, je n’avais jamais quitté le village, je n’avais même jamais été
à Foggia.
 

A Zurich je m’adaptai directement. J’appris plutôt bien l’allemand, alors qu’au village je
n’avais même pas la possibilité d’étudier. J’étais très douée à l’école, étudier me plaisait, mais pour
autant je n’avais pas d’argent. Mais étant donnée que j’étais une élève attentive, la maîtresse
m’offrit le livre de cinquième année pour que je puisse finir l’école. Si j’en avais seulement eu la
possibilité, moi aussi j’aurais étudié comme vous. J’aurais tellement voulu le faire, ça m’aurait
beaucoup plu, mais ça n’a malheureusement pas été possible.

Quand j’ai décidé de partir, mes parents furent tout de suite d’accord. Alors, au village, ceux
qui partaient n’étaient pas mal vus. Tous partaient à la recherche d’une vie meilleure, mais si l’Italie
avait été un meilleur endroit, personne ne serait parti pour l’Australie ou l’Amérique. Seulement,
dans les années 60, arriva le boom économique et les gens, plutôt qu’aller à l’étranger, allaient au
nord qui était plus riche et qui était en mesure d’offrir du travail.

Chaque mois je leur envoyais une partie de l’argent que je gagnais pour que ma mère puisse
rembourser les dettes qu’elle avait contractée pour le mariage de sa première fille. Je payai tout,
contrairement à comment se passent les choses aujourd’hui. Dans ces temps, c’étaient les enfants
qui s’occupaient de leurs parents.

Avec l’argent de côté, je m’achetai une jupe et une paire de chaussures neuves. J’achetai une
montre pour mon mari, pour son père et aussi pour mes sœurs Amelia et Maria. J’apportai à ma
mère des couteaux, des couverts, et j’achetai aussi des choses utiles pour la maison. Je fis un
cadeau à tout le monde. Je pouvais, en plus, m’acheter le mobilier pour me marier et ma mère
m’acheta de la lingerie comme cadeau de noces. Je restai à Zurich pendant deux ans et quatre
mois, puis je retournai au village pour me marier avec Michele. Au début je ne le connaissais pas,
mes parents le connaissaient avant, ils nous présentèrent durant des vacances en Italie quand
j’étais à Zurich, et à cette occasion nous nous fiançâmes. Il habitait dans le village, mais il était parti
loin d’Orsara durant de longues années pour son service militaire, à Foggia puis à Trieste, puis pour
chercher du travail à Turin. Avant de se marier, alors que j’étais à Zurich, nous nous écrivions des
lettres pour rester en contact. Certes, après un temps je m’habituai à la distance, et même si je ne
me sentais pas mal en Suisse, mais j’étais toujours à l’étranger, ce n’était pas chez moi. Je décidai
alors de retourner en Italie.

Alors nous sommes mariés, dans ces temps où les gens n’avaient rien, ni même l’eau ou la
lumière. J’achetai ma première radio à une de mes voisine dont le mari travaillait comme cantinier
du village. Nous allions nous balader devant chez elle avec sa radio. Elle n’achetait jamais rien, elle
faisait tout chez elle.

A mon retour, la situation à la maison s’était améliorée, on n’avait plus de dettes à payer. Je
me mariai et partait vivre à Turin avec mon mari. Ma sœur Amelia, entre temps, avait rejoint son
mari en Suisse, où était née leur première fille, mais après quelques années eux aussi retournèrent
en Italie et vinrent vivre, pendant trois mois, à Turin avec Michele et moi. J’ai continué à aider ma
famille, à Turin aussi, en accueillant tout le monde pendant qu’ils cherchaient un travail. Après les
noces, ma situation économique était très stable, que ce soit mon mari ou moi nous avions un bon
travail et vivions une belle vie.

Je peux vraiment dire que j’ai connu la misère, et ce n’est pas une belle expérience. Mais
désormais, on a trop. Désormais, les enfants ne connaissent plus certaines valeurs, nous les anciens
nous savions nous adapter, mais pas les jeunes. Nous vous avons trop habitué au bien être et c’est
entièrement notre faute !

Dans la vie, on doit savoir économiser. Si nous n’accumulons pas au cas où se présente une
difficulté, si on dépense tout, alors on reste ensuite sur la paille. Comme c’est le cas de beaucoup
de personnes aujourd’hui en Italie. On doit apprendre que là où on prend sans remettre, nous ne
trouvons plus rien. Ma mère le disait toujours, petit à petit l’oiseau fait son nid. Des gens qui étaient
plus riches que nous auparavant sont aujourd’hui mal en point, nous nous n’avions rien et nous
avons dû apprendre à survivre.

Je suis partie avec soixante mille lires en poche et une valise de carton après les noces. J’ai
toujours travaillé et aujourd’hui, puisque nous avons su économiser, nous menons une vie sereine,
nous pouvons aider nos enfants à bien vivre. Nous pouvons leur garantir une maison, les faire
étudier, les amener en vacances, leur acheter des vêtements. Et nous sommes seuls, parmi ceux qui
ont encore une retraite et un travail pour faire tourner ce pays qu’est en train de devenir l’Italie.
Après autant de sacrifices, on n’a même plus le droit d’avoir un travail, on est en train d’enlever la
dignité de ce pays, des jeunes.

Certes, je n’ai jamais rien fait manquer à ma famille, mais il ne suffit pas d’avoir assez
d’argent, il faut savoir le gérer, il faut apprendre à l’utiliser. Je refusais de sortir en vespa le
dimanche, mais au moins la famille se portait bien, nous vivions dans le luxe et d’autres ont tout
perdu et ont faim. Les gens ont tout dépensé, ils ont joué aux seigneurs sans pouvoir se le
permettre, ils demandaient prêts sur prêts, dépensant tout. Ces personnes désormais vivent avec
deux sous le mois, et encore ou bien ils refusent du travail ou bien n’en trouvaient pas en
demandant trop. Le travail est une bénédiction, on doit du respect à ceux qui nous donnent à
manger. Le respect du travail et le respect de l’argent que l’on gagne sont pour moi fondamentaux
pour bien vivre. Il ne faut pas pour autant se vanter de travailler, on doit apprendre à être humble,
mais toujours la tête haute. Je l’ai fait, et je ne m’en vante pas. Les jeunes ! Apprenez de nous ! Si
même la société s’élève contre vous, continuez à lutter. Ne perdez pas espoir et ne vous arrêtez
pas. Celui qui saura se retrousser les manches réussira toujours à obtenir quelque chose.
N’attendez pas de vous faire écraser par les décisions du gouvernement, réagissez. Nous avons
lutté pour obtenir nos droits, et même si on veut nous les retirer depuis des années, on n’est rien
sans vous. Vous êtes le futur de cette Italie. Ne vous la faites pas voler.

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Jeux de mots sur la frontière entre Occitans d’”Italie” et de “France"

Jeux de mots sur la frontière entre Occitans d’”Italie” et de “France"

La vallée de l’Ubaye, dans le nord des Alpes dites de Haute-Provence, a sa revue trimestrielle de proximité qui s’appelle Toute la Vallée, tout simplement, car depuis des siècles c’est sous la peu modeste appellation de « Vallée » que l’Ubaye est connue en Provence. C’est tout récemment que dans les sommaires de cette revue les articles réguliers sur les « cousins » du Mexique (destination depuis le milieu du XIXe siècle, localement, d’un fort courant migratoire) ont été complétés par des références à d’autres cousins, ceux d’Italie, entendons, pour l’essentiel, ceux qui sont venus des vallées alpines les plus proches (Stura, Maira, Varaita). C’est ainsi que dans un des numéros de Toute la Vallée, un des héritiers de cette migration évoque la mémoire de sa grand-mère, née en 1871, venue au début du siècle du village de Pontbernard – pardon, Pontebernardo –, haute Val Stura, province de Coni – pardon encore, Cuneo. Cette dame s’appelait Belmondo (oui, comme le fameux acteur ou telle championne de ski « italienne » des années quatre-vingt ; non, ce n’est probablement pas un hasard). Un de ses enfants est devenu célèbre plus tard comme entraîneur de l’équipe française de ski sous le nom d’Honoré Bonnet. Elle s’était visiblement si bien intégrée à son pays d’accueil qu’elle refusait de parler italien, se faisait appeler Joséphine et avait adopté la dénomination assez péjorative que ses nouveaux compatriotes réservent aux « Italiens » : elle les traitait donc de pianto, variante de piafo, (prononcer piáfou et piántou, avec accent tonique sur la première syllabe) aussi péjoratif que le précédent... Le descendant de Joséphine Belmondo, porteur lui-même d’un nom italien, ne lui en tient apparemment pas rigueur et célèbre sa francité acquise de haute lutte. Tout au plus regrette-il que sa grand-mère ne lui ait jamais parlé italien et se demande-t-il si, quand son frère lui rendait visite, ils se parlaient en italien (il note au demeurant que si lui-même ignore l’italien », les enfants de ce grand-oncle, eux, parlent fort bien français, ce qu’il trouve assez beau). Je me souviens avoir rencontré il y a une trentaine d’années, à Pontbernard, une vieille dame qui s’était présentée d’emblée comme la cousine germaine du fameux Honoré Bonnet (fils de cette madame Bonnet née Belmondo, tante de la vieille dame). Nous aurions pu nous parler en français ou en italien, sans doute, mais c’est en occitan que la conversation s’était déroulée. Elle avait même pris la peine, en mon honneur, d’employer les francismes pèra, mèra, sur, de rigueur côté « français », pour définir ses liens de parenté, au détriment des mots occitans correspondants (paire, maire, sorre), réservés aux animaux...
À aucun moment le descendant de Joséphine Belmondo ne semble imaginer que ses deux aînés ne risquaient certes pas de se parler dans un italien qu’au début du siècle la plupart des « Italiens » ignoraient, en un temps où le roi d’Italie lui-même parlait volontiers piémontais en famille, et que cela explique peut-être le « refus de parler italien » qu’il attribue à sa grand-mère : comment aurait-elle pu parler une langue qu’elle ne connaissait pas ? Il est bien plus probable que c’est en occitan qu’on se parlait dans la famille Bermond de Pontbernard que c’est l’occitan qui avait servi de langued’intégration à la jeune Belmondo à son arrivée en Ubaye. Si forte est l’emprise de la vénération des frontières nationales pour ce Français authentique que l’idée que la frontière franco-italienne puisse
séparer des gens qui parlent la même langue ne lui vient pas à l’esprit : toute une éducation à refaire.

Mais l’indulgence s’impose : car fort peu de gens sont informés de ce fait tout simple, que les
Valéians eux-mêmes ont eu longtemps bien du mal à accepter. Et toute l’histoire des rapports entre les
deux versants est faite d’un mélange subtil de connivence réticente et de distance affichée, au moins
depuis la date fatidique de 1713, qui a vu le « rattachement » musclé de l’Ubaye à la France, au terme
de la guerre de Succession d’Espagne, et au nom des « frontières naturelles » ; pour le même motif, le
même traité, d’ailleurs, détachait les ex-Dauphinois de la haute Varaita de leurs voisins et parents du
Queyras. Vaste sujet, assez négligé par la recherche. On ne peut ici que proposer quelques remarques
sur cette histoire.

Première chose dont il faut bien se pénétrer : les Alpes ne sont pas, en elles-mêmes, une frontière.
Le concept de « frontière naturelle » est une invention de géographes employés par des ministres. Au
bout de chaque vallée, du versant oriental comme du versant occidental, il n’y a pas un mur, mais
un col, lieu de passage par excellence. Et des deux côtés du col, la plupart du temps, les populations
sont liées par la langue (l’occitan dans les Alpes du Sud, le franco-provençal dans celles du nord,
en laissant de côté, plus à l’est, selon les endroits, alémanique walser, dialectes lombards du Tessin
ou bavarois du Haut-Adige). Les deux versants sont aussi liés par des rapports commerciaux, licites
ou non d’ailleurs : il y a encore des gens, qui se souviennent des équipées menant à des rencontres
discrètes sur le col entre « Français » porteurs de sel et « Italiens » porteurs de riz ou de maïs pour la
polenta. Car on mangeait de la polenta (et des lasagnes, et des ravioles, et autres pasta facha a man)
des deux côtés. Et enfin, il y a toujours eu des rapports humains et familiaux, quand un « Italien » (on
dit d’ailleurs plutôt « Piémontais » dans la Vallée) venait travailler côté « français » (dans l’autre sens,
les déplacements se limitaient, dans mon enfance, à un voyage, en car, un mardi, au grand marché de
Cuneo, où les « Français » pouvaient trouver des produits moins chers).

On pourrait faire remonter ces migrations assez haut dans l’histoire. Un seul exemple : en 1231, les
hommes de Bresés/Bersezio (au bas du col de Larche/la Maddalena) se voient accorder une charte de
privilèges par leur seigneur. Le document enregistre les noms des « hommes de Bersezio » : Meyran,
Ollivier, Borel, Girard, Aubert, Lions, Spitalier, Bouvet... tous noms que l’on retrouve aux siècles
suivants, portés par des gens irréprochablement valéians (et qui, soit dit par expérience, apprécient
souvent fort peu qu’on leur raconte cette vieille histoire du XIIIe siècle). Par la suite, les registres de
mariage des hauts pays, côté ouest, signalent l’entrée dans les familles locales de Jolit de la Val Maira
(Giolitti, oui, ce nom-là), Javelly (Giavelli) de la Stura, Richard de haute Varaita... Sans parler, pour le
Queyras protestant, des Vasserot venus du réduit vaudois de Val Pellice, à moins qu’ils n’aient fait le
trajet dans l’autre sens. Mais c’est depuis le XIXe siècle que la documentation permet de mieux cerner
le phénomène.

Il y a d’abord toute une tradition des migrations temporaires, saisonnières en fait. Ces migrations
font d’ailleurs partie de ce qu’on pourrait appeler le mode de production montagnard, que ce soit dans
les Alpes, les Pyrénées, le Massif Central, ou, bien plus loin dans d’autres montagnes, du Valais à l’Atlas.
Pendant une partie de l’année, soit l’été, soit l’hiver, les hommes quittent le pays pour se louer comme
ouvriers agricoles, se livrer au colportage (c’était l’activité des Ubayens avant la Révolution industrielle
pour le textile, les Briançonnais préférant le commerce du livre), à la vente de cheveux (Elva, en Val
Maira), la vente d’anchois, voire la mendicité. Ce qui permettait à la fois de soulager ceux qui restaient
au pays, et disposaient ainsi de réserves alimentaires moins précaires, et d’augmenter le patrimoine
familial par l’apport des bénéfices de l’activité du migrant. Ces migrations pouvaient concerner des
espaces assez vastes. Dans le cas qui nous occupe, la Vallée était à la fois terre de départ et terre
d’accueil : elle recevait en effet au moment des moissons des ouvriers agricoles, des seitres, faucheurs,
venus de Val Maira ou Varaita. Les seitres, se louant en équipes avec leurs faux et leurs faucilles, sont
des adultes. Mais l’Ubaye pouvait aussi recevoir des enfants (au-dessus de dix ans) qui venaient se
louer comme bergers à la belle saison. Les témoignages sont nombreux sur ce point, certains recueillis
dès le livre célèbre de Nuto Revelli, Il mondo dei vinti. Ils montrent une situation particulièrement
dure à vivre pour ces enfants, amenés à garder seuls un troupeau dans la montagne, et les anecdotes
sur l’avarice du patron, en ce qui concerne la nourriture allouée au petit berger ne manquent pas.
Un de ces témoignages, plus récent, est particulièrement intéressant du point de vue des pratiques
linguistiques : le témoin qui se remémore le jour où il a été ainsi loué par un propriétaire sur la place
du marché de Barcelonnette, le jour du mercato dei garsun (en juin) indique que c’est en français que
son futur patron a évalué sa fiabilité : Quell’uomo che te sernisce nel gruppo ti squadra da cima a
fondo come a scoprire se sei di costituzione robusta, ti butta una mano a grinfa sul capo, te lo fa
ruotare un po’ a destra, un po’ a sinistra e ti dice : « ne sareit pa une tete aisè à tourner ?! » Non
sarai mica una testa girevole, balzana ?!
Il est infiniment peu probable que dans les années trente,
date à laquelle se rapporte le récit, un paysan de l’Ubaye ait spontanément parlé français à un petit
« Piémontais ». Il est bien plus probable que la langue normale de communication était cet occitan
que l’un et l’autre partageaient, au delà de quelques différences dialectales superficielles. Dans ce cas,
le propos en français rapporté (approximativement) par le témoin constitue soit une reconstruction
de ce dernier (puisque je parle d’un Français, je le fais parler en français) soit, et c’est l’hypothèse que
je privilégie, la manifestation de la distance sociale que le futur patron entend bien faire sentir à cet
immigré venu de l’autre côté de la frontière, quitte à revenir ensuite à la langue d’oc dès qu’on entre
dans le vif du sujet et qu’il convient de se faire bien comprendre.

Ces courants migratoires utilisaient des itinéraires bien balisés, notamment les cols frontières
comme le Sautron, voire des cols plus écartés des grandes voies de circulation, notamment en un
temps où le fascisme combattait ce type d’exode et où il fallait ruser avec les gardes-frontière.
Dernier type de migration temporaire, ponctuelle, l’emploi de manœuvres « italiens » au milieu du
XIXe siècle pour la construction des forts destinés à protéger la frontière française contre une éventuelle
invasion piémontaise. Il est assez savoureux de penser que ces ouvrages, souvent acrobatiques, ont été
en quelque sorte bâtis par leurs victimes potentielles...
À partir d’un certain moment dans le XIXe siècle, le système traditionnel de la migration
temporaire ubayenne s’est effondré, laissant la place à un véritable exode : c’est le temps où les jeunes
de la Vallée partent pour le Mexique (de préférence d’ailleurs avant d’être appelés sous les drapeaux),
pour s’y consacrer au commerce des tissus, dans le prolongement donc de ce qu’ils savaient faire
depuis bien longtemps. Mais seule une fraction de ces milliers de migrants a pu faire fortune et revenir
au pays, pour y construire des villas à l’esthétique plus ou moins discutable. S’en est ensuivie une perte
sèche pour la démographie locale et la désertification de hameaux entiers. C’est à ce moment que de
nouveaux exploitants sont venus s’installer à la place de ceux qui étaient partis. Et, bien entendu, au
XIXe siècle, au temps où c’est encore l’agriculture qui constitue l’activité principale, c’est de migrants
« italiens » qu’il s’agit. Ces Italiens ne sont d’ailleurs pas forcément originaires des vallées voisines : il
y a eu aussi un courant de Bergamasques de la Val Brembana employés comme bûcherons. Mais pour
l’essentiel, ce sont bien les voisins qui arrivent, les Dao, les Isoardi, les Gilli, les Giavelli, les Fossati, les
Chiardola, les Cucchietti, les Raina, les Bruno, les Garino, les Marchisio, les Porrachia..., tous noms
que l’on retrouve dans les nouvelles de décès fournies chaque trimestre par Toute la Vallée, à côté des
Arnaud, des Brès, des Léautaud, des Reynaud, des Cogordan, des Martel et autres descendants des
familles installées là depuis des siècles.

Cette arrivée ne fait pas que des heureux. François Arnaud, le notaire polygraphe de la fin du XIXe
qui a consacré ouvrages et brochures sur à peu près toutes les dimensions de la vie de sa vallée, déplore
cette arrivée d’Italiens qui constituent pour lui une menace potentielle pour la défense de la frontière.
Crainte vaine, en tout état de cause : le seul moment où l’Italie est en guerre avec la France, c’est en
juin quarante : à ce moment-là, que ce soit sur la frontière de l’Ubaye ou celle du Queyras, l’État-
Major italien a si peu confiance dans les alpini locaux qu’il les remplace par des troupes venues de la
péninsule qui se font d’ailleurs massacrer. Et à partir de 1943, partigiani et maquisards se coordonnent
face aux Allemands, chacun allant se réfugier chez l’autre quand la pression de l’occupant se fait trop
forte sur son territoire : où le passage de la frontière se révèle bien utile. La méfiance d’Arnaud était
donc sans objet.
Mais dans l’ensemble, assez vite, l’intégration se fait, par intermariages. Dès les années 1880 un
Goglio de Val Brembana épouse une Matheron d’Uvernet et leur fille épousera un Clariond : deux
patronymes attestés dans la vallée depuis le XIIIe siècle. Et on n’oublie pas cette Belmondo qui épouse
un Bonnet.
Tout est bien qui finit bien, donc, par des mariages ? Oui, mais cela n’empêche pas les sentiments.
Il y a ces mots, piafo, pianto, qui stigmatisent bel et bien une différence maintenue dans les mémoires.
Et il faut, au terme de ce regard historique sur les migrations « piémontaises » dans les Alpes du sud
françaises, essayer de comprendre pourquoi.
La parenté de langue, on le voit bien, n’efface pas la distance. Peut-être d’ailleurs parce qu’elle n’est
pas consciemment perçue et analysée par les acteurs de cette histoire. Après tout, si l’occitan bénéficie
d’une reconnaissance officielle en Italie depuis une loi de 1999, il n’en va pas de même côté français,
où son statut reste très précaire. Le fait que le petit-fils de « Joséphine » Belmondo ne lui imagine
d’autre langue que l’italien montre bien qu’on peut ignorer la réalité linguistique du pays, quand on est
passé par l’école française – une école française qui d’ailleurs, au collège de Barcelonnette depuis des
décennies, soit dit en passant, privilégie comme langue vivante à enseigner aux petits Valéians non
point l’italien de l’État voisin, mais l’espagnol de l’eldorado mexicain... Non, la langue commune, ou
plutôt le patoès des uns, le patuà des autres, ne suffisent pas à effacer le stigmate.
Le triple stigmate, en fait. Il y a d’abord le particularisme de vallée, qu’on oppose indistinctement
à tous les voisins, quelle que soit leur nationalité affichée. Le fait que les cols permettent le passage
n’implique pas que la différence avec ce qu’il y a de l’autre côté soit sans importance. Il traîne toujours
la mémoire de quelque conflit de bornage sur les pâturages de la haute montagne et il y a la conscience
aigüe de la singularité de chaque vallée, comme un tout, transcendant les particularismes secondaires
de village ou de vallon latéral. C’est ce particularisme de vallée qui fait que les gens de Saint-Vincent
les Forts, au débouché de l’Ubaye, ne se considèrent point comme Valéians, bien qu’ils appartiennent
au même arrondissement : ils se souviennent que la frontière d’avant 1713 passait en amont de leur
village et ils connaissent les différences, réduites, mais réelles, entre leur « patois » et celui de la Vallée.
C’est le même particularisme qui permet aux Queyrassins de Saint-Véran d’établir la distance avec les
Varachencs de Chianale, les gazis – les gazis de leur côté ayant leur opinion, on devine laquelle, sur
leurs voisins les bèros. Que se passait-il quand un Veranenc traitait un Chanalenc de gazi, ou l’inverse,
ai-je demandé au brave homme qui m’expliquait la différence entre les deux ? Avion lo cotèl, ils avaient
leur couteau, m’a-t-il répondu en montrant sa poche avec un bon sourire.

Mais le fait national vient se superposer à ces antagonismes traditionnels. Le piafo, dès lors, c’est
d’abord l’étranger, depuis que les Valéians se reconnaissent français, soit à partir de la Révolution
(entre l’annexion brutale de 1713 et 1789 ils semblent bien avoir conservé la nostalgie du temps de
leurs seigneurs de la maison de Savoie). Dotés de leur conscience nationale française toute neuve, les
Ubayens peuvent désormais regarder de haut leurs voisins orientaux.

Et ils les regardent d’une hauteur d’autant plus imposante que ces piafos présentent à leurs yeux
une seconde caractéristique discutable : ils sont pauvres. Il faut croire que l’Ubayen, lui-même trop
pauvre pour ne pas devoir demander un surplus de subsistance à l’exil régulier, a pu éprouver une
amère satisfaction à stigmatiser plus pauvre que lui encore. Et on retrouve ici quelque chose qui existe
aussi, à ce que j’en sais, en Corse, où le Lucchese est à la fois l’Italien étranger et le migrant pauvre
échappant au réseau des familles insulaires.

Et c’est ainsi que l’idéologie nationale et le préjugé social se combinent pour rendre invisible la
parenté pourtant évidente entre les habitants d’une même montagne...

Au fait, piafo, pianto, cela veut dire quoi au juste ? Du point de vue du sens, on l’aura compris,
cela veut dire pauvre bougre d’Italien ayant franchi le Sautron dans deux mètres de neige. Mais les
mots eux-mêmes, dans leur réalité ? Hypothèse : il y a le croisement avec « piémontais ». Et au delà, il
y a peut-être bien la stigmatisation d’une des particularités phonologiques fondamentales de l’occitan
de la plupart des vallées du Piémont (et d’une partie du Queyras), la palatalisation de type italique du
groupe consonne + l : flor, planta, blanc, clau, gleisa (fleur, plante, blanc, clé, église) se réalisant en /
fjur pj’anta, bjank, kj’au, gj’eiza
/. Comme souvent, y compris dans l’espace d’une même langue, c’est
la différence linguistique qui sert de support à l’identification du voisin comme Autre. Familier, certes,
mais autre bel et bien quand même.

Une vieille tradition, sans doute. Mais est-on vraiment obligé de la conserver ?

Notice bibliographique

Le témoignage de Jean-Claude Romettino évoquant sa grand-mère a été publié dans le numéro 64 de la
revue Toute la Vallée, octobre 2014 : « Lettre à Giuseppina Belmondo, ma grand-mère maternelle », p. 24-26.
C’est une jeune ethnologue italienne originaire de la Val Stura, Laura Fossati, qui a entrepris une recherche sur
ce thème, en sollicitant les témoignages de ces « Italiens » ou de leurs descendants.

Sur la mémoire des migrations du XIIIe siècle, voir Armando Tallone, Cartario delle valle Stura e Grana,
Pignerol
, 1912 et sur les métiers saisonniers, voir Diego Crestani, Anciuiè e caviè d’la Val Mairo, mestieri
dell’emigrazione stagionale alpina
, Cuneo, L’Arciere, 1992, d’où est également tirée la citation sur le mercato dei
garsun (p. 17).

L’ouvrage de François Arnaud remonte à la fin du XIXe siècle : Les Barcelonnettes au Mexique, Digne,
Chaspoul
, 1891. On trouvera page 71 une référence explicite au danger que représentent les Italiens : « en cas de
guerre, un danger sérieux et certain, qu’un Français ne peut voir grandir avec indifférence ».

Sur les passages de la frontière pendant la Deuxième Guerre mondiale, voir Histoires vécues en Ubaye
(1939-1945)
, collectif, Barcelonnette, Sabença de la Valèia, 1990. On notera que l’ouvrage est préfacé par Honoré
Bonnet, qui ne fait aucune référence à ses origines piémontaises.

Rappelons les références de l’ouvrage de Nuto Revelli, Il mondo dei vinti, testimonianze di vita contadina,
T. 2 (La montagna)
Turin, Einaudi, 1977.

Les relations de parenté, par mariage notamment, et d’autres souvenirs concernant la Vallée et la frontière
sont puisés dans notre mémoire familiale.