Enfants d'italiens : la force du non-dit

Enfants d'italiens : la force du non-dit

Être enfant d’Italiens émigrés en France, dans les années vingt, n’a certainement pas été pour moi
une expérience traumatisante, mais a déterminé la plupart des grands choix qui dessinent une vie.
Cette prise de conscience a été tardive, à l’âge adulte, quand j’ai reconnu chez mes propres enfants les
symptômes d’une double identité que j’avais transmise sans même m’en apercevoir. Ce n’est qu’avec
le recul du temps et une réflexion plutôt récente que j’ai commencé à dénouer les fils d’un écheveau
resté caché dans un coin de la conscience.

Mais comment pouvait-il en être autrement quand toute mon enfance avait été marquée par un
non-dit qui avait mis en sourdine notre origine italienne tout en préservant son intégrité ?

Le non-dit

Née en France de parents déjà français, naturalisés en 1947, je n’ai pas connu bien sûr les
déchirements de l’émigration. Si traumatisme il y eut, il appartenait à mes parents et ceux-ci ne nous
en parlèrent jamais. Certes, le récit du départ de mon père qui quitta son petit village bergamasque
à l’âge de quatorze ans, confié, avec un frère à peine plus âgé, à une vague de migrants qui allaient
chercher fortune en France, poussés par la misère, faisait partie de notre mémoire familiale. Mais un
récit d’aventure, avec tous ses aspects téméraires, courageux, éprouvants aussi – l’hébergement dans
des abris de fortune, les hangars surpeuplés, la récolte des melons aux alentours de Cavaillon, celle
des betteraves dont on sortait plié en deux après des heures de travail sans pouvoir se redresser, etc.
(quelque chose de semblable aux images de l’émigration d’aujourd’hui) –, jamais le récit d’un vécu
dramatique, mais celui d’une expérience épique qu’on est fier d’avoir supporté et qu’on raconte aux
enfants, parfois, pour leur inculquer le sens du courage et leur dire que dans la vie il faut savoir gérer
les difficultés. Même l’arrivée de ma mère, la jeune épouse que mon père – déjà décidé à s’installer
définitivement en France après une tentative de retour en Italie brisée par le fascisme – était allé
chercher au pays, nous fut racontée comme une épreuve douloureuse mais surmontée avec courage
et volonté. Elle avait vingt ans, pas un mot de français, l’ingénuité et l’inexpérience des villageoises.
Mon père lui apprit vite comment affronter les difficultés. Elle nous racontait souvent, les larmes aux
yeux mais la fierté au front, comment son mari entendit faciliter son intégration : le soir même de
son arrivée en France, il lui expliqua en deux mots comment se rendre à l’épicerie du coin pour faire
les courses, lui mit quelques pièces de monnaie dans la main, lui fit répéter deux ou trois fois une
phrase en français (Bonjour Madame, un litre de lait s’il vous plaît – elle s’en souvenait encore !) et
ne lui adressa pratiquement plus la parole en italien. Full immersion, dirait-on aujourd’hui, sans état
d’âme !

De la dureté du travail (dans les campagnes puis dans le bâtiment, comme manœuvre dans un
premier temps puis très vite en tant qu’artisan-maçon à Dijon, à son compte), de ce travail acharné et
méticuleux, mon père ne parlait que pour exalter la grande capacité de résistance et l’amour du travail
bien fait, la voie royale pour atteindre son but : sa pleine intégration et l’estime des Français. Pas
question de se distinguer sinon par la qualité du travail, l’honnêteté, la parole donnée, la ponctualité.
Par la courtoisie aussi, par une politique d’ouverture aux autres : il fallait que l’on sache que chez les
Italiens la porte est toujours ouverte. Nous étions en effet la seule maison du quartier où les voisins
pouvaient venir frapper sans problème sachant y trouver, toujours, le sourire et la disponibilité à
rendre service. Une seule devise, en deux volets complémentaires : « En France on fait comme les
Français » et « Ils doivent savoir de quoi sont capables les Italiens ».

Avec de telles consignes, plus implicites qu’explicites, intériorisées et jamais criées, comme une
discipline comportementale profonde assimilée dans notre ADN, il est vrai que dans notre famille il
était même superflu de parler d’intégration. Le succès économique aidant, il est plus juste de parler
d’une pleine inclusion, vécue avec sérénité, dans la vie sociale française au point que notre origine
italienne me semblait une appartenance lointaine, surprenante parfois, à laquelle je fus d’abord,
jusqu’à l’adolescence, assez peu intéressée.

Bien sûr, les malices ne manquèrent pas : les macaronis, les ritals, les dérisions, le mépris parfois,
etc., mais elles n’eurent aucun poids sur notre conviction d’être français parmi les Français, elles
furent perçues comme des incidents de parcours auxquels il ne faut pas donner d’importance vu que
les manifestations d’estime étaient infiniment supérieures aux tentatives de vexation ou autre. En tout
cas, si vexation il y eut, elle fut aussitôt refoulée. La volonté d’inclusion était telle qu’il n’y avait point
place pour s’apitoyer et qu’elle filtra toutes les perceptions négatives.

Un équilibre bien dosé cependant, qui ne devait jamais dépasser les limites d’un orgueil italien,
discret, caché, silencieux mais toujours sensible. Alain, mon jeune frère, m’a rappelé récemment un
épisode que j’avais complètement effacé de ma mémoire : au cours de la distribution du verre de lait
qui nous était servi à l’école primaire tous les mercredis, un petit camarade le bouscule en lui disant
que les ritals n’ont pas droit à ce bénéfice. Alain lui répond par un poing dans la figure qui lui doit une
sévère punition. Il savait qu’à la maison toute infraction à la discipline était considérée inadmissible
et qu’il aurait dû subir les réprimandes paternelles après avoir subi celles des autorités scolaires. Mais
non, en fait il avait parfaitement mesuré, instinctivement, l’équilibre à ne pas dépasser : arrivé à la
maison, il dut raconter l’épisode, craignant une réaction négative. Cette fois, mon père le félicita :
il avait bien fait, le respect devait être réciproque ! C’était une manière de nous inculquer le dosage
délicat entre notre identité française et notre appartenance italienne.

Mais en quoi étions-nous encore italiens ? Quels signes, quelles coutumes nous liaient encore
à nos origines ? Bien peu en vérité. Ni la nationalité, à jamais perdue, ni la langue – pas un mot
d’italien à la maison (sauf les chants populaires italiens que mes parents entonnaient dès que nous
roulions en voiture et auxquels nous ne comprenions rien : Mamma mia dammi cento lire ou Nóter
de Bèrghem
) – ni la connaissance du pays où nous n’étions jamais allés (sauf de brèves vacances à la
mer, anonymes, à Vintimille, mais jamais au pays natal), ni des liens familiaux forts, au contraire, des
contacts rituels avec notre famille italienne, après la mort des grands-parents que nous ne connurent
pas mais dont nous savions qu’ils avaient été soutenus financièrement par nos parents toute leur vie
durant, ni la cuisine de ma mère rigoureusement française à part quelques plats typiques consommés
occasionnellement : le risotto, la polenta (remuée avec le bâton du grand-père bergamasque dont
mon frère est aujourd’hui le gardien) ou encore les châtaignes grillées enveloppées dans du papier
journal. Rien, presque rien, quelques repères seulement, noyés dans un non-dit obscur et silencieux.

Alors comment cette origine italienne a-t-elle pu ne pas sombrer dans l’oubli ? Rarement nommée,
jamais affichée, cette appartenance italienne a été alimentée par ce non-dit. À bien y réfléchir, tout
était passé au filtre d’une double lecture sans qu’il en soit dit un seul mot. Le succès scolaire par
exemple : je percevais la joie de mes parents quand j’apportais de brillants résultats. Ils ne me le dirent
jamais mais j’étais pour eux la digne fille d’un Italien et l’ascenseur social se tintait silencieusement
d’une fierté identitaire. Ce fut certainement pour moi le moteur inavoué d’une irrésistible envie de
réussir et de confirmer une dignité toujours à conquérir. Et puis, le cœur qui battait si fort quand les
Italiens remportaient un match de foot ou bien encore une fierté joyeuse quand Gigliola Cinquetti
remporta le concours de l’Eurovision ! Une source profonde, nourrie d’émotions intérieures non
déclarées ou jalousement cachées au fond du cœur, une source profonde qui ne nous empêchait pas
de nous sentir pleinement et heureusement français, sans ambiguïté, sans distinctions, dans un pays
que nous sentions nôtre, sans racines ni mémoire mais projetés vers un futur.

La révélation

Ce fleuve intérieur, tranquille et indolent, fit irruption chez l’adolescente que j’étais, au détour
d’un dialogue avec ma meilleure amie, Régine. Nous faisions ensemble, chaque jour, le trajet qui
nous séparait de notre lycée et la conversation allait bon train : des remarques les plus anodines aux
grands débats politiques, des chefs d’œuvre de la littérature qui nous passionnaient toutes deux au
quotidien des relations familiales, enfin un dialogue entre deux amies adolescentes, toujours côte à
côte et partageant les mêmes idéaux et les mêmes questionnements. Au coin d’une rue, en attendant
que le feu passe au vert, la phrase qui va changer ma vie : « Il a vraiment eu de la chance ton père !
– Pourquoi ? – Eh bien, la chance de rencontrer la France ! ». Mon sang ne fit qu’un tour dans mes
veines et j’eus du mal à reprendre la marche. Que se passait-il ? Que m’avait donc dit Régine d’aussi
bouleversant ?

Rien de méchant bien sûr, mais elle venait de me dire, inconsciemment, que nous étions différents.
Elle venait de me dire que sa perception de notre famille n’était pas celle d’une famille pareille à tant
d’autres et appartenant à la même communauté, mais celle d’une famille étrangère qui avait eu la
chance de pouvoir intégrer la France. La différence, nous et les autres, voilà ce que j’avais découvert
en cet instant et jamais soupçonné auparavant. Au fond, mon père lui aurait sans doute donné
raison, lui qui était reconnaissant à la France de lui avoir donné l’opportunité de construire un avenir
meilleur pour ses enfants, lui qui nous éduquait dans le respect de la France tout en conservant, au
fond de l’âme, son appartenance italienne. Régine avait donc bien dit. Mais pour moi, le monde était
renversé. Cette différence dans la perception de l’autre me bouleversa. Au coin de cette rue, en une
seconde, j’avais pris conscience de ma différence, j’étais devenue italienne. Tout s’enchaîna très vite
dans ma tête d’adolescente. La France avait fait de moi une fille de la République et je ne réussissais
pas à comprendre pourquoi la réussite des uns était chose due, normale et celle des autres « une
chance », pourquoi les Français avaient du mérite alors que mon père, qui s’assommait de travail,
était simplement chanceux. Ne pouvait-il pas lui aussi être reconnu comme un citoyen à l’égal des
autres, récoltant semblable aux autres le fruit de ses efforts ? Quels citoyens étions-nous donc pour
les Français ? Mise devant cette distinction, « nous et les autres », je laissai le fleuve souterrain de
mon italianité, assoupi et réprimé depuis toujours par ma propre famille, envahir ma vie.

Régine ne sut jamais quel changement elle venait de provoquer en moi. Moi qui avais tant
de fois engagé avec elle des batailles idéales pour la justice et la liberté, qui avais partagé avec elle
l’enthousiasme commun pour les grands principes d’égalité, avec la foi et la fougue de l’adolescence,
je me tus, je compris qu’il s’agissait là d’une dimension personnelle, intime, complexe, que moi seule
devais explorer et dénouer.

La révélation de « la différence » fut un nouveau départ. Je sentais en moi une force nouvelle, celle
de la libération et le jour même, en rentrant à la maison, je prétendis des explications. Alors, nous
sommes italiens ? C’est ainsi qu’on nous perçoit ! Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus clairement ?
Alors, je ne suis pas dans mon pays, ici, je suis en pays d’accueil ? C’est comme ça ? Et le mérite, le
travail, tout cela, à quoi bon ? Nous avons seulement de la chance ! Pourquoi ne m’avez-vous jamais
parlé italien, pourquoi parle-t-on toujours à demi-mot de ce pays, si nous sommes italiens ?… Une
avalanche de questions, de reproches, d’accusations presque, s’abattit sur mes parents ahuris par
tant de passion chez la petite Française bien sage et raisonnable qu’ils avaient élevée pour qu’elle
accompagne leur chemin discipliné et rigoureux sur les rails de la parfaite intégration dans un pays
qu’ils sentaient désormais et depuis longtemps comme le leur, celui du futur de leurs enfants, loin,
bien loin d’une origine italienne restée vivante mais confinée à la sphère intime et sentimentale de
chacun de nous. C’était cette sphère justement que je voulais maintenant ouvrir, sonder, comprendre,
faire remonter à la surface. Le bouchon avait sauté.

Je prétendis qu’on me rende un patrimoine dont on m’avait injustement privée, les signes
d’une italianité devinée : la langue, la connaissance du pays, de la famille. Après une période de
consternation, mes parents finirent par comprendre que rien ne m’aurait arrêtée et par se sentir eux
aussi, sans doute, attendris par cette résurgence sentimentale inattendue qui devait caresser les replis
de l’âme où ils avaient relégué leurs racines. Je ne pouvais pas compter sur eux pour la langue qu’ils
avaient abandonnée depuis leur départ ; j’obtins un changement de lycée pour pouvoir apprendre
l’italien en deuxième langue dès la rentrée suivante. À seize ans, j’étais trop jeune pour voyager seule
dans un pays « étranger »... mais après la récolte des groseilles dans les campagnes environnantes pour
gagner de quoi payer mon billet, ma mère, terrorisée mais émue, finit par céder et contacta un oncle
qui, à la gare de Milan, m’aurait reconnue à ma robe rouge à pois blancs et m’aurait accompagnée
dans le petit village bergamasque que mon père avait quitté un demi-siècle auparavant. J’avais gagné
ma bataille, avec des forces venues d’on ne sait où, des profondeurs de l’âme, de l’obscurité de la
conscience, du non-dit.

Les retrouvailles

Ce furent des retrouvailles, même si je n’avais jamais mis pied en Italie et n’en possédait pas
encore la langue.

À la gare de Milan, comme prévu, mon oncle Luigi me reconnut à ma robe rouge à pois blancs !
Il essaya bien de m’entretenir dans le petit train cahotant, aux sièges de bois, qui nous conduisait à
Bergame... mais à part quelques mots très vite épuisés (quelques semaines seulement étaient passées
depuis la « révélation » et je n’avais pas eu le temps de me mettre à l’italien), le dialogue ne put aller
très loin, le silence finit par s’installer et le regard prit la relève. Mon oncle me regardait silencieux,
visiblement ému et un peu embarrassé ; il avait les mêmes traits que ma mère et il devait retrouver la
même chose en moi. C’était la première fois que je retrouvais dans un visage les traits de mes parents.
Il avait donc fallu que je vienne jusqu’ici pour percevoir cette sensation nouvelle : reconnaître le lien
tangible d’une appartenance familiale, me réapproprier du fil qui relie les membres d’une même
famille. Jamais je n’aurais pensé qu’une telle expérience, aussi banale soit-elle pour la plupart des
personnes normalement habituées à retrouver des airs de famille autour d’elles, puisse être aussi
bouleversante pour ceux qui, comme moi n’avaient pas éprouvé l’émotion d’une ressemblance. Je
commençais à sentir qu’effectivement une fracture avait eu lieu, que le moment était venu de ramasser
les morceaux, de recomposer le puzzle, de comprendre de quoi était faite cette unité originale dont la
nostalgie était née sans même qu’on s’y réfère. Ce n’était que la pointe de l’iceberg, les racines étaient
prêtes à affleurer, à profusion.

Au village, un vieux bourg accroché aux flancs des collines de la Val Brembana, mitigé entre les
vieilles pierres et les nouvelles coulées de ciment, on m’attendait. Toute une communauté m’attendait :
torna la figlia del Guido e della Laura! Je ne les connaissais pas, personne ne m’avait parlé d’eux,
mais eux ne nous avaient pas oubliés, ils savaient qui était parti, revenu, ils se souvenaient de leur
départ, ils avaient mémorisé les migrations, les retours, l’histoire des familles et l’avaient transmise
à leurs enfants, ils se souvenaient du nom de chaque homme, de chaque femme, émigrés il y a si
longtemps, ils avaient recueilli ici et là les informations rapportées par ceux qui étaient revenus ou
passés par là ; en quelque sorte, ils avaient tenu un carnet de bord de l’essaimage des enfants du pays,
de cette diaspora qui avait vidé les villages de la région pendant plusieurs décennies. Ils m’attendaient,
tous, regroupés devant la maison familiale en chantant à pleine gorge les mêmes chansons que
celles qu’entonnaient mes parents en voiture, seul vestige oral d’un univers communautaire lointain
(encore quelques titres dont je me souviens : E qui comando io, Tu sei la stella di noi soldà.) Après
avoir retrouvé les traits de ma mère sur le visage de mon oncle, je pressentais, stupéfaite, que la toile
immense, tissée par une mémoire occulte, commençait à peine à s’entrouvrir et se serait révélée par
cercles concentriques jusqu’à m’englober dans ses filets : les racines.

Quand ce fut le tour de mes parents de nous quitter pour toujours, plus de soixante ans après leur
départ, je fis en sorte que la nouvelle arrive au village : je savais qu’alors les cloches auraient sonné le
glas des migrants, de ceux qui ne sont pas revenus et qui meurent loin de leur terre natale : il Guido
e la Laura
étaient restés des enfants du pays.

Durant ce mois de vacances de l’été 1964, je découvris un monde inconnu qui ne m’était pourtant
pas étranger. Je découvris ce que signifiait avoir des racines, venir de quelque part, ressembler à un
aïeul, reconnaître un lieu jamais vu auparavant mais ancré dans la mémoire à travers les flashs, les
images mentales imprimées jour après jour par les récits de nos parents, pourtant discrets et avares.
C’est ainsi que je reconnus instantanément la pièce où ma mère avait exercé son métier de couturière
au rez-de-chaussée de la maison familiale : j’en avais une connaissance sensitive tant elle avait été
l’objet de récits joyeux, d’anecdotes qui regorgeaient du labeur et de la gaité de leur jeunesse. Mes
pieds reconnurent le sentier qui montait al monte, les prés verts et fleuris, là-haut sur la colline qui
surplombait le village où l’on allait faucher l’herbe autrefois, une hotte en osier sur le dos, devenus
aujourd’hui un lieu de rencontre pour les dimanches de détente ou les soirées chantantes en famille.
Je reconnaissais surtout cette joie du vivre ensemble qui m’avait frappée dans les tableaux, pourtant
rares et succincts, que mes parents avaient peints de leur vie au pays. Une gaité, une convivialité, une
spontanéité dans les relations que je n’avais rencontrées nulle part ailleurs mais qu’il me semblait
reconnaître. Sans jamais avoir voulu nous parler de l’Italie, sans la nommer, mes parents nous
avaient transmis la nostalgie d’un monde de relations, où la communication et le partage avaient
une dimension presque féérique. C’est cette dimension restée à niveau de l’imaginaire que je pouvais
maintenant palper, caresser, savourer et qui constituait une véritable révélation : je n’avais jamais
connu un tissu social et familial aussi dense, aussi chaleureux, jovial, un tel enthousiasme, une telle
capacité d’exprimer ses sentiments aussi intense et immédiate. Ce débordement d’intérêt, de curiosité
et d’affection fut comme une libération du cœur qui m’ouvrait les portes d’une autre expression de
soi, qui me faisait sortir de la vie rationnelle, disciplinée, réservée, faite surtout de devoir et de
rigueur qui était la mienne dans mon milieu français.

En outre, les signes de la misère avaient disparu. Plus, le luxe des maisons me surprit : les marbres,
les sols toujours brillants et astiqués par des ménagères perfectionnistes, un style de vie qui valorisait
l’élégance et le goût. Le sens du plaisir après celui du travail, une expression de soi désinvolte et sans
complexe, l’orgueil de la réussite individuelle et collective en même temps qu’un irrésistible besoin
de s’affirmer en dehors des règles. En somme, un autre univers qui m’interpellait par la complicité de
ses racines et me projetait vers une autre manière de sentir le monde.

À la fin de l’été, avant de quitter la vallée de mes ancêtres, je descendis encore une fois sur la grève
du Brembo, la rivière devenue le lieu de nos baignades, mais surtout, restée par excellence un lieu de
mémoire. Ses pierres polies par ses eaux tumultueuses ne m’étaient pas non plus étrangères et étaient
bien présentes dans le bagage imaginaire que les récits de ma mère avaient lentement sédimenté : je
l’imaginais descendre sur la rive du Brembo, laver son linge en chantant à tue-tête avec les lavandières
du village, j’imaginais les hommes et les femmes de la paroisse qui, le dimanche, venaient se charger
de belles pierres rondes et lisses qui auraient servi à construire la nouvelle église, une communauté
villageoise joyeuse qui grimpait le long des sentiers caillouteux vers le haut de la colline, pliés sous le
poids de leur fardeau et chantant eux-aussi à gorge déployée, le cœur léger, pour vaincre la fatigue.
Le torrent emporta la passion de mes seize ans : je fis le serment solennel de ne jamais abandonner
le fil de la mémoire que je venais de renouer et de rentrer chez moi (en France) pour servir le pays
de mes ancêtres, pour en apprendre la langue, l’histoire, pour en diffuser la culture, pour dire à tous
que je l’avais retrouvé. Ce fut un tournant dans ma vie.

Le tournant

Désormais j’avais un but, ma nouvelle vie était tracée. Au lycée, l’apprentissage de l’italien fut
une fulguration. La rencontre d’une enseignante d’italien extraordinaire qui allait orienter toute
ma formation, non seulement linguistique mais culturelle, fit le reste. Je dévorai l’italien comme s’il
s’agissait d’une réappropriation ; je découvris la culture italienne, la littérature, l’art, l’histoire comme
à travers un phénomène d’osmose, au point que quelques années plus tard, arrivant pour la première
fois à Florence, j’eus l’impression de tout connaître déjà et d’y revenir.

Je retournai chaque été dans mon petit village bergamasque, maîtrisant parfaitement la langue
cette fois, affamée de savoir, convaincue que j’étais en train d’accomplir un parcours prédestiné : la
reconquête d’une identité perdue et son épanouissement à travers la culture. Ma famille italienne
comprit vite que j’avais dépassé le stade sentimental et me présenta Adriana, une jeune enseignante
avec laquelle j’allais pouvoir assouvir ma soif de culture. Une longue et profonde amitié naquit qui ne
se contenta pas des quelques semaines de vacance d’été pour partager notre passion commune, mais
franchit les limites du temps et de l’espace et s’installa dans un dialogue épistolaire des plus intenses.
Je conserve encore ses lettres où elle m’introduisait à la lecture de Dante et m’illustrait les merveilles
de la Divine Comédie.

Je me détournai des matières scientifiques auxquelles j’étais pourtant promise et me consacrai
uniquement à comprendre les mouvements de l’âme et de l’esprit. Après un bac philo, une maîtrise
d’italien : des années d’études passionnantes et heureuses, menées avec une énergie sans faille,
une plénitude absolue, car je menais de front le savoir et la réappropriation d’un monde affectif et
sensoriel qui m’avait été nié.

Mes parents, qui n’auraient jamais imaginé un tel rapprochement avec l’Italie et qui au contraire
avaient tout mis en œuvre pour nous forger un destin franco-français, furent d’abord surpris, puis
émus et flattés par cette orientation inattendue qui leur restituait en quelque sorte la fierté de leur
origine et ouvrait une brèche dans leur positionnement en faveur d’une intégration rigoureuse, même
au prix du sacrifice de leur appartenance italienne. Nous ne fréquentions pas les Italiens installés
à Dijon, mais nous faisions partie à plein titre du réseau de solidarité qui liait toutes les familles
italiennes : on ne refusait jamais un service à une famille italienne en difficulté. Je repris à mon
compte cet enseignement et j’entrai en contact avec des Italiens fraichement arrivés pour les assister
dans leur installation, j’entrai dans d’autres familles d’Italiens qui, contrairement à la mienne, avaient
conservé la langue, les coutumes, avaient cultivé leur appartenance. Je compris que chacun réagissait
à sa manière à cette fracture qu’est l’émigration, volontaire ou obligée qu’elle soit et je commençai
à prendre un peu de recul par rapport à cette condition, à faire une lecture moins émotive et plus
réfléchie de chaque comportement, avec ses contraintes et ses espoirs, à commencer par l’expérience
de mes parents.

Cela m’aida à les comprendre lorsqu’ils se désespérèrent à l’annonce de mon mariage avec un
Italien et à ma décision d’aller vivre au-delà des Alpes, faisant le parcours inverse à celui qui les
avait conduits en France un demi-siècle auparavant. Le tournant avait ainsi atteint sa plus grande
amplitude.

Une double identité à l’épreuve

Je devais désormais assumer et gérer ma propre décision et, je ne l’avais pas pris en compte, la
réaction de mon entourage. Celle de mes parents était compréhensible : leur affliction n’était pas liée
seulement à l’éloignement d’une fille (les distances étaient à l’époque bien plus difficiles à parcourir)
mais à la crainte de la voir retomber dans la situation qu’ils avaient dû fuir. J’avais beau leur avoir
parlé du « miracle italien », d’une métamorphose totale du pays qu’ils avaient quitté, sur le plan
économique et social, ce « retour » prenait en quelque sorte la couleur d’un désaveu, d’un jugement
sur leur propre choix d’émigrer, une remise en cause de leur itinéraire d’émigrés parfaitement
intégrés. À quoi bon avoir affronté tant de sacrifices pour assurer un avenir meilleur à leurs enfants
si maintenant ceux-ci revenaient sur leurs pas ? Mon père m’avertit de ne point compter sur lui pour
venir me voir en Italie, il avait rompu pour toujours avec ce pays ; heureusement il ne maintiendrait
pas sa promesse ! Ma mère pleurait à chaudes larmes pensant à la dureté des Bergamasques et à la
discipline à laquelle mon père l’avait pliée pour accélérer son intégration sans s’apitoyer sur son sort.

Le pire pour moi devait arriver du milieu universitaire dans lequel je m’étais épanouie et qui
m’avait accompagnée dans la découverte de l’Italie des arts, de la culture, de la pensée, qui m’avait
assuré une formation intellectuelle solide et donné les outils conceptuels nécessaires pour une
lecture ouverte des autres mondes. Lorsque j’allai saluer le grand patron des italianistes, le chef du
département d’italien à l’université, il fut lapidaire : « Alors, vous ne passerez pas l’agrégation ? Est-ce
que vous aurez les pieds au chaud au moins ? ». En deux phrases, les adieux furent consommés :
mon maître à penser avait fait le calcul d’une inscription en moins au concours et avait liquidé mon
choix, dont j’aurais tant voulu lui parler – à lui qui nous avait fait aimer la culture italienne – à
une évidente erreur d’évaluation, une réaction qui ressemblait fort à celle de mes parents et qui me
troubla bien davantage car elle n’était pas justifiée par un lien affectif profond. À une exception près,
celle d’un jeune universitaire fils d’Italiens lui aussi, je reçus partout la même réponse, le même air
contraint et perplexe devant une décision qui aurait impliqué une régression.

Mais quelle régression ? Économique, sociale, culturelle ? Je finis moi aussi par me laisser
contaminer par cette peur. J’étais le produit de l’école française, pour le meilleur et pour le pire. On
m’avait bien appris que la France « a la forme d’un hexagone parfait » et que sa culture est universelle.
Aucune prise de distance venant d’une expérience autre, de la mobilité ou de l’ouverture d’horizons
culturels différents ne peut totalement détruire cette conviction intime, profondément ancrée par
l’école et l’orgueil national dans l’âme de tout Français, qu’il appartient à une société supérieure. Des
années durant, j’allais devoir combattre, à chaque retour en France, cet air apitoyé de mes anciens
camarades, de mes collègues, etc., devant une personne qui avait eu le courage (ou l’inconscience)
de faire un choix aussi téméraire. En vérité, je dois l’avouer, cette conviction avait fait son nid chez
moi aussi, d’autant plus que toute mon éducation familiale s’appuyait sur cette évidence. Il me fallait
donc me dédoubler pour affronter une épreuve de taille : passer d’une société meilleure à une société
inférieure pour des raisons de cœur ! Une double identité commença à se dessiner : une tête française
et un cœur italien, une dualité insupportable, génératrice de clichés et de préjugés que j’allais mettre
très longtemps à vaincre, sur le plan intellectuel et émotif.

En Italie, tout fut plus facile sur le plan relationnel grâce à un accueil d’une générosité et
d’une sympathie extraordinaires. Le Piémont m’ouvrit les bras avec tant de chaleur, de curiosité
et d’admiration que je crus y déceler parfois la confirmation que j’arrivais effectivement d’un pays
privilégié pour mériter autant d’égards ! Partout le même enthousiasme, une luminosité humaine et
atmosphérique qui, après les brumes bourguignonnes, se fraya un chemin dans mon âme et m’ouvrit
les portes d’un bien-être que je n’avais pas connu auparavant. Bien sûr, il y eut des étapes difficiles,
à l’université par exemple où, à l’époque, on ne parlait pas d’équivalence des diplômes et où je dus
affronter l’épreuve la plus contrariante : me faire accepter par un monde académique clos et obtus, le
seul grand obstacle que j’aie rencontré. Je mesurai le fossé énorme qui sépare les deux cultures. Je dus
passer des plans, des schémas, des « idées claires et distinctes », de la rigueur des épreuves écrites à
la virtuosité orale, à l’exposition non plus articulée mais désinvolte, de l’analyse rigoureuse des textes
à la contextualisation tous azimuts, de la technique pure à la recherche des liens culturels. Avant
de pouvoir réaliser que cet effort allait devenir un enrichissement majeur, je vécus cette différence
comme une dualité imbue de jugements de valeur. Les universitaires italiens exprimèrent tout leur
mépris pour mon approche rationnelle et conceptuelle mais certes bien pauvre et peu érudite pour
les passionnés de l’historicisme qu’ils étaient ; ma formation française me disait que cette obsession
de l’histoire restait superficielle sans aller au fond des choses, sans dégager les concepts. J’eus
beaucoup de mal à faire reconnaître des compétences durement acquises dans le système français
et non valorisées de l’autre côté des Alpes. Il me fallut longtemps pour comprendre à quel point les
deux approches étaient en réalité complémentaires, combien l’union de la recherche conceptuelle
et de l’ancrage historique, l’union de l’analyse ponctuelle et de la lecture holistique constituait la
force de la pensée. Il me fallut passer par bien des déceptions et des colères avant d’avoir pris la
distance nécessaire pour ne pas juger le bon d’un côté et le mauvais de l’autre, mais pour gérer ces
outils intellectuels différents en les unissant au lieu de les opposer. Quelle déception par exemple
quand, devenue proviseur d’un lycée italien, j’organisai une journée de formation sur l’approche du
texte en présence d’enseignants français et italiens qui auraient pu échanger leurs compétences et
leurs méthodes : les Français déclarèrent qu’ils voulaient bien nous livrer les clés de leur art mais
n’attendaient rien d’un échange réciproque et les Italiens, vexés par tant de condescendance virent en
moi la proviseur française qui n’arrivait pas à guérir sa nostalgie de la « méthode » ! Il était sûrement
illusoire de prétendre que ce que j’avais mis des années à assimiler – l’humilité de la confrontation et
du partage – ne pouvait être transmis et digéré en quelques heures.

Le fait est que pendant des années cette dualité me poursuivit. Devenue italienne en France et
toujours perçue comme française en Italie (mon accent aidant), cette double appartenance ne fut pas
toujours facile à vivre, surtout lorsqu’elle apparaissait comme un antagonisme alors qu’avait mûri en
moi un processus d’osmose dont je commençais à percevoir la richesse. Je n’étais plus déchirée entre
deux identités, j’étais prête à vivre une identité plurielle et j’en saisis l’occasion dès qu’elle se présenta.
L’occasion, ce fut une autre migration.

De la contamination à la dissémination

Lorsque l’opportunité de migrer une seconde fois se présenta, pour des raisons professionnelles
(mon mari et moi étions entrés comme attachés culturels dans le réseau des Instituts culturels italiens à
l’étranger), ce fut une victoire du verbe « partir ». Partir pour recommencer, partir pour se confronter
à autre chose, pour se remettre en cause, pour apprendre à lire un autre monde. Nos pérégrinations,
en particulier dans les pays de la rive sud de la Méditerranée (Algérie, Tunisie, Albanie), furent
vécues à l’enseigne de l’écoute de l’Autre, de la soif de comprendre un autre monde, de se confronter
avec une autre culture. Ce n’est que quelques années plus tard, à l’heure des bilans, que je compris
combien mon expérience familiale – de fille d’émigrés – avait été déterminante dans ce nouveau
choix de vie. Nous avons embarqué nos enfants dans cette aventure de confrontation culturelle mais
aussi de déracinements successifs durant toute leur enfance et adolescence, convaincus qu’il n’y
avait de meilleure école que celle de la confrontation permanente, de la gestion des différences, de
l’acquisition sur le terrain d’une capacité de lecture plurielle. Le ciment qui devait les protéger contre
toute défaillance, c’était la famille, toujours unie, compacte, come un carro armato disions-nous. Ce
n’est que quelques années plus tard, quand ma fille Laura eut besoin elle-aussi de faire une pause de
réflexion sur ces années à l’enseigne de la mobilité, que je pris conscience avec elle de l’ampleur de
l’épreuve que nous avions demandé à nos enfants de partager.

Chacun d’eux y répondit avec ses propres ressources. Mon fils Igor, avec une extraordinaire
capacité d’acceptation et d’adaptation aux ballotements familiaux ; avec une docilité qui ne fut pas
sans troubles intérieurs et déboucha à l’âge adulte sur un besoin farouche de stabilité, une volonté
impérieuse de prendre racine quelque part, un attachement à la terre inversement proportionnel à la
longue histoire de fractures qui était celle de sa famille. Et cette impatience qu’il a toujours manifestée
à l’égard de la mémoire, d’où vient-elle ? Le poids intolérable de la mémoire qui lie les générations
à un modèle de comportement à travers les choix, les objets, les relations sont pour lui autant de
liens dont il continue à se méfier. Et ce grand-père franco-italien qui l’a si tendrement accompagné
et initié à l’art du travail manuel ? Il lui en reste bien sûr un souvenir affectueux mais aussi l’image
d’un modèle encombrant dont l’expérience et l’autorité dominatrice ont marqué lourdement le destin
de toute une génération. L’histoire de ce grand-père qui a su « partir » et se frayer un chemin avec
les armes du travail et du devoir, il ne veut plus la porter. Il a choisi pour lui et sa petite famille une
vie très sédentaire, dans une région où aucun de nous n’a d’attaches, la Toscane, et en fait de racines,
il est plutôt intéressé par celles qui nous lient à l’univers, en bon médecin de campagne qu’il est,
convaincu qu’il importe plus de préserver l’unité de l’être humain, à l’image de celle du cosmos. Au
contraire, sa sœur Laura, qui n’a jamais fait preuve de docilité, a immédiatement opté pour une âme
plurielle. Dès la fin du secondaire, alors que Igor opta sans hésitation pour son identité italienne et fit
un choix de stabilité, Laura s’en écarta résolument : des études en France, le choix d’un domaine qui
l’éloignait soigneusement des centres d’intérêt familiaux (le monde hispano-américain), une activité
éclectique et en perpétuel mouvement, des amis à cheval sur plusieurs cultures pour pouvoir partager
la relativité des points de vue, le besoin – toujours – de lire la réalité sous un angle différent, une vie
complexe d’un continent à l’autre, un grand besoin de stabilité au fond de l’âme mais l’impossibilité
de vivre une identité monolithique. Naturellement portée à l’analyse et à la conceptualisation, c’est
elle qui fit émerger en moi la conscience de ce fil rouge qui nous lie tous à l’expérience d’émigration
de mes parents, en positif comme en négatif.

Cette fascination du verbe « partir » pour mieux reconstruire, ce courage de repartir à zéro,
ce défi perpétuel, c’est bien cela l’héritage de mes parents. Fermer une maison, changer de pays, de
langue, d’habitudes, reconstruire chaque fois un espace et une unité familiale, se retrouver unis dans
la diversité : quelle fascination ! Dans d’autres circonstances, certes meilleures, c’est bien leur histoire
que j’ai intériorisée au point d’en faire inconsciemment un modèle, une contamination profonde
et inavouée en quelque sorte. La contamination de la fin et des moyens ; si la fin était le défi lui-même,
les moyens furent draconiens : le devoir et le travail, la voie royale qui a mené cet émigré
bergamasque à la parfaite intégration.

Si la contamination s’est traduite en termes de mobilité et de travail assidu, elle l’a été plus
encore dans le contenu que dans la forme. Nous ne sommes pas devenus de grands voyageurs ni
des touristes acharnés ; nous avons voulu comprendre, nous avons voulu « connaître pour aimer »
– selon la formule de Leonardo da Vinci devenue notre emblème – nous avons voulu, partout où la
vie et le travail nous ont conduits, tisser des liens c’est-à-dire comprendre, aimer et se faire aimer.
C’est pourquoi nous n’avons pas désiré accumuler à l’infini nos séjours à l’étranger en tant qu’attachés
culturels, nous avons préféré nous attarder à comprendre la culture des pays qui nous accueillaient,
à y construire une vie réelle et pleine avec l’Autre, faite de connaissance bien sûr, mais surtout
d’échanges, d’amitiés (qui restent toujours très vives), de réflexion, de projets. Aujourd’hui, notre
travail de recherche sur les sociétés méditerranéennes est le fruit de ce choix.

C’est ainsi que la contamination a évolué en dissémination et a imprégné toute notre activité et
notre vie. Oui, spontanément, ce récit qui a commencé à la première personne, ne peut se conclure
qu’en utilisant le « nous » car la force et la volonté d’intégration du « premier homme » s’est lentement
transformée en un besoin d’unité, en une habitude fondamentale, celle de saisir ce qui unit, non ce
qui divise ; un élan vital qui ne peut être vécu à la première personne et demande à être partagé.
Et la référence au Premier homme d’Albert Camus n’est pas ici un hasard : si j’y ai consacré mes
derniers travaux, c’est bien parce que l’expérience d’émigration de ma famille d’origine, comme celle
de Camus, continue à tracer le chemin de mes choix, de mes intérêts, continue à disséminer un
intarissable besoin de conciliation et d’osmose.

Langue de rédaction

Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Soixante ans après. Retour à Hussigny-Godbrange

Que de fois, à table, notre ami Santo Capelli nous raconta ces épisodes de sa vie, si marquants, avec
des mots, des gestes, des regards débordant de passion, à commencer par la nostalgie pour son pays
natal, la France. Une passion qui a suscité en nous l’idée de lui offrir ce voyage de retour sur les lieux
de son enfance, en remontant le Rhin jusqu’à Hussigny, puis le désir de sauvegarder la mémoire d’un
monde fait de pauvreté et de peine mais aussi de courage et de compassion, en somme d’humanité.

Une rencontre si longtemps rêvée : l’émotion de Santo soixante ans après

Lucerne, Colmar, Bâle, Strasbourg... tout au long du voyage, le coeur de Santo est tourné vers
Hussigny-Godbrange, le petit village où il naquit en 1925.

Voilà, nous y sommes presque, les panneaux indiquent comment arriver à la frontière entre le
Luxembourg et la France. Tous ses sens sont en alerte, Santo reconnaît les ondulations du terrain,
l’odeur gris-fer des tas de scories, il reconnaît la montée et les virages qui lui sont familiers depuis les
premières courses en bicyclette de sa lointaine enfance.

Arrêtez !, s’écrie-t-il après le grand virage, la voilà, c’est ma maison.

Il a bien dit c’est ma maison. Comme s’il ne l’avait jamais quittée.

Il entre dans la cour, un jardin potager où tout est resté comme avant, où il y a encore le bac dans
lequel sa mère faisait la lessive et, sous le regard surpris et inquiet de l’actuelle locataire, le voilà qui
touche à chaque chose, comme s’il avait retrouvé une personne après une longue absence : la terre, le
robinet, les pieds de vigne et il regarde, là-haut, les fenêtres aux volets typiquement français derrières
lesquels se sont déroulées les journées de son enfance.

La maison de madame Lauchelaine est la deuxième étape. Sur le seuil, les mêmes pierres
qu’autrefois, mais il manque le fer où l’on frottait ses semelles avant d’entrer. Madame Lauchelaine
l’aimait comme un fils, comme elle aimait Maurice qui emmenait Santo avec lui aux champs, sur sa
charrette, une aventure quotidienne au contact de cette terre riche en pommes de terre, en betteraves,
une terre bénie pour les bouches des étrangers immigrés.

Troisième étape, le cimetière, le lieu qui conserve le plus jalousement l’affectueuse mémoire du
passé : Rossi... Boudou... Antoine...
Le Corse, dit Santo en lisant le grand livre des pierres tombales, Roger... Blanchard...

Tout un monde fait de drames, d’affections, de peines et d’espérances est enserré dans cet étroit
carré de terre cosmopolite. Ce sont les citoyens de l’histoire qui reposent ici, une longue période
baignée de larmes et de sueur mais aussi de douceur, celle du souvenir.

Les voix d’une enfance heureuse

Mais Santo a maintenant la tête ailleurs.

Dans la cour de l’école, ce sont les voix de ses camarades qu’il entend, les comptines. C’est la
récréation : aujourd’hui c’est à Roger Boudou, son ami belge, d’être au milieu du cercle. Pas de chance,
sa partenaire est Jeannine et elle est antipathique. Les enfants chantent à pleine voix :

Le palais royal est un beau palais,
Toutes les jeunes filles sont à marier
Mademoiselle Jeannine est la préférée
De monsieur Roger qui veut l’épouser

Dis-moi oui, dis-moi non
Dis-moi si tu m’aimes,
Dis-moi oui, dis-moi non,
Dis-moi oui ou non

Si tu m’aimes, c’est de l’espérance,
Si c’est non, c’est de la souffrance...
Dis-moi oui ou non...

« Non ! » Ce n’est pas la bonne réponse ! « Allez, c’est fini ! Rentrez...vite vite... » Le maître,
Monsieur Marteau, fait rentrer les enfants en classe et met fin aux drames de l’amour.
Une fois cinq... cinq
Deux fois cinq... dix
Trois fois cinq... quinze... Les élèves répètent à voix haute, à l’unisson, les tables de multiplication
Cinque per quattro venti
Cinque per cinque venticinque
Cinque per sei trenta...
Que se passe-t-il ? La voix de la maestra Cornolti a pris la relève : le Duce
a payé le voyage de retour aux familles italiennes pour qu’elles reviennent au pays. Ici, a-t-il promis,
sans spécifier que la promesse sous-entendait l’inscription au parti fasciste, ici, dans votre Patrie,
vous trouverez du travail et du pain. Mais l’histoire devient si pénible et les souvenirs si difficiles que
Santo décide de rester encore un peu en classe avec monsieur Marteau, pourtant si sévère... La cloche
a sonné et Roger Boudou, en rentrant chez lui, chante à tue-tête pour se venger de l’affront que lui a
fait Jeannine :

Et quand je serai nommé capitaine
Avec trois galons dorés sur ma manche...
J’épouserai quelque jolie poupée...


« De bois... de bois... de bois... lui crie la méchante Jeannine. De soie... de soie... de soie... réplique
Roger, et mieux que toi. » Et de plus belle :

J’épouserai quelque jolie poupée de soie
Ses dames lui mettront sa robe blanche à longue traîne
Et les trompettes sonneront des airs de joie
Comme au mariage d’une reine avec un roi.

Santo sourit en repensant aux leçons, aux jeux, aux rencontres avec lesquels il a grandi et qui ont
fait de lui un homme. Il a encore dans les oreilles les moqueries de ses camarades arrivés de tous les
coins d’Europe : « Macaroni... macaroni... » « Patate pourrie...patate pourrie... »
Il faut maintenant qu’il apporte la gamelle à son père, pour le déjeuner. Il mangera dans la baraque,
quand il aura faim ou bien quand il pourra, sans horaire précis.

Les ouvriers qui travaillent dans les mines à ciel ouvert doivent rapporter de chez eux les mèches
et la dynamite. Une fois que la roche a sauté, ils chargent les fragments sur les charriots et vont les
décharger à l’aciérie.

On n’est pas si mal en France. De l’autre côté de la frontière, au Luxembourg, on peut acheter du
bon pain au marché, à un prix avantageux et personne n’interdit ces brèves incursions à l’étranger. On
peut même acheter des vêtements à bon marché dans les magasins, mais alors il faut éviter la douane,
entrer au Luxembourg sans être vus, en traversant « la sauvage », un bois touffu, de hêtres, de chênes
et de bouleaux.

Le retour : où suis-je ? Quelle est ma patrie ?

« Papa... papa... vite... vite... » Le train a dépassé la douane à Modane et s’est arrêté à Turin : Papa
Antoine est descendu acheter du pain et s’il ne se dépêche pas, il risque de rester à terre. Ce n’est pas
le moment de faire de telles imprudences. Santo a un peu peur : ce n’est pas la première fois qu’il
affronte un voyage aussi long, mais la première fois, c’était à Toulouse, pas à l’étranger ! Tout le monde
parlait français, même si là-bas les voyelles étaient si longues et si larges que, quand il était revenu, ses
camarades avaient bien ri de sa drôle de prononciation, si vite adoptée. Ils l’avaient presque pris pour
un étranger, deux fois étranger, et ils s’étaient moqué de lui pendant des jours et des jours, avec toute
sorte d’apostrophes : chinois... morpion... fumier... andouille...

« Du calme !, lui dit son père en remontant dans le train. Rappelle-toi que nous sommes en Italie. »
« Mange docà... Mange donc, lui dit sa mère en lui tendant du pain, l’è bu... c’est bon... è buono. Allez,
apprends ! » La langue de sa mère était un mélange de mots italiens, bergamasques et français.

Nous revoilà en route vers Luxembourg-ville, mais Santo a du mal à se défaire de ses pensées.
« Alors, Santo, es-tu content d’avoir revu ta maison ? Tu ne nous racontes rien. » Une nouvelle
avalanche de souvenirs déferle.

Nous étions rentrés en Italie depuis deux ans déjà et pour mon père, pas de travail ! Pourquoi ?
Parce qu’il était socialiste. Ils avaient beau me dire que j’étais dans ma Patrie, moi, je rêvais de la France
comme les Hébreux conduits par Moïse dans le désert avaient rêvé aux oignons qu’ils mangeaient en
Égypte. Et à l’école on n’arrêtait pas de se moquer de moi : « Français, Français, on vous cassera la
gueule ! » Et allez avec les gros mots ! Oh, mais je me défendais, tu parles si je me défendais ! Comme la
fois où, dans la cour du patronage, j’envoyai un coup de poing à la figure d’Emanuele et à compagnie !
Macaroni... francesì... francesì... macaroni, me sifflait-on dans les oreilles : c’était pire d’être francesì
en Italie que macaroni en France.

Dans notre nouvelle maison à Callora (Cà dell’Ora) – la mémoire continue à se dénouer – il n’y
avait ni eau ni électricité. Rien à voir avec nos trois pièces lumineuses en France, avec les murs blancs
et lisses et le sol chaud recouvert d’un plancher de bois, les vastes fenêtres qui s’ouvraient sur un
potager fertile. Ici, une maison entourée par les bois, plus sombre malgré les hublots à pic sur le ravin
où coulait le Brembo, incitait Santo à s’inventer une vie plus colorée à la poursuite de ses désirs. La
roche qui pénétrait dans la cuisine, avec l’agressivité de la proue d’un navire qui a perdu le cap et s’est
enlisé dans un corps étranger, devenait pour lui tantôt l’occasion d’une lutte contre les pirates ou d’une
poésie de Noël devant la crèche, tantôt une bataille avec l’ennemi. Le sol en terre battue se prêtait bien
au parcours des ciche, ces billes en terre, elles aussi, colorées et brillantes, qui suivaient des pistes au
parcours différent d’un jour à l’autre. Et de temps à autre, l’envie le prenait d’émigrer lui aussi le long
de ces pistes, vers la terre qui continuait à vivre dans son cœur.

Fiero l’occhio, svelto il passo / ai nemici in fronte il sasso...
Aux armes, citoyens / Formez vos bataillons

Santo ne comprenait pas pourquoi les injures contre les Français se faisaient de plus en plus
fréquentes et méchantes au fur et à mesure que montait le ton des airs de marche exaltant l’Italie.
Giovinezza, giovinezza, primavera di bellezza... jusque là, il était d’accord.

Fischia il sasso, il nome squilla
del ragazzo di Portoria
e l’intrepido Balilla
sta gigante nella storia.
Fiero l’occhio, svelto il passo
ai nemici in fronte il sasso
agli amici tutto il cuor...

Il faisait partie des Balilla, mais il n’avait pas bien compris qui était ce Balilla dans l’histoire
ni pourquoi l’Italie avait toujours besoin de combattre contre quelqu’un... avant les Autrichiens,
maintenant les Français, il n’aimait pas ça. D’ailleurs, pensait-il, même monsieur Marteau, à Hussigny,
parlait sans arrêt de guerres : franco-anglaises, franco-allemandes, franco espagnoles...

Su lupetti, aquilotti !
Come sardi tamburini
come piccoli picciotti
bruni eroi garibaldini.
Vibra l’anima nel petto
sitibonda di virtù,
freme, Italia, il gagliardetto
e nei fremiti sei tu...

De ce flot de paroles, il ne connaissait que garibaldini, parce que son père lui avait parlé de
Garibaldi.

Mais Santo était content de défiler dans le stade avec ses camarades de classe, plus jeunes que lui
parce qu’on l’avait mis au cours élémentaire, à cause de la langue, même si à Hussigny il avait déjà
terminé le cycle primaire... Mais le défilé était pour lui un jeu qui chassait toutes les pensées. Son
père, au contraire, avait de gros soucis car les économies rapportées de France s’épuisaient et il n’avait
rien en vue, côté travail. Mais pour aujourd’hui, chassons les idées noires...

Aujourd’hui, c’est le 4 novembre, la fête nationale qui célèbre la fin de la Grande Guerre et
l’armistice entre l’Autriche vaincue et l’Italie victorieuse, alliée avec... la France. Santo noue autour de
son cou le foulard tricolore, comme le drapeau français, avec une seule couleur différente, le bleu.
La différence entre la sympathie et l’antipathie, entre l’amitié et la haine, se dit-il. Entre la paix et la
guerre, s’inquiétait plutôt son père.

Le federale vient de monter sur l’estrade où se trouvent les autorités. C’est le beau-frère de
l’institutrice de Santo, on l’appelle « le père des travailleurs ». En attendant le discours, Santo, assis à
côté de son père, le nez en l’air, chantonne en sourdine un autre hymne :

Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé...
Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !
Marchons, marchons...

Du travail, finalement...

Chut !, lui ordonne son père, ce n’est pas l’hymne italien. Ça irait bien pour l’Italie aussi qui
aurait bien besoin de se lever... Mais ce n’est pas le moment de le dire. Santo reprend ses esprits et
réalise qu’autour de lui il voit monter, chaque jour, l’antipathie contre les Français... et donc contre
madame Lauchelaine, contre monsieur Marteau... qui étaient si gentils avec lui, qu’il continue à
aimer... pourquoi donc ? Il se met à susurrer l’hymne national :

Fratelli d’Italia,            Frères d’Italie
l’Italia s’è desta           l’Italie s’est levée
dell’elmo di Scipio      du casque de Scipion
s’è cinta la testa...      elle a ceint sa tête

Il se dit que son père aime l’Italie mais qu’en ce moment c’est son casque de mineur qu’il voudrait
avoir sur la tête. Il a déjà mangé toutes les économies amassées à Hussigny et avec ce qu’il gagne ici en
bricolant à droite et à gauche, il a du mal à joindre les deux bouts : patates, polenta, pult, pain râpé
dans la soupe tout au long de la semaine tandis que le bas de laine se vide, que le parfum déjà rare
des luganeghe (saucisses) s’évapore en même temps que disparaît la saveur, presque inconnue, de la
viande. Oh ! le fricot d’Hussigny où la viande et les pommes de terre nageaient en bonne compagnie
dans une sauce ineffable ! Sa mère, mamma Maria, a le cœur serré de voir ses neveux tourmentés par
la faim et, de plus en plus souvent, ce ne sont pas trois enfants qui se mettent à table, mais cinq, deux
en plus des siens, Santo, Angelo et Irma. Avec ses cousins, Santo ratisse les champs et les bois pour y
ramasser chicorée et asperges au printemps, champignons et châtaignes à l’automne, fruits sauvages
dans toutes les saisons, sauf s’il neige, mais...

L’exclamation de papa Antonio et de son oncle Giuseppe le réveillent : « Écoute ! »
L’orateur exalte l’honneur, l’amour de la Patrie, la grandeur de l’Italie, le Duce qui la rendra
plus grande encore. Puis il évoque sa guerre à lui, en 1915-1918, dans les Alpes : « Si je suis encore
vivant, dit-il, je le dois à l’héroïsme et à la générosité d’un Bergamasque, l’un des vôtres, qui, alors
que j’étais blessé, m’a porté sur ses épaules à travers versants et ravines jusqu’à l’hôpital de campagne,
en risquant sa vie sous les tirs de l’ennemi... Santo Capelli ». L’orateur est ému, sa voix tremble. Deux
voix s’élèvent du parterre : « C’est mon frère, c’est mon frère » et l’orateur se ressaisit. « Où est-il ?
Faites-le monter ! » D’en bas les voix répondent : il est mort à Ortigara. Le federale descend de
l’estrade et embrasse les deux frères de son sauveur, il s’entretient avec eux et apprend ainsi que papa
Antonio et son frère Giuseppe sont revenus de France encouragés par les promesses du Duce, mais
que pour eux, sans travail, ces promesses ne sont pas tenues.

On devine facilement la suite.

À nouveau émigrés

Deux mois plus tard Santo arrivait en Brianza (au nord de la Lombardie), à Corezzana, à deux
heures à vélo de Villa d’Almè, son village bergamasque ; deux heures, pas plus, mais ce lieu lui était
plus étranger que la terre de ses aïeux qu’il avait commencé à aimer, bien plus étranger que la terre de
son enfance, sa France, Hussigny. Et mamma Maria dut apprendre une quatrième langue : après le
bergamasque, l’italien et le français, c’était maintenant le dialecte de la Brianza qu’il fallait apprendre
et les dialectes sont souvent plus difficiles que les langues nationales. Tandis que ce vagabondage
d’une terre à l’autre avait renforcé le caractère de Santo, ses parents étaient devenus plus timides
et les débuts furent éprouvants ; ils mirent longtemps à s’adapter au lieu et aux habitants. Mamma
Maria pensait avec nostalgie à Villa d’Almè, à Hussigny ; papa Antonio quant à lui, qui apprenait
les langues comme il enfourchait sa bicyclette pour se rendre à l’usine de la Falk, avec la longue
histoire d’émigration qu’il avait derrière lui et la terrible expérience de la Grande Guerre, il pensait
à l’âpreté de la vie qu’avaient menée son père et son frère... Son père avait été bûcheron d’abord
en Suisse allemande puis, comme nombre de Bergamasques, du côté de Grenoble ; il était tombé
la tête la première de l’échelle qui lui permettait d’accéder à la grange où il dormait, parce qu’il
fallait économiser et envoyer de l’argent à la famille. Son frère, Santo, le sauveur du federale, finit
déchiqueté par un monstrueux obus sur l’Ortigara. Antonio avait combattu lui aussi durant la Grande
Guerre. Bloqué par les opérations militaires autrichiennes sur la rive gauche du Tagliamento, après
les premiers soubresauts qui suivirent la défaite de Caporetto et n’ayant pas réussi à passer le pont qui
avait sauté, il avait été fait prisonnier et envoyé dans les Carpates. Il pensait à son frère, papa Antonio,
à ce jeune d’à peine plus de vingt ans qui, partant au front, avait dit à sa femme : « Si je ne reviens
pas, épouse Antonio, ne reste pas seule, ne le laisse pas seul ».

Chez Santo, la curiosité, le besoin de connaitre les étapes qui se succèdent dans la vie, tout cela
désormais est plus fort que la vie elle-même.
 

Lesmooo... stazione di Lesmooo.

Une journée de brouillard à couper au couteau. Dans le train, au-delà des fenêtres, le néant ; le
néant tout au long du trajet, à pied, vers Corezzana : deux kilomètres de plaine, puis une montée,
au bout, « quatre maisons au milieu du désert », pense le gamin, et il aimerait revenir en arrière...
(encore une fois !) Sous ses pas, tandis qu’il pense en français, qu’il chante et qu’il compte en français,
il sent ses racines s’enfoncer doucement dans la terre d’Hussigny : « Un kilomètre à pied... ça use ça
use, un kilomètre à pied ça use les souliers... » Santo n’imagine pas encore que, derrière ce brouillard,
la campagne lui offrira la joie de mille aventures, lui apportera son pain quotidien et une nouvelle
poésie qui l’aidera à dépasser ce sentiment d’être étranger qui envahit ses journées.

Madame Confalonieri, la propriétaire, qui loue sa maison à la nouvelle famille d’étrangers, a
déjà allumé le feu dans la cheminée. Pour Santo et ses frères et soeurs plus petits que lui, blottis
dans les grandes niches pleines de mystère, les histoires que racontent maman et papa, commencent
toujours dans la vaste musicalité de la langue française : « Il était une fois trois chiens... », une langue
qui alterne et se mêle à l’italien plus sonore, au bergamasque, la langue maternelle, et au dialecte de
la Brianza, une langue encore étrangère. « Il était une fois trois chiens, c’erano una volta tre cani...
gh’era öna ölta tri ca,
et puis, peu après... gh’eva una volta... ». À table aussi, les langues se mêlent :
« Qu’est-ce qu’on mange ? » demandent les enfants à leur mère. Polenta è picà sota... smaiàsa... pult,
polenta et rien d’autre... polenta co’ l’öa sèca, avec des raisins secs... polenta de farine blanche au lait...
Mais il faut apprendre à connaître le nouveau village, avoir des relations cordiales avec ses
habitants pour se procurer de quoi vivre, avant tout de quoi manger. En attendant, Santo rêve des
ratatouilles et des fricots français dont il a gardé toute la mémoire : auditive avec le grésillement de
l’huile dans la poêle, olfactive avec l’eau qui lui vient encore à la bouche, visuelle, avec la couleur
des légumes, mais aussi tactile et gustative... si bien que sa maman ne l’en prive pas et lui en fait la
surprise. « Set contét... tu es content ? » Le français est resté la langue préférée de sa mère, plus que
l’italien car sa langue maternelle est le bergamasque et ce sont les enfants qui lui apprennent l’italien.
Santo, qui a désormais treize ans, doit retourner à l’école. Il passe quelques mois en cours moyen
à Corezzana, puis en dernière année de primaire à Lesmo.

La maîtresse fait immédiatement remarquer la prononciation et le fort accent étranger du nouvel
élève et de sa sœur : elle en tire une leçon d’histoire et géographie. Dommage qu’une vague d’inimitié
grandissante sépare l’Italie et la France, la terre que le nouvel élève aime tant et qui continue à
peupler ses rêves.

Santo est heureux quand il peut vanter son pays natal : les pommes de terre, les betteraves, les
usines, les bistros où se retrouvent tant d’italiens qui vivent loin de leur famille, les plaines, ses amis,
son maître... La maîtresse traduit tout cela, le patate, le barbabietole, le fabbriche, le osterie... et finit
par faire une leçon sur les langues et l’émigration : les trois élèves de la Brianza, deux filles et un
garçon, découvrent la pauvreté de la vallée d’où proviennent leurs nouveaux camarades et se rendent
compte de la chance qu’ils ont d’habiter une terre belle et féconde en nourriture à partager.

Le temps court vers une guerre odieuse et incompréhensible pour Santo qui, né en France de
parents italiens, y a trouvé pain et affection... Il ne peut imaginer que l’on puisse faire du mal à ses
amis. Ce n’est qu’après deux années de guerre, quand l’Italie signera l’armistice de Cassibile et donc
sa complète capitulation, qu’il pourra enfin continuer la lutte, mais sur le front opposé, avec les
Français. C’est alors seulement que pour Santo, dans les rangs de la Résistance, se dissipera enfin
l’inquiétude née de cette tension entre les deux visages de son amour pour la patrie et que la vie
pourra vraiment reprendre son cours, sereinement, dans la paix retrouvée.
 

Traduction de l'italien par Yvonne Fracassetti Brondino

Langue de rédaction

Svizzera : la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

Svizzera : la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

Svizzera: la frontiera che mi ha ridato speranza - traduction par Clément Hégray

C’était un après-midi tranquille, comme tant d’autres chez ma grand-mère. Nous préparions
un thé, c’était l’heure de la collation, elle prenait ses excellents biscuits faits maisons. Nous nous
sommes installés et avons commencé à parler. Je lui ai demandé : « Mamie, ça te dirait de me
raconter quand tu es arrivé en Suisse ? » Elle m’a répondu : « Que veux-tu que je te raconte ?
- Tout ce que tu voudrais me raconter, mamie. » Elle se tut un instant, son regard changea,
elle posa la tasse qu’elle avait en main, soupira et dit : « Par où commencer... »

Mon nom est Antonietta, j’ai soixante-quinze ans et je n’ai jamais baissé les bras dans la vie.
J’ai grandi dans le sud, à Orsara plus précisément, un petit village au nord des Pouilles, dans
une famille d’ouvriers. Moi, la plus jeune des cinq sœurs, à seulement cinq ans je pouvais manger
avec ma famille dans les champs. Chaque matin à l’aube on faisait quelques kilomètres à pied pour
rejoindre le terrain, mais ce qu’on produisait ne suffisait pas nous nourrir. On n’avait aucun salaire,
on avait seulement la campagne, mais elle ne suffisait pas pour qu’on mange tous les sept.

Chaque matin, à quatre heures, nous allions à pied jusqu’à notre terrain, avec nos affaires sur
nous puisque nous n’avions pas de bêtes. Nous n’avions qu’un vieil âne qui est mort peu de temps
après. Nous devions alors faire venir d’autres personnes pour labourer notre terrain, avec leurs
animaux, puis nous, pour les payer, comme nous n’avions pas d’argent, nous allions cinq jour
travailler leurs terres. Tu ne peux pas imaginer ce que signifie ramasser les fèves, récolter le maïs à
la main avec une petite pince de bois, enlever les mauvaises herbes de ces terrains énormes, cueillir
les olives et les fruits, et surtout, travailler pour rien… Je me rappelle que, un jour, je voulais de
nouvelles chaussures parce que les miennes étaient vieilles et me serraient les pieds, mais ma mère
m’a frappé car, l’argent pour les acheter, elle ne l’avait pas. J’avais seulement une paire de
chaussures de cuir, faites par le cordonnier de mon village, que j’utilisais tous les jours pour
travailler dans les champs, puis le samedi et le dimanche je les lavais avec soin. Je les mettais aussi
pour aller à l’église. On n’avait vraiment rien, on mangeait seulement des fruits et du maïs. C’est
tout ce qu’on avait à la campagne. On allait chercher l’eau avec un seau qu’on portait sur la tête.
Nous n’avions pas non plus les toilettes, on faisait nos besoins dans un panier de paille, et on le
jetait ensuite dans un canal commun voisin. J’étais très triste, je me dirigeais vers le désespoir. Tous
les huit jours ma mère finissait la farine et se demandait comment aller en acheter d’autre pour
faire le pain qu’on mangeait. Notre grain ne suffisait pas. En outre, nous étions obligé de vendre
tellement de choses pour acheter quelque chose. Quand on tuait le cochon, on vendait le jambon,
on vendait les œufs des poules pour des allumettes. Tout était rationné. On mangeait un peu de
pain avec des olives, parfois un peu de lard. Et encore, nous étions chanceux car nous avions un
terrain. Quand on allait au four on devait rester attentif car les gens te volaient le pain des mains.
Ce n’était absolument pas facile. Nous avions tout de même une maison, un vieil âne, des poules et
quelques lapins.

Seule notre tante d’Amérique, parfois, nous envoyait des colis contenant des chaussures,
des vêtements et d’autres choses pour vivre. C’était la sœur de mon père, elle était émigrée à
Philadelphie. Cette femme a eu une dure vie. La pauvre, un malheureux du village a voulu
l’emporter loin de chez elle par la force, et elle tomba malade de douleur. Dans ces temps là, les
femmes n’étaient que des esclaves, les hommes s’en fichaient d’elles, les utilisaient seulement pour
procréer, mais se désintéressaient ensuite de leurs enfants.

Mon père, avec l’aide de quelques cousins, est allé la récupérer fusil au poing. Elle ne s’est
jamais faite toucher, elle n’aurait rien fait, et même s’il l’avait épousée ! Le problème était que,
cependant, une fois partie de la maison avec un homme, personne ne l’aurait épousée au village. Ce
n’était pas comme aujourd’hui, où les gens peuvent dormir ensemble même s’ils ne sont pas
mariés. Après cet épisode, vers la fin des années 30, vint un lointain parent d’Amérique, un veuf qui
avait cinq enfants et qui lui proposa de l’épouser. Elle accepta, juste pour partir d’Orsara. Ils
partirent ensemble en bateau et eurent encore après deux enfants.

Mon père, enfant, était stable économiquement parlant, mais ses parents moururent très
jeunes. Ils attrapèrent le choléra et furent emmenés au lazaret du village. La mère mourut à
seulement trente-sept ans, de douleur, après la mort de son mari, du moins c’est ce qu’on m’a
raconté. Ils avaient quatre enfants, le plus jeune avait deux ans et le plus grand, mon père, en avait
seulement sept lors de cet événement. Ses oncles l’adoptèrent, prirent tous leurs biens, deux
maisons et quelques terrains que les parents lui avaient laissé. Ils avaient aussi un trésor, hérité par
mon père, mais des voleurs le lui prirent alors qu’il achetait du linge. Ma vie au village se répétait
globalement jusqu’à ce que j’aie dix-huit ans, jusqu’à ce qu’un jour je reçoive la nouvelle qu’une de
mes sœurs, la seconde, celle partie en Australie quelques temps plus tôt, était décédée. En
novembre 1959, à seulement vingt-quatre ans, elle mourut en couche. La petite qu’elle portait
faisait six kilos et durant l’accouchement, sans césarienne, elle eut un infarctus. La petite mourut en
premier, d’étouffement, puis elle aussi. L’Australie, pour ma sœur, c’était le paradis, elle avait
travaillé comme une esclave au village, mais elle mourut avant de pouvoir en profiter.
Pour cette raison, il y a deux ans, je voulais à tout prix aller en Australie, pour au moins voir
où elle était enterrée. Alors on voulait faire quarante jours de bateau mais on n’en a pas eu la
possibilité. Elle était partie pour l’Australie seulement dix mois avant sa mort, pour rejoindre son
fiancé qu’elle avait connu au village, Gerardo, qui était parti peu avant elle et qui avait trouvé un
travail.

Dans les années 60, un an après la mort de Michelina, voyant qu’au village il n’y avait aucun
espoir mais seulement de la misère, je pris la décision de partir.
Je choisit par ma propre volonté de partir en Suisse. Je n’arrivais plus à vivre, à Orsara, dans
ces conditions d’extrême pauvreté, on ne pouvait rien acheter. C’est ainsi qu’un jour je dis « Ca
suffit ! Maman, papa, je m’en vais ! »

Par chance, un oncle de Michele, mon actuel mari que je connus plus tard, me fit un contrat
de travail et je le rejoignis ainsi à Zurich, là où il travaillait déjà depuis quelque temps. Sans contrat,
par contre, je n’aurais jamais pu partir tellement les contrôles de l’immigration à la frontière Suisse
étaient stricts.

Ainsi, à dix-neuf ans, je suis partie à Zurich, avec mon oncle avec qui je n’avais pas vraiment
de contacts, à part ce voyage en train que l’on fit ensemble. La première impression était plutôt
triste, voir dure. Je ne connaissais pas la langue, je me sentais seule, seule. J’avais deux choses, les
deux petites choses que je possédais et que j’avais apporté dans une valise de carton. A peine
arrivés à la frontière nous fûmes soumis à de multiples contrôles, mais puisque nous avions un
contrat de travail régulier nous n’eûmes aucun problème.

A peine sortis du train, mon oncle m’accompagna rapidement à la cafétéria où j’aurais dû
commencer à travailler le lendemain. Je ne me rappelle plus de quel jour c’était, c’était un soir de
février, je me rappelle seulement qu’ils m’assignèrent une chambre pour dormir, dans laquelle la
patronne m’enfermait à clef. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait mais pour autant je savais ce
qui m‘attendait. Le matin suivant, je commençais à travailler. En premier lieu, on me fit peler les
patates avec des machines similaires à celles qui, aujourd’hui, servent à peler toutes choses. Je me
rappelle que c’était une salle pleine de ces machines te que, à la fin des services, on les nettoyait
toutes. Il y avait des petits trous desquels il fallait enlever les résidus de patate avec le couteau
pour qu’elles soient prêtes pour le service suivant. Il y en avait beaucoup, chaque employé
endossait un uniforme et un tablier blanc.

Après quelques temps, un matin, ils changèrent ma mission et du pelage je passais à la
caisse et à la préparation des repas. Mon travail était de servir ceux qui venaient prendre à
manger. Je travaillais ici un an et huit mois, j’appris bien le métier et je commençais à bien
comprendre l’allemand.

Je prenais aussi mes repas en semaine à la cafétéria. Ce n’était pas extraordinaire, mais les
repas étaient diversifiés. Il y avait de la purée, de la salade avec de la sauce, du wurstel… Je
m’adaptais et je mangeais de tout. Certes, pour moi, tout était nouveau, je n’avais jamais rien
mangé de tel. Nous mangions ensemble avec les collègues, mais aucun ne parlait italien alors je
dus me débrouiller en allemand. Même mon oncle, que je voyais parfois, parlait allemand et ainsi,
pour chercher à me faire comprendre je commençais à écouter et un peu après j’apprenais. Ma
famille me manquait, mais je travaillais, je n’y pensais pas, et seul l’argent m’importait. On
travaillait bien et le salaire était très bon, je gagnais aux alentours de cent cinquante francs, qui
équivalaient à environ deux cent mille lires. C’était vraiment beaucoup d’argent. Et tout ce que je
gagnais je le mettais de côté. En fin de semaine, on me donnait cinq francs car la cafétéria était
fermée et que cet argent devait servir pour manger autre part, mais je cherchais toutefois à sauver
le plus d’argent possible. Je me rappelle que j’avais besoin de soigner quelques unes de mes dents
et après quelques temps je réussis à me faire plomber à Zurich par un brave dentiste. Pour ce
travail, je le paya bien cent soixante-quinze francs, plus d’un salaire, mais après soixante ans j’ai
encore une de ces dents.

Je passa presque deux ans à me décider de changer de travail, j’allai chez une riche famille
de Zurich, parce que j’avais senti que le salaire était très élevé comparé à la cafétéria dans laquelle
je travaillais avant. Je fis alors le service sous des combles. C’était un poste sombre, difficile. J’avais
un tapis avec des vers en dessous, ce n’étais pas un très beau post. Ils sonnaient la cloche et je
devais courir pour les servir. Je restai dans cette famille quarante jours puis, comme le travail ne
me plaisait pas et qu’il était très simple, je décidais de partir.

Je trouvai un travail dans une usine, où le salaire était aussi légèrement plus élevé que ce
que j’avais gagné jusqu’à présent. Je dus aussi me trouver une chambre, laquelle était cependant
très loin de l’entreprise, mais pour m’économiser les cinquante francs du tram, je me rendais au
travail à pied. Je devais cuisiner dans ma chambre, j’avais un petit meuble avec un petit four au
dessus et j’essayais de ne rien salir. J’ai toujours été une personne organisée et propre, même dans
ma vie avant que je parte en Suisse. J’allais au bain quand les patrons n’étaient pas là et je cherchais
à être la moins bruyante possible. Ma présence dans cette chambre avait été signalée aux
autorités, pour que je sois sous leur contrôle les jours de permanence et que je paie de suite les
taxes dues. La situation était complètement différente de l’Italie où tout le monde pouvait faire à
peu près tout ce qu’il voulait et où ce genre de contrôle n’existait pas. Là, quand j’étais malade, le
médecin venait vérifier si c’était vrai, et c’était au médecin de décider combien de jours je pouvais
rester chez moi.

Les premiers temps je me mis à travailler à la pièce, mais l’environnement était très sale. On
travaillait aux stores avec quelques ouvriers qui semblaient recouverts d’un matériau noir et sale
semblable au goudron. Après quelques temps ils me mutèrent de poste, j’emballais les bobines de
cuivre dans le carton. J’y suis resté neuf mois et ce fut ma dernière expérience de travail en Suisse.
Mon salaire était très bon et je me fis aussi des amis qui, quand je rentrai en Italie, me firent chacun
un cadeau. Je conserve encore une serviette de toilette qu’ils m’offrirent et aussi une carafe. Les
méridionaux l’appellent terun, mais je n’ai jamais eu de problème. Avec moi, tout les gens que je
rencontrais était toujours très gentils.

A Zurich il y avait aussi une communauté de villageois et quelques fois, le dimanche, après être allés
à la messe, nous mangions tous ensemble. La seule chose est qu’ils étaient vaudois, et moi
catholique, mais je n’ai rien dit. Un grand nombre d’entre eux ne retournèrent jamais en Italie, ils
restèrent là, j’en ai rencontré encore certains il y a quelques temps, les autres sont morts.
Mon départ, bien qu’il fût difficile car j’ai dû laisser ma famille, fut pour moi une sorte de
renaissance. La Suisse était mes Amériques. C’était dur mais je connus un nouveau monde, il y avait
beaucoup de choses que je n’avais jamais visitées comme des résidences de luxe ou même le tram.
Là bas, nous n’avions rien, pour moi, ici, c’était un paradis. Je pouvais aller au marché, et acheter
des pièces de viande. Dans les Pouilles, je n’avais jamais quitté le village, je n’avais même jamais été
à Foggia.
 

A Zurich je m’adaptai directement. J’appris plutôt bien l’allemand, alors qu’au village je
n’avais même pas la possibilité d’étudier. J’étais très douée à l’école, étudier me plaisait, mais pour
autant je n’avais pas d’argent. Mais étant donnée que j’étais une élève attentive, la maîtresse
m’offrit le livre de cinquième année pour que je puisse finir l’école. Si j’en avais seulement eu la
possibilité, moi aussi j’aurais étudié comme vous. J’aurais tellement voulu le faire, ça m’aurait
beaucoup plu, mais ça n’a malheureusement pas été possible.

Quand j’ai décidé de partir, mes parents furent tout de suite d’accord. Alors, au village, ceux
qui partaient n’étaient pas mal vus. Tous partaient à la recherche d’une vie meilleure, mais si l’Italie
avait été un meilleur endroit, personne ne serait parti pour l’Australie ou l’Amérique. Seulement,
dans les années 60, arriva le boom économique et les gens, plutôt qu’aller à l’étranger, allaient au
nord qui était plus riche et qui était en mesure d’offrir du travail.

Chaque mois je leur envoyais une partie de l’argent que je gagnais pour que ma mère puisse
rembourser les dettes qu’elle avait contractée pour le mariage de sa première fille. Je payai tout,
contrairement à comment se passent les choses aujourd’hui. Dans ces temps, c’étaient les enfants
qui s’occupaient de leurs parents.

Avec l’argent de côté, je m’achetai une jupe et une paire de chaussures neuves. J’achetai une
montre pour mon mari, pour son père et aussi pour mes sœurs Amelia et Maria. J’apportai à ma
mère des couteaux, des couverts, et j’achetai aussi des choses utiles pour la maison. Je fis un
cadeau à tout le monde. Je pouvais, en plus, m’acheter le mobilier pour me marier et ma mère
m’acheta de la lingerie comme cadeau de noces. Je restai à Zurich pendant deux ans et quatre
mois, puis je retournai au village pour me marier avec Michele. Au début je ne le connaissais pas,
mes parents le connaissaient avant, ils nous présentèrent durant des vacances en Italie quand
j’étais à Zurich, et à cette occasion nous nous fiançâmes. Il habitait dans le village, mais il était parti
loin d’Orsara durant de longues années pour son service militaire, à Foggia puis à Trieste, puis pour
chercher du travail à Turin. Avant de se marier, alors que j’étais à Zurich, nous nous écrivions des
lettres pour rester en contact. Certes, après un temps je m’habituai à la distance, et même si je ne
me sentais pas mal en Suisse, mais j’étais toujours à l’étranger, ce n’était pas chez moi. Je décidai
alors de retourner en Italie.

Alors nous sommes mariés, dans ces temps où les gens n’avaient rien, ni même l’eau ou la
lumière. J’achetai ma première radio à une de mes voisine dont le mari travaillait comme cantinier
du village. Nous allions nous balader devant chez elle avec sa radio. Elle n’achetait jamais rien, elle
faisait tout chez elle.

A mon retour, la situation à la maison s’était améliorée, on n’avait plus de dettes à payer. Je
me mariai et partait vivre à Turin avec mon mari. Ma sœur Amelia, entre temps, avait rejoint son
mari en Suisse, où était née leur première fille, mais après quelques années eux aussi retournèrent
en Italie et vinrent vivre, pendant trois mois, à Turin avec Michele et moi. J’ai continué à aider ma
famille, à Turin aussi, en accueillant tout le monde pendant qu’ils cherchaient un travail. Après les
noces, ma situation économique était très stable, que ce soit mon mari ou moi nous avions un bon
travail et vivions une belle vie.

Je peux vraiment dire que j’ai connu la misère, et ce n’est pas une belle expérience. Mais
désormais, on a trop. Désormais, les enfants ne connaissent plus certaines valeurs, nous les anciens
nous savions nous adapter, mais pas les jeunes. Nous vous avons trop habitué au bien être et c’est
entièrement notre faute !

Dans la vie, on doit savoir économiser. Si nous n’accumulons pas au cas où se présente une
difficulté, si on dépense tout, alors on reste ensuite sur la paille. Comme c’est le cas de beaucoup
de personnes aujourd’hui en Italie. On doit apprendre que là où on prend sans remettre, nous ne
trouvons plus rien. Ma mère le disait toujours, petit à petit l’oiseau fait son nid. Des gens qui étaient
plus riches que nous auparavant sont aujourd’hui mal en point, nous nous n’avions rien et nous
avons dû apprendre à survivre.

Je suis partie avec soixante mille lires en poche et une valise de carton après les noces. J’ai
toujours travaillé et aujourd’hui, puisque nous avons su économiser, nous menons une vie sereine,
nous pouvons aider nos enfants à bien vivre. Nous pouvons leur garantir une maison, les faire
étudier, les amener en vacances, leur acheter des vêtements. Et nous sommes seuls, parmi ceux qui
ont encore une retraite et un travail pour faire tourner ce pays qu’est en train de devenir l’Italie.
Après autant de sacrifices, on n’a même plus le droit d’avoir un travail, on est en train d’enlever la
dignité de ce pays, des jeunes.

Certes, je n’ai jamais rien fait manquer à ma famille, mais il ne suffit pas d’avoir assez
d’argent, il faut savoir le gérer, il faut apprendre à l’utiliser. Je refusais de sortir en vespa le
dimanche, mais au moins la famille se portait bien, nous vivions dans le luxe et d’autres ont tout
perdu et ont faim. Les gens ont tout dépensé, ils ont joué aux seigneurs sans pouvoir se le
permettre, ils demandaient prêts sur prêts, dépensant tout. Ces personnes désormais vivent avec
deux sous le mois, et encore ou bien ils refusent du travail ou bien n’en trouvaient pas en
demandant trop. Le travail est une bénédiction, on doit du respect à ceux qui nous donnent à
manger. Le respect du travail et le respect de l’argent que l’on gagne sont pour moi fondamentaux
pour bien vivre. Il ne faut pas pour autant se vanter de travailler, on doit apprendre à être humble,
mais toujours la tête haute. Je l’ai fait, et je ne m’en vante pas. Les jeunes ! Apprenez de nous ! Si
même la société s’élève contre vous, continuez à lutter. Ne perdez pas espoir et ne vous arrêtez
pas. Celui qui saura se retrousser les manches réussira toujours à obtenir quelque chose.
N’attendez pas de vous faire écraser par les décisions du gouvernement, réagissez. Nous avons
lutté pour obtenir nos droits, et même si on veut nous les retirer depuis des années, on n’est rien
sans vous. Vous êtes le futur de cette Italie. Ne vous la faites pas voler.

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Jeux de mots sur la frontière entre Occitans d’”Italie” et de “France"

Jeux de mots sur la frontière entre Occitans d’”Italie” et de “France"

La vallée de l’Ubaye, dans le nord des Alpes dites de Haute-Provence, a sa revue trimestrielle de proximité qui s’appelle Toute la Vallée, tout simplement, car depuis des siècles c’est sous la peu modeste appellation de « Vallée » que l’Ubaye est connue en Provence. C’est tout récemment que dans les sommaires de cette revue les articles réguliers sur les « cousins » du Mexique (destination depuis le milieu du XIXe siècle, localement, d’un fort courant migratoire) ont été complétés par des références à d’autres cousins, ceux d’Italie, entendons, pour l’essentiel, ceux qui sont venus des vallées alpines les plus proches (Stura, Maira, Varaita). C’est ainsi que dans un des numéros de Toute la Vallée, un des héritiers de cette migration évoque la mémoire de sa grand-mère, née en 1871, venue au début du siècle du village de Pontbernard – pardon, Pontebernardo –, haute Val Stura, province de Coni – pardon encore, Cuneo. Cette dame s’appelait Belmondo (oui, comme le fameux acteur ou telle championne de ski « italienne » des années quatre-vingt ; non, ce n’est probablement pas un hasard). Un de ses enfants est devenu célèbre plus tard comme entraîneur de l’équipe française de ski sous le nom d’Honoré Bonnet. Elle s’était visiblement si bien intégrée à son pays d’accueil qu’elle refusait de parler italien, se faisait appeler Joséphine et avait adopté la dénomination assez péjorative que ses nouveaux compatriotes réservent aux « Italiens » : elle les traitait donc de pianto, variante de piafo, (prononcer piáfou et piántou, avec accent tonique sur la première syllabe) aussi péjoratif que le précédent... Le descendant de Joséphine Belmondo, porteur lui-même d’un nom italien, ne lui en tient apparemment pas rigueur et célèbre sa francité acquise de haute lutte. Tout au plus regrette-il que sa grand-mère ne lui ait jamais parlé italien et se demande-t-il si, quand son frère lui rendait visite, ils se parlaient en italien (il note au demeurant que si lui-même ignore l’italien », les enfants de ce grand-oncle, eux, parlent fort bien français, ce qu’il trouve assez beau). Je me souviens avoir rencontré il y a une trentaine d’années, à Pontbernard, une vieille dame qui s’était présentée d’emblée comme la cousine germaine du fameux Honoré Bonnet (fils de cette madame Bonnet née Belmondo, tante de la vieille dame). Nous aurions pu nous parler en français ou en italien, sans doute, mais c’est en occitan que la conversation s’était déroulée. Elle avait même pris la peine, en mon honneur, d’employer les francismes pèra, mèra, sur, de rigueur côté « français », pour définir ses liens de parenté, au détriment des mots occitans correspondants (paire, maire, sorre), réservés aux animaux...
À aucun moment le descendant de Joséphine Belmondo ne semble imaginer que ses deux aînés ne risquaient certes pas de se parler dans un italien qu’au début du siècle la plupart des « Italiens » ignoraient, en un temps où le roi d’Italie lui-même parlait volontiers piémontais en famille, et que cela explique peut-être le « refus de parler italien » qu’il attribue à sa grand-mère : comment aurait-elle pu parler une langue qu’elle ne connaissait pas ? Il est bien plus probable que c’est en occitan qu’on se parlait dans la famille Bermond de Pontbernard que c’est l’occitan qui avait servi de langued’intégration à la jeune Belmondo à son arrivée en Ubaye. Si forte est l’emprise de la vénération des frontières nationales pour ce Français authentique que l’idée que la frontière franco-italienne puisse
séparer des gens qui parlent la même langue ne lui vient pas à l’esprit : toute une éducation à refaire.

Mais l’indulgence s’impose : car fort peu de gens sont informés de ce fait tout simple, que les
Valéians eux-mêmes ont eu longtemps bien du mal à accepter. Et toute l’histoire des rapports entre les
deux versants est faite d’un mélange subtil de connivence réticente et de distance affichée, au moins
depuis la date fatidique de 1713, qui a vu le « rattachement » musclé de l’Ubaye à la France, au terme
de la guerre de Succession d’Espagne, et au nom des « frontières naturelles » ; pour le même motif, le
même traité, d’ailleurs, détachait les ex-Dauphinois de la haute Varaita de leurs voisins et parents du
Queyras. Vaste sujet, assez négligé par la recherche. On ne peut ici que proposer quelques remarques
sur cette histoire.

Première chose dont il faut bien se pénétrer : les Alpes ne sont pas, en elles-mêmes, une frontière.
Le concept de « frontière naturelle » est une invention de géographes employés par des ministres. Au
bout de chaque vallée, du versant oriental comme du versant occidental, il n’y a pas un mur, mais
un col, lieu de passage par excellence. Et des deux côtés du col, la plupart du temps, les populations
sont liées par la langue (l’occitan dans les Alpes du Sud, le franco-provençal dans celles du nord,
en laissant de côté, plus à l’est, selon les endroits, alémanique walser, dialectes lombards du Tessin
ou bavarois du Haut-Adige). Les deux versants sont aussi liés par des rapports commerciaux, licites
ou non d’ailleurs : il y a encore des gens, qui se souviennent des équipées menant à des rencontres
discrètes sur le col entre « Français » porteurs de sel et « Italiens » porteurs de riz ou de maïs pour la
polenta. Car on mangeait de la polenta (et des lasagnes, et des ravioles, et autres pasta facha a man)
des deux côtés. Et enfin, il y a toujours eu des rapports humains et familiaux, quand un « Italien » (on
dit d’ailleurs plutôt « Piémontais » dans la Vallée) venait travailler côté « français » (dans l’autre sens,
les déplacements se limitaient, dans mon enfance, à un voyage, en car, un mardi, au grand marché de
Cuneo, où les « Français » pouvaient trouver des produits moins chers).

On pourrait faire remonter ces migrations assez haut dans l’histoire. Un seul exemple : en 1231, les
hommes de Bresés/Bersezio (au bas du col de Larche/la Maddalena) se voient accorder une charte de
privilèges par leur seigneur. Le document enregistre les noms des « hommes de Bersezio » : Meyran,
Ollivier, Borel, Girard, Aubert, Lions, Spitalier, Bouvet... tous noms que l’on retrouve aux siècles
suivants, portés par des gens irréprochablement valéians (et qui, soit dit par expérience, apprécient
souvent fort peu qu’on leur raconte cette vieille histoire du XIIIe siècle). Par la suite, les registres de
mariage des hauts pays, côté ouest, signalent l’entrée dans les familles locales de Jolit de la Val Maira
(Giolitti, oui, ce nom-là), Javelly (Giavelli) de la Stura, Richard de haute Varaita... Sans parler, pour le
Queyras protestant, des Vasserot venus du réduit vaudois de Val Pellice, à moins qu’ils n’aient fait le
trajet dans l’autre sens. Mais c’est depuis le XIXe siècle que la documentation permet de mieux cerner
le phénomène.

Il y a d’abord toute une tradition des migrations temporaires, saisonnières en fait. Ces migrations
font d’ailleurs partie de ce qu’on pourrait appeler le mode de production montagnard, que ce soit dans
les Alpes, les Pyrénées, le Massif Central, ou, bien plus loin dans d’autres montagnes, du Valais à l’Atlas.
Pendant une partie de l’année, soit l’été, soit l’hiver, les hommes quittent le pays pour se louer comme
ouvriers agricoles, se livrer au colportage (c’était l’activité des Ubayens avant la Révolution industrielle
pour le textile, les Briançonnais préférant le commerce du livre), à la vente de cheveux (Elva, en Val
Maira), la vente d’anchois, voire la mendicité. Ce qui permettait à la fois de soulager ceux qui restaient
au pays, et disposaient ainsi de réserves alimentaires moins précaires, et d’augmenter le patrimoine
familial par l’apport des bénéfices de l’activité du migrant. Ces migrations pouvaient concerner des
espaces assez vastes. Dans le cas qui nous occupe, la Vallée était à la fois terre de départ et terre
d’accueil : elle recevait en effet au moment des moissons des ouvriers agricoles, des seitres, faucheurs,
venus de Val Maira ou Varaita. Les seitres, se louant en équipes avec leurs faux et leurs faucilles, sont
des adultes. Mais l’Ubaye pouvait aussi recevoir des enfants (au-dessus de dix ans) qui venaient se
louer comme bergers à la belle saison. Les témoignages sont nombreux sur ce point, certains recueillis
dès le livre célèbre de Nuto Revelli, Il mondo dei vinti. Ils montrent une situation particulièrement
dure à vivre pour ces enfants, amenés à garder seuls un troupeau dans la montagne, et les anecdotes
sur l’avarice du patron, en ce qui concerne la nourriture allouée au petit berger ne manquent pas.
Un de ces témoignages, plus récent, est particulièrement intéressant du point de vue des pratiques
linguistiques : le témoin qui se remémore le jour où il a été ainsi loué par un propriétaire sur la place
du marché de Barcelonnette, le jour du mercato dei garsun (en juin) indique que c’est en français que
son futur patron a évalué sa fiabilité : Quell’uomo che te sernisce nel gruppo ti squadra da cima a
fondo come a scoprire se sei di costituzione robusta, ti butta una mano a grinfa sul capo, te lo fa
ruotare un po’ a destra, un po’ a sinistra e ti dice : « ne sareit pa une tete aisè à tourner ?! » Non
sarai mica una testa girevole, balzana ?!
Il est infiniment peu probable que dans les années trente,
date à laquelle se rapporte le récit, un paysan de l’Ubaye ait spontanément parlé français à un petit
« Piémontais ». Il est bien plus probable que la langue normale de communication était cet occitan
que l’un et l’autre partageaient, au delà de quelques différences dialectales superficielles. Dans ce cas,
le propos en français rapporté (approximativement) par le témoin constitue soit une reconstruction
de ce dernier (puisque je parle d’un Français, je le fais parler en français) soit, et c’est l’hypothèse que
je privilégie, la manifestation de la distance sociale que le futur patron entend bien faire sentir à cet
immigré venu de l’autre côté de la frontière, quitte à revenir ensuite à la langue d’oc dès qu’on entre
dans le vif du sujet et qu’il convient de se faire bien comprendre.

Ces courants migratoires utilisaient des itinéraires bien balisés, notamment les cols frontières
comme le Sautron, voire des cols plus écartés des grandes voies de circulation, notamment en un
temps où le fascisme combattait ce type d’exode et où il fallait ruser avec les gardes-frontière.
Dernier type de migration temporaire, ponctuelle, l’emploi de manœuvres « italiens » au milieu du
XIXe siècle pour la construction des forts destinés à protéger la frontière française contre une éventuelle
invasion piémontaise. Il est assez savoureux de penser que ces ouvrages, souvent acrobatiques, ont été
en quelque sorte bâtis par leurs victimes potentielles...
À partir d’un certain moment dans le XIXe siècle, le système traditionnel de la migration
temporaire ubayenne s’est effondré, laissant la place à un véritable exode : c’est le temps où les jeunes
de la Vallée partent pour le Mexique (de préférence d’ailleurs avant d’être appelés sous les drapeaux),
pour s’y consacrer au commerce des tissus, dans le prolongement donc de ce qu’ils savaient faire
depuis bien longtemps. Mais seule une fraction de ces milliers de migrants a pu faire fortune et revenir
au pays, pour y construire des villas à l’esthétique plus ou moins discutable. S’en est ensuivie une perte
sèche pour la démographie locale et la désertification de hameaux entiers. C’est à ce moment que de
nouveaux exploitants sont venus s’installer à la place de ceux qui étaient partis. Et, bien entendu, au
XIXe siècle, au temps où c’est encore l’agriculture qui constitue l’activité principale, c’est de migrants
« italiens » qu’il s’agit. Ces Italiens ne sont d’ailleurs pas forcément originaires des vallées voisines : il
y a eu aussi un courant de Bergamasques de la Val Brembana employés comme bûcherons. Mais pour
l’essentiel, ce sont bien les voisins qui arrivent, les Dao, les Isoardi, les Gilli, les Giavelli, les Fossati, les
Chiardola, les Cucchietti, les Raina, les Bruno, les Garino, les Marchisio, les Porrachia..., tous noms
que l’on retrouve dans les nouvelles de décès fournies chaque trimestre par Toute la Vallée, à côté des
Arnaud, des Brès, des Léautaud, des Reynaud, des Cogordan, des Martel et autres descendants des
familles installées là depuis des siècles.

Cette arrivée ne fait pas que des heureux. François Arnaud, le notaire polygraphe de la fin du XIXe
qui a consacré ouvrages et brochures sur à peu près toutes les dimensions de la vie de sa vallée, déplore
cette arrivée d’Italiens qui constituent pour lui une menace potentielle pour la défense de la frontière.
Crainte vaine, en tout état de cause : le seul moment où l’Italie est en guerre avec la France, c’est en
juin quarante : à ce moment-là, que ce soit sur la frontière de l’Ubaye ou celle du Queyras, l’État-
Major italien a si peu confiance dans les alpini locaux qu’il les remplace par des troupes venues de la
péninsule qui se font d’ailleurs massacrer. Et à partir de 1943, partigiani et maquisards se coordonnent
face aux Allemands, chacun allant se réfugier chez l’autre quand la pression de l’occupant se fait trop
forte sur son territoire : où le passage de la frontière se révèle bien utile. La méfiance d’Arnaud était
donc sans objet.
Mais dans l’ensemble, assez vite, l’intégration se fait, par intermariages. Dès les années 1880 un
Goglio de Val Brembana épouse une Matheron d’Uvernet et leur fille épousera un Clariond : deux
patronymes attestés dans la vallée depuis le XIIIe siècle. Et on n’oublie pas cette Belmondo qui épouse
un Bonnet.
Tout est bien qui finit bien, donc, par des mariages ? Oui, mais cela n’empêche pas les sentiments.
Il y a ces mots, piafo, pianto, qui stigmatisent bel et bien une différence maintenue dans les mémoires.
Et il faut, au terme de ce regard historique sur les migrations « piémontaises » dans les Alpes du sud
françaises, essayer de comprendre pourquoi.
La parenté de langue, on le voit bien, n’efface pas la distance. Peut-être d’ailleurs parce qu’elle n’est
pas consciemment perçue et analysée par les acteurs de cette histoire. Après tout, si l’occitan bénéficie
d’une reconnaissance officielle en Italie depuis une loi de 1999, il n’en va pas de même côté français,
où son statut reste très précaire. Le fait que le petit-fils de « Joséphine » Belmondo ne lui imagine
d’autre langue que l’italien montre bien qu’on peut ignorer la réalité linguistique du pays, quand on est
passé par l’école française – une école française qui d’ailleurs, au collège de Barcelonnette depuis des
décennies, soit dit en passant, privilégie comme langue vivante à enseigner aux petits Valéians non
point l’italien de l’État voisin, mais l’espagnol de l’eldorado mexicain... Non, la langue commune, ou
plutôt le patoès des uns, le patuà des autres, ne suffisent pas à effacer le stigmate.
Le triple stigmate, en fait. Il y a d’abord le particularisme de vallée, qu’on oppose indistinctement
à tous les voisins, quelle que soit leur nationalité affichée. Le fait que les cols permettent le passage
n’implique pas que la différence avec ce qu’il y a de l’autre côté soit sans importance. Il traîne toujours
la mémoire de quelque conflit de bornage sur les pâturages de la haute montagne et il y a la conscience
aigüe de la singularité de chaque vallée, comme un tout, transcendant les particularismes secondaires
de village ou de vallon latéral. C’est ce particularisme de vallée qui fait que les gens de Saint-Vincent
les Forts, au débouché de l’Ubaye, ne se considèrent point comme Valéians, bien qu’ils appartiennent
au même arrondissement : ils se souviennent que la frontière d’avant 1713 passait en amont de leur
village et ils connaissent les différences, réduites, mais réelles, entre leur « patois » et celui de la Vallée.
C’est le même particularisme qui permet aux Queyrassins de Saint-Véran d’établir la distance avec les
Varachencs de Chianale, les gazis – les gazis de leur côté ayant leur opinion, on devine laquelle, sur
leurs voisins les bèros. Que se passait-il quand un Veranenc traitait un Chanalenc de gazi, ou l’inverse,
ai-je demandé au brave homme qui m’expliquait la différence entre les deux ? Avion lo cotèl, ils avaient
leur couteau, m’a-t-il répondu en montrant sa poche avec un bon sourire.

Mais le fait national vient se superposer à ces antagonismes traditionnels. Le piafo, dès lors, c’est
d’abord l’étranger, depuis que les Valéians se reconnaissent français, soit à partir de la Révolution
(entre l’annexion brutale de 1713 et 1789 ils semblent bien avoir conservé la nostalgie du temps de
leurs seigneurs de la maison de Savoie). Dotés de leur conscience nationale française toute neuve, les
Ubayens peuvent désormais regarder de haut leurs voisins orientaux.

Et ils les regardent d’une hauteur d’autant plus imposante que ces piafos présentent à leurs yeux
une seconde caractéristique discutable : ils sont pauvres. Il faut croire que l’Ubayen, lui-même trop
pauvre pour ne pas devoir demander un surplus de subsistance à l’exil régulier, a pu éprouver une
amère satisfaction à stigmatiser plus pauvre que lui encore. Et on retrouve ici quelque chose qui existe
aussi, à ce que j’en sais, en Corse, où le Lucchese est à la fois l’Italien étranger et le migrant pauvre
échappant au réseau des familles insulaires.

Et c’est ainsi que l’idéologie nationale et le préjugé social se combinent pour rendre invisible la
parenté pourtant évidente entre les habitants d’une même montagne...

Au fait, piafo, pianto, cela veut dire quoi au juste ? Du point de vue du sens, on l’aura compris,
cela veut dire pauvre bougre d’Italien ayant franchi le Sautron dans deux mètres de neige. Mais les
mots eux-mêmes, dans leur réalité ? Hypothèse : il y a le croisement avec « piémontais ». Et au delà, il
y a peut-être bien la stigmatisation d’une des particularités phonologiques fondamentales de l’occitan
de la plupart des vallées du Piémont (et d’une partie du Queyras), la palatalisation de type italique du
groupe consonne + l : flor, planta, blanc, clau, gleisa (fleur, plante, blanc, clé, église) se réalisant en /
fjur pj’anta, bjank, kj’au, gj’eiza
/. Comme souvent, y compris dans l’espace d’une même langue, c’est
la différence linguistique qui sert de support à l’identification du voisin comme Autre. Familier, certes,
mais autre bel et bien quand même.

Une vieille tradition, sans doute. Mais est-on vraiment obligé de la conserver ?

Notice bibliographique

Le témoignage de Jean-Claude Romettino évoquant sa grand-mère a été publié dans le numéro 64 de la
revue Toute la Vallée, octobre 2014 : « Lettre à Giuseppina Belmondo, ma grand-mère maternelle », p. 24-26.
C’est une jeune ethnologue italienne originaire de la Val Stura, Laura Fossati, qui a entrepris une recherche sur
ce thème, en sollicitant les témoignages de ces « Italiens » ou de leurs descendants.

Sur la mémoire des migrations du XIIIe siècle, voir Armando Tallone, Cartario delle valle Stura e Grana,
Pignerol
, 1912 et sur les métiers saisonniers, voir Diego Crestani, Anciuiè e caviè d’la Val Mairo, mestieri
dell’emigrazione stagionale alpina
, Cuneo, L’Arciere, 1992, d’où est également tirée la citation sur le mercato dei
garsun (p. 17).

L’ouvrage de François Arnaud remonte à la fin du XIXe siècle : Les Barcelonnettes au Mexique, Digne,
Chaspoul
, 1891. On trouvera page 71 une référence explicite au danger que représentent les Italiens : « en cas de
guerre, un danger sérieux et certain, qu’un Français ne peut voir grandir avec indifférence ».

Sur les passages de la frontière pendant la Deuxième Guerre mondiale, voir Histoires vécues en Ubaye
(1939-1945)
, collectif, Barcelonnette, Sabença de la Valèia, 1990. On notera que l’ouvrage est préfacé par Honoré
Bonnet, qui ne fait aucune référence à ses origines piémontaises.

Rappelons les références de l’ouvrage de Nuto Revelli, Il mondo dei vinti, testimonianze di vita contadina,
T. 2 (La montagna)
Turin, Einaudi, 1977.

Les relations de parenté, par mariage notamment, et d’autres souvenirs concernant la Vallée et la frontière
sont puisés dans notre mémoire familiale.

Le premier mot

Le premier mot

20 avril 1957. Samedi saint. Demain c’est Pâques, mais il ne servira pas la messe dans la grande église qui est sur la place, juste de l’autre côté de la rue. Demain c’est aussi l’anniversaire de son père, parti en France deux mois plus tôt, et qu’ils s’apprêtent à rejoindre.
Il ne se souvient pas de sa mère fermant la porte du petit logement au premier étage au fond de la cour minuscule coincée entre une bijouterie et le cinéma Olimpia où il passait les après-midis du dimanche. Il ne se rappelle pas non plus comment ils sont parvenus à la gare, trois kilomètres plus loin vers la ville et les montagnes. Probablement avec le trolleybus qui avait remplacé depuis deux ans le vieux tramway qui ferraillait le long des sept kilomètres de l’avenue, depuis le centre de la ville jusqu’au port et aux plages.

C’est le soir, mais il fait encore clair. Il se revoit au milieu des grosses valises en carton brun jaune, tenant par la main sa petite sœur aventurière. Il ne se souvient pas de ce que pouvaient bien faire sa mère et sa grand-mère, c’est comme si elles n’avaient pas été là. Il a toujours aimé les trains et être dans une gare provoque chez lui une attention exclusive aux signaux, aux annonces, aux panneaux, aux odeurs particulières des voies. Le train pour Turin arrive, toute la famille monte et s’installe, c’est un vieux wagon aux banquettes en bois. La troisième classe a été abolie l’année précédente mais les wagons sont toujours là. On a simplement effacé le 3 qu’on a remplacé par un 2. N’importe.

C’est le matin tôt qu’ils débarquent à Turin, comme des milliers d’autres migrants, venus de plus loin, des régions du sud. Il ne le sait pas encore, il l’apprendra plus tard sur des livres d’histoire, par des films aussi. Pour lors il faut changer de train. Il revoit ces wagons d’une étrange couleur verte, différente du brun des wagons italiens. Le train part, par la vitre du couloir contre laquelle il reste collé, il voit les montagnes encore enneigées, d’un blanc différent de celui des carrières qu’il avait toujours vues sur les montagnes de chez lui. Un long tunnel et une certaine fébrilité. De l’autre côté c’est la France. Le train s’arrête en dehors de la gare, une pancarte indique Modane, sur la hauteur il y a un fort et sur le fort un drapeau bleu blanc rouge. Buongiorno Francia, c’est la phrase rhétorique que lui inspire la lecture du livre Cuore qu’on lui a offert quelques mois plus tôt lors de sa communion. L’arrêt s’éternise. Aucun souvenir du passage des douaniers qui contrôlent passeports et bagages. Il a bien fallu pourtant qu’il montre son visage pour le comparer à la photo du passeport de sa mère. C’est que ce fort là-haut, avec son drapeau qui flotte au vent et ses meurtrières lui fait imaginer des histoires de batailles, Blek Macigno, son héros préféré, défend à lui seul le fort contre les Giubbe rosse, les soldats anglais. Il lui faudra plus d’un an pour découvrir que Blek a franchi les Alpes et est devenu « le Roc ». Pour l’instant il se fie à la promesse de ses camarades de la 4a B de lui envoyer mensuellement un paquet d’illustrés. Quand plus tard il refera ce parcours dans un sens ou dans l’autre, il ne manquera jamais de regarder de nouveau ce fort avec des sentiments mêlés.

Le train repart, un temps sans doute assez long, probablement quelques arrêts, puis ils descendent du train et ils montent dans un autre, rouge et jaune, bondé. Il en verrait bien d’autres semblables. Ils sont debout, entre les deux rangées de banquettes, au milieu des valises. Il sent peser sur eux le regard agacé des autres voyageurs, de ceux qui se préparent à descendre et de ceux qui montent. Une gare au nom étrange le fait sourire, Culoz. Plus tard il reconstituera leur itinéraire. Le train de Turin devait probablement continuer vers Lyon et ils sont vraisemblablement descendus à Chambéry pour prendre cet autorail vers Dijon où ils sont arrivés le soir du dimanche de Pâques. Ils sont en voyage depuis vingt-quatre heures et c’est dans cette gare qu’ils passent la nuit. Il s’en souvient comme d’un moment merveilleux, des trains et encore des trains qui vont et viennent, des locomotives inconnues, des annonces incompréhensibles. Plus tard il lui arrivera encore d’y attendre des correspondances au milieu de la nuit, avec une excitation analogue, passant d’un quai à l’autre pour voir passer les trains des vacances avec les wagons bleus, les wagons couchettes, symbole d’un luxe longtemps considéré inaccessible.
Il a bien fallu qu’il dorme à un moment ou à un autre mais il n’en garde aucun souvenir. Il se revoit assis par terre au milieu d’autres personnes et d’amoncellements de bagages, aux côtés d’un Italien déjà établi en France qui lui montrait les diverses pièces de monnaie. Le manque de logique l’avait surpris, la pièce de 5 francs (plus tard il apprendrait qu’on pouvait dire cent sous) bien plus grosse que d’autres, jaunes (No, non è oro), d’une valeur supérieure.


Il se revoit le matin dans un autre train, le visage collé à la vitre pour regarder la campagne ensoleillée qui semble ne jamais finir. Il ne sait quelle heure il pouvait être lorsque le train arrive en gare de Nancy où ils descendent. Il devrait se souvenir des retrouvailles avec son père, mais hélas pas une image. Ses seuls souvenirs sont de nouveau ferroviaires. La monstrueuse locomotive à vapeur qui avait tracté leur train – une impression bizarre, chez lui la ligne était électrifiée – puis la traversée des voies comme dans la petite gare de Querceta lorsqu’ils se rendaient à la campagne, alors que chez lui il y avait des passages souterrains.


Quelques images fugaces du voyage dans la voiture du patron de son père, plus tard il verra qu’il s’agissait d’une Frégate, dans laquelle ils avaient dû s’entasser, quatre adultes et deux enfants (mais où pouvaient bien être les valises ?) encore la campagne, interminable, avant d’arriver dans le village où ils habiteraient. De nouveau aucune image. Il se revoit en revanche à table dans la grande salle à manger du Château (c’est ainsi que l’on nommait cette grande maison où habitait le patron et où ils allaient habiter aussi, mais quelques mois plus tard. Il est bien habillé, chemise chaussures et chaussettes blanches, pantalon court gris et veste bleue. Il n’a sans doute pas voyagé dans cette tenue mais il est incapable de se souvenir quand et comment sa mère lui a fait mettre ces habits. Bien des années plus tard, comparant ses souvenirs avec ceux d’autres qui comme lui avaient fait le voyage, il en déduisit que le changement avait dû s’effectuer dans les toilettes du wagon juste avant l’arrivée. La femme du patron lui a parlé en italien, elle est de chez eux, il a entendu le nom connu d’une grande famille, mais il ne se demande pas encore comment elle a abouti là. Il est surtout frappé par le luxe du lieu, la hauteur du plafond et des fenêtres et par l’œuf en chocolat posé dans un verre à pied devant lui. Il n’est pas emballé dans du papier brillant, il lui paraît nu, tout noir – nouvelle impression étrange à laquelle viendra s’ajouter à la fin du repas la déception de constater qu’il n’y a pas de surprise à l’intérieur.


Plus tard il est sorti avec le fils du patron qui l’a amené à la rivière. Ils ont passé un petit pont métallique le long d’un bâtiment désaffecté puis ils sont descendus sur une sorte d’îlot. Le fils du patron parle quelques mots d’italien : « C’è la vas. » Il n’a pas le temps de se demander ce que ce mot vient faire là, il regarde autour de lui et son pied s’enfonce jusqu’à la cheville dans le sol visqueux et froid. Il ne pense pas qu’il a dû pleurer, il ne sait pas comment il est sorti de là ni ce qui s’est passé ensuite. La chaussure blanche et la chaussette couvertes de cette masse grise et gluante. La vase... le premier mot. Il ne sait pas bien ce qu’il a éprouvé sur l’instant mais ce souvenir revient périodiquement sans qu’il puisse vraiment en fixer le sens. Il pourrait affirmer que c’est à ce moment-là qu’il a pris conscience de l’importance de maîtriser la langue et que depuis il n’a eu de cesse de la conquérir mais ce serait un faux souvenir créé de toutes pièces à partir de la rhétorique de l’intégration. En réalité, il ne sait pas bien quel sens donner à ce souvenir récurrent. Arrachement, les jours mauvais, une sorte de baptême à l’envers, présage d’une succession de bourbiers, de situations vexantes, l’idée qui toujours affleure que là-bas il en serait allé autrement... Ironie, à l’inverse, les jours meilleurs, en pensant avec une certaine fierté au chemin parcouru, aux pièges déjoués de la vie et de la langue. Regarder la vase au fond de l’eau ou le lotus à sa surface n’est pas qu’une question de choix. Mais le doute demeure que tout cela ne soit que littérature, un double récit, nostalgique ou conquérant, élaboré au fil du temps et au gré des humeurs à partir d’autres récits de la mode identitaire dont il ne sait pas mesurer le degré de vérité. Et il se demande si évoquer encore tout cela a bien un sens.

Langue de rédaction

Viaggio per un nuovo futuro - traduction

Viaggio per un nuovo futuro - traduction

Sara Di Virgilio, Viaggio per un nuovo futuro, traduction par Clément Hégray.

J’ai choisi d’interviewer ma mère. C’est l’histoire d’une jeune femme de 23 ans qui, dans les années 80, choisit d’émigrer pour des raisons économiques. L’argent qu’elle gagnait en travaillant comme secrétaire d’une entreprise d’import-export au Maroc était insuffisant pour entretenir une famille composée d’un père, d’une mère, de quatre sœurs et de deux frères. Au début, ma mère voulait partir en Angleterre, chez ses amis qui vivaient à Londres, mais pour ceci elle devait d’abord passer par l’Espagne et la France, puis prendre le ferry pour enfin arriver à destination. Mais au cours de son trajet elle changea d’idée et choisit d’aller en Italie car elle appris la nouvelle que le gouvernement italien avait décidé de régulariser les étrangers. En effet, pour la première fois, à la fin des années 80, le gouvernement italien avait pensé à accroître la population étrangère du pays au moyen d’un acte de régularisation généralisé. Ce dernier consistait en un vaste ensemble de mesures et de normes qui servirent à régulariser l’immigration, en donnant par exemple un titre de séjour qui permettait aux étrangers de résider sur le territoire. Cette entreprise amena en 1991 à la création de la loi Martelli, la première loi organique sur l’immigration en Italie. En effet, en 1980, les populations qui émigraient en Italie provenaient en grande majorité du Maroc, de la Pologne et du Sénégal. Durant l’attente pour obtenir son titre de séjour ma mère dut trouver un travail pour survivre. Et après quelques semaines de recherches, elle trouva un travail stable avec une paie et un logement. Elle faisait des tâches comme commis de cuisine ou la plonge dans un restaurant à Genève qui appartenait à une famille napolitaine sympathique et généreuse. Et c’est à ce moment qu’elle rencontra ses premiers problèmes liés à la langue car, parlant uniquement le français, ma mère devait se faire comprendre par des personnes qui ni le comprenait ni le parlait. Elle devait donc s’exprimer par les gestes et cela l’attristait. Avec le temps, ma mère commença à comprendre un peu d’italien et obtint son titre de séjour, mais se trouvant en bonne compagnie et sa paie lui permettant d’aider sa famille au Maroc, elle préféra rester travailler avec cette famille au restaurant de Genève. Aussi, elle se rendit compte qu’elle avait déjà passé trois ans en Italie et qu’elle ne pensait plus à rejoindre ses amis à Londres. Ce fut le cas jusqu’au jour où le propriétaire du restaurant mourut. La famille napolitaine se trouva alors en crise et dut fermer son établissement. Ma mère fut obligée de chercher un autre travail. Des gens qui connaissaient bien la famille dans laquelle elle travaillait lui proposèrent un poste chez eux, dans un autre restaurant à Suzzara, un petit village en province de Mantova. Mais cette fois ma mère, en travaillant, put se permettre de suivre une formation, au Cnos, de commis de cuisine. Le Cnos est une association formée par des écoles créées par des congrégations religieuses et des cléricaux en 1995 pour promouvoir le système éducatif d’instruction et de formation italien. Après avoir suivi la formation deux ans, ma mère réussit à obtenir son diplôme de commis et faire son travail dans des restaurants. Elle apprit à cuisiner d’excellents plats italiens en améliorant sa spécialité qui était la cuisine piémontaise. Ma mère savait déjà cuisiner d’excellents plats marocains, ce qui lui permit de travailler dans un restaurant oriental.

Durant son séjour en Italie ma mère rencontra Pina, une dame calabraise qui travaillait avec elle en cuisine et qui avait à peu près le même âge. Pian devint sa meilleure amie, l’aidant à affronter la solitude, la mélancolie et l’invita un jour chez sa famille en Calabre. Un fois arrivée, ma mère fut accueillie en grande harmonie par la famille de Pina et pour la première fois depuis des années passées loin de ses proches, elle se senti heureuse. Durant son séjour en Calabre ma mère lit une annonce sur le journal, c’était une proposition de travail comme aide à domicile pour trois personnes âgées faisant partie d’une famille riche. Elle décida de postuler et grâce à son expérience de travail et son diplôme de commis de cuisine, mais aussi étant une belle femme, la famille décida de l’engager. Ma mère s’appelle Naima, mais les personnes âgées préféraient l’appeler Maria. Son surnom lui plut beaucoup et depuis ce moment, elle s’est fait appelée ainsi durant toute sa carrière en Italie.

Après trois mois à travailler comme aide à domicile, ma mère se rendit compte que la famille qui l’avait engagé avait des liens avec la mafia. Elle eut tellement peur qu’une nuit elle décida de faire ses valises et de s’échapper. Elle prit une nouvelle fois le train, mais cette fois-ci pour aller dans le Piémont. Elle commença à mener une vie plutôt tranquille, jusqu’à ce qu’un jour elle reçut une dure nouvelle de sa famille. Ils l’avaient appelé pour lui dire que son père était mourant et, de plus, ma mère ne pouvait pas assister aux funérailles puisque son titre de séjour était échu. Cet événement fut l’un des pires moments de sa vie. Elle était frustrée car après tant d’années de souffrances dues à la nostalgie et au travail difficile, elle ne pouvait pas retourner dans son pays pour dire au revoir à son père, à qui elle voulait tant de bien. Au début ce fut compliqué pour elle de refaire son titre de séjour et de retrouver du travail mais ensuite, avec la loi Turco-Napolitano, le renouvellement de son titre devint plus facile car elle résidait déjà sur le territoire et avait déjà travaillé. La loi Turco-Napolitano découle directement de la loi Martelli. Cette loi, créée par le membre du parti socialiste italien et ministre des affaires étrangères Claudio Martelli, fut la première loi sur l’immigration en Italie. Elle fut créée après un événement qui choqua beaucoup d’Italiens en 1990 quand un garçon sud-africain se fit tuer près de Naples par des jeunes italiens et que le gouvernement décida de faire des obsèques officielles. La loi Martelli avait comme objectif de régulariser les immigrés qui travaillaient déjà en Italie, mais pas ceux qui venaient pour la première fois chercher du travail. Ce fut le premier cas de refus d’extracommunautaires en Italie. Après la loi Turco-Napolitano, la loi Bossi-Fini fut votée le 30 juillet 2001. La loi est entrée en vigueur le 31 et fut pensée par Gianfranco Fini, vice-président du Conseil des ministres, et Umberto Bossi, ministre des réformes institutionnelles et fondateur du parti politique Lega Nord durant le second gouvernement Berlusconi (2001 et 2005). En effet, les objectifs de la Lega Nord, parti politique local et devenu national dans les années 1980, étaient une majeure indépendance politique et économique des régions septentrionales, au détriment de Rome et du sud. La politique médiatique consistait à créer de nouveaux ennemis : les immigrés en 2001, mais avant c’était les méridiens qui étaient traités et considéré de la même façon. La loi créa des normes pour les immigrés en Italie.

Entre autre, on retrouve : l’expulsion avec accompagnement à la frontière, le titre de séjour lié à un travail en cours, l’acte de régularisation qui offrait des contrats de travail pour au moins un an, des peines pour les trafiquants d’êtres humains, le délit de clandestinité, et enfin l’usage des navires de la Marine pour lutter contre le trafic de clandestins. Ma mère dut affronter quelques discriminations, surtout pendant la période de la loi Bossi-Fini, et elle expliquait que dans de nombreux villages piémontais on trouvait beaucoup de panneaux dans les rues qui incitaient l’expulsion des extracommunautaires.

Travaillant dans un restaurant à Aqui Terme, dans le Piémont, ma mère rencontra mon père au cours d’une fête du jour de l’an. Un bel homme aux yeux verts, au sourire ravageur et très bon. Mon père commença à venir plus souvent au restaurant pour faire connaissance avec ma mère et ils commencèrent à sortir ensemble. Jusqu’à ce qu’ils décidèrent de s’épouser et de vivre ensemble. Deux ans plus tard je naquit. Un des plus beau jours de la vie de ma mère, suivi de moments de joie. Cette joie dura huit ans, jusqu’à ce que mon père tomba malade. Les années suivantes furent très difficiles pour ma famille, surtout après la mort de mon père. Un grand bouleversement puisque tout changea dans notre vie. Ce furent des moments difficiles pour ma mère et moi, d’autant plus pour une gamine de dix ans qui partageait un lien très fort avec son père, qui souffre beaucoup de sa mort et pour une femme qui a perdu son mari qui représentait tout pour elle.

En voyant la profonde tristesse, la mélancolie et la nostalgie dans laquelle nous vivions, puisque tout ce qui nous entourait nous submergeait de souvenirs, de beaux moments que nous avons passé avec mon père, ma mère décida de sortir de notre quotidien malheureux et d’aller à Montpellier, en France, chez mon oncle. Notre arrivée à Montpellier fut un changement difficile au début, surtout pour moi, parce que je dus changer d’amis, et laisser mes camarades de classe qui sont restés proche de moi à la mort de mon père. Pour notre bien et pour notre futur, ma mère décida de rester ici, à Montpellier, et de continuer notre vie en s’adaptant à certains changements comme la langue, l’école, le travail, les connaissances et plein d’autres choses, en somme en améliorant notre vie.

Année de recueillement du témoignage
Langue de rédaction

Les phrases assassines

Les phrases assassines

Quand on est immigré, on parle bien sûr d’intégration. S’intégrer, s’immerger dans cette
nouvelle vie, comme le caméléon : prendre ses couleurs, se fondre dans la masse, devenir
« pareil », ne plus se distinguer ni par les vêtements, ni par la langue, perdre son accent, changer
toutes ses habitudes… Comment est-ce possible ? Comment est-ce faisable ?

Nous en avons fait des efforts, tous, de toutes sortes, mais nous sommes restés « les Italiens »
en France et nous sommes devenus les francese en Italie. Je me souviens, ils arrivaient de tous
les coins du village lorsque nous y allions en vacances, avec des grands signes de bras, en criant
joyeusement : Rivaru i francese !

Mes parents et leurs trois enfants sont arrivés en France en 1950. Mon père était venu
deux ans auparavant pour gagner un peu d’argent et acheter quelque terrain un peu plus facile
à cultiver. Mais la séparation était dure et ils ont décidé de déplacer la famille, le temps de
rassembler quelques économies pour pouvoir retourner au pays et vivre mieux. Un long voyage
du sud de la Calabre au nord de la France. Je n’étais pas encore née, mais ils ont tellement
raconté cette période de leur vie que j’ai l’impression de l’avoir vécue avec eux. Ils en ont parlé
jusqu’à la fin de leur vie avec des yeux pétillants.

Ils évoquaient les moments difficiles : la traversée plus ou moins clandestine, à pied pour
les hommes, en cordée à travers le mont Blanc ; les bus qui les attendaient après la frontière, la
visite médicale pour évaluer les plus costauds (les plus faibles devaient faire marche arrière !),
puis la répartition dans les bus pour des destinations qu’ils ne choisissaient pas. Pour mon père
et plusieurs de mes oncles, ce fut le Pas-de-Calais : travail dans les mines de charbon.
À cette époque mon père travaillait « au fond » dans la journée et y retournait la nuit pour
s’occuper des chevaux qui travaillaient eux aussi dans la mine et ne remontaient au « jour » qu’une
fois morts. Plus tard, il a fait les tournées de nuit pour gagner plus, dans la mine « mouillée »
pour respirer moins de cette poussière qui détruisait les poumons. Pour son dernier poste, il était
injecteur : il devait injecter de l’eau dans des petites galeries et devait ramper dans ces galeries,
mais il y avait moins de poussière.

La pénibilité de ce travail, le danger des coups de grisou, furent les choses qui pesèrent
sur leur nouvelle vie. Jamais ils ne se sont plaints ni du climat, ni du paysage ; partis de leur
Calabre lumineuse pour arriver en plein hiver dans le Pas-de-Calais aux étranges « montagnes »
qu’étaient les terrils, jamais, jamais, ils n’ont dit que cela ne leur plaisait pas, ils étaient là, en
attendant de repartir pour des jours meilleurs. Ils parlaient avec bonheur de leur arrivée en
France, de l’accueil qu’ils ont reçu. On leur avait attribué un logement : une « baraque » en bois
avec quelques meubles dans la cité des Six Drèves à Libercourt, où on logeait tous les immigrés
avec des quartiers différents pour chaque nationalité : les Italiens, les Polonais, les Algériens, etc.
La vie était assez dure : il fallait aller chercher l’eau à la fontaine, on lavait le linge à la main, les
toilettes étaient communes à plusieurs familles, mais la vie était joyeuse. Les Calabrais faisaient
connaissance avec les autres Italiens venus des autres régions. En fait, à cette époque-là, ils
ont fait en quelque sorte connaissance avec l’Italie plus qu’avec la France : ils ont échangé des
recettes de cuisine, appris que les coutumes n’étaient pas les mêmes, qu’ils parlaient des dialectes
différents : les Siciliens disent comme ça, les Piémontais cuisinent la polenta comme ça…

Le contact avec les Français, ce fut à l’école pour les enfants, où on les a vite intégrés avec
leur classe d’âge. Ils étaient pris en charge le soir après l’école et les jeudis (jour libre du milieu
de la semaine, car à ce moment-là on allait à l’école du lundi matin au samedi soir), ce qui leur
a permis d’apprendre le français et de se remettre à niveau pour passer le certificat d’études à
quatorze ans comme tout le monde.

Le contact avec les Français, pour les mamans, c’était à « la cantine ». J’ai mis longtemps à
comprendre qu’ils désignaient ainsi l’épicerie où ils allaient acheter ce qu’il leur fallait pour la vie
quotidienne. Un jour, ma mère voulait faire la sauce tomate pour la pasta asciutta et avait besoin
de boîtes de tomates pelées ; elle est donc allée en acheter à la cantine et ne sachant pas parler
français, elle a montré à la vendeuse des boîtes rouges. Une fois rentrée à la maison, elle en
ouvre une et, surprise, elle découvre une matière blanche et collante ! C’était du lait concentré,
mais elle fut désemparée, ne comprenant pas ce que c’était cette sauce tomate blanche. À partir
de ce moment-là, elle a toujours attendu ou envoyé les enfants pour faire les courses, les enfants
qui ont très vite appris le français et qui petit à petit ont pris en charge beaucoup de choses : les
papiers à remplir, les déclarations d’impôts, les démarches administratives… Ce qui fait que les
parents, les mères surtout, ont beaucoup tardé à apprendre le français.

S’intégrer, c’était aussi avoir la curiosité de goûter des choses nouvelles. Quelques anecdotes
nous ont longtemps fait rire. Comme celle d’un oncle qui avait découvert à « la cantine » des pots
en verre qui contenaient une jolie crème jaune ; alors un jour, il se laissa tenter et pour partager
la joie de la découverte, il appela toute la grande famille pour goûter avec lui. Quand tout le
monde fut réuni, il ouvrit le joli verre et s’attribua l’honneur de goûter le premier. Il remplit
bien sa cuillère et la mit dans sa bouche avec gourmandise… mais cela lui monta vite au nez
provoquant une spectaculaire crise d’éternuements et de larmes : c’était de la moutarde !

Je n’ai pas connu cette vie aux « baraques » à la cité des Six Drèves, car nous avons déménagé
lorsque j’avais un peu plus d’un an. On nous a attribué à ce moment-là une maison en briques,
rue du Vert Chemin, à Libercourt. Je comprends seulement maintenant pourquoi j’ai tant aimé
le conte des trois petits cochons… Quel avancement social et quelle sécurité cette grande maison
en briques, avec un grand jardin où mon père cultivait de quoi nous nourrir et où ma mère
semait toutes sortes de fleurs. Les volets étaient peints en vert, des œillets parfumaient les appuis
de fenêtres… le bonheur… nous habitions rue du Vert Chemin… Je réalise aussi maintenant
pourquoi je collectionne les jolis noms de rue. J’ai toujours sur moi un petit carnet dans lequel je
consigne des noms de rue comme : rue des Horizons clairs ; rue de Bel Air ; chemin des petits
chiens ; rue des Poux Volants ; chemin de la vie des morts… et la ville où elles se trouvent. Y
a-t-il une rue du Vert Chemin dans une autre ville ? À Libercourt, c’était mon coron, il n’y avait
pas de vert chemin en vrai, mais dans ma tête chante encore ce vert chemin et toute la poésie
de l’adjectif qui précède le nom… et la poésie des Six Drèves…je ne savais pas ce qu’étaient des
« drèves » et je ne cherchais pas à le savoir… j’aimais ce « flou ». Voyage suspendu où j’imaginais
six arbres immenses ; ou bien six rêves ; ou six rênes, ou six reines ; ou sirènes…ou six... ?
dictionnaire !

Drève : (moyen néerl. De driven, conduire) Dans le Nord et en Belgique, allée carrossable
bordée d’arbres… Dictionnaire Larousse. Que c’est beau !

Donc, il y en avait six… six chemins carrossables pour accueillir des ouvriers étrangers
venus travailler en France… J’imagine ces six chemins en étoile… la vie comme en rêve… et
puis après dans le coron en briques pour les familles italiennes et polonaises… nous avions
des situations semblables : venus tous d’ailleurs pour travailler ici, étions-nous en France ? À
la maison, nous parlions calabrais. Nous étions cinq enfants, trois nés en Italie et deux nées
en France… nous relisions le livret de famille qui nous réunissait, mais d’une étrange façon
là encore. Ma sœur et moi demandions : « où je suis née, Maman ? » et elle répondait : « À la
barrrrracca ! » Nous étions nées dans la même maison, mais chose curieuse, sur le livret de
famille l’une était née à Libercourt dans le Pas-de-Calais, l’autre à Wahagnies dans le Nord.
Non il n’y avait pas d’erreur, les frontières entre les départements avaient changé.

C’est quand nous avons déménagé une nouvelle fois que nous avons vraiment passé
la frontière, que nous sommes vraiment arrivés en France. Et ce n’était pas très loin : à une
vingtaine de kilomètres de là. Dans une jolie petite ville près de Lille. Une maison était à vendre
(en briques bien sûr). Mes parents sont allés la visiter ; elle leur a plu : rez-de-chaussée, jardin,
quatre chambres, vue sur le parc de la Mairie… ils ont acheté – comptant – surtout pas de
crédit, le crédit c’était la honte ! Comment ont-ils fait pour économiser sou par sou ? Mon père
a continué à travailler à la mine, de nuit, faisant les trajets en bus et en train. Ils avaient choisi
de venir vivre là pour que ce ne soient pas les enfants qui fassent les trajets, car pour les études il
fallait venir à Lille. Papa travaillait la nuit, le matin il faisait le jardin, il cultivait toutes sortes de
légumes et râlait après maman parce qu’elle plantait des fleurs, inutiles pour nourrir la famille.
Mais elle a tenu bon et elles nous ont nourri l’âme, toutes ces couleurs parmi les légumes et les
jolies fleurs dans les vases dans la maison. Donc nous avons quitté le coron et c’est à ce moment là
que j’ai compris nos différences, que nous étions des Italiens en France.

Lorsque ma mère est venue nous inscrire à l’école, la maîtresse ne comprenait pas ce qu’elle
disait, elle s’impatientait, elle se mit à parler de plus en plus fort ; je me sentais humiliée ; j’avais
envie de lui dire : « mais, madame, ce n’est pas en criant qu’elle va vous comprendre mieux ! ».
La maîtresse dans les mines, certainement habituée aux accents de tous ces gens, comprenait ce
que disait ma mère et elles se parlaient chaque soir pour me laisser le temps de choisir un livre
dans la bibliothèque.

Notre vie ici est devenue différente ; la porte de la maison était close. Il fallait sonner pour
que quelqu’un vienne ouvrir ; le soir on fermait bien à clef. Là-bas, comme dans le village de
Calabre, la porte était un seuil que l’on passait en saluant d’un joyeux : Chi si dicci ? et la maison
était pleine de cousins, cousines, oncles et tantes…
Ici, on était éloignés de tous et on se rendait visite de temps en temps, c’était un peu plus
compliqué : il fallait prendre le bus, le train.

Ici, avec les voisins, c’était « Bonjour ! Bonsoir ! » et chacun chez soi. Cela a duré un certain
moment. J’avais l’impression d’un grand isolement. Nous avons réalisé petit à petit que l’arrivée
d’une famille italienne du pays minier avait quelque peu semé le désarroi dans cette rue chicissime. 

Quelle horreur : des étrangers, avec plein d’enfants. Et le père mineur qui allait rentrer
chez lui avec la gueule noire de charbon… Mais ce qu’ils ont vu fut différent : ma mère briquait
la maison comme à son habitude, mais elle s’activait encore plus sur le seuil : la pierre noire
luisait, la serpillière qui servait d’essuie-pieds était immaculée et la poignée de porte en cuivre
était lustrée au « Vitror » au moins une fois par semaine. Dans le jardin derrière la maison, le
linge qui séchait, passé à la lessiveuse et frotté à la main, était plus blanc que blanc. Du deuxième
étage, on voyait les autres jardins : pelouse, quelques rosiers sur le côté, mais pas de fil à linge.
Énigme : où faisaient-ils sécher leur linge, les voisins ? Ils ne mangeaient pas de légumes, les
voisins… C’est vrai que vu d’en haut, notre jardin foisonnait d’exotisme.

Mais le matin, quand le père rentrait de la mine, il descendait du bus avec sa jolie veste,
digne, fatigué mais souriant et propre. Ils ne savaient pas, les voisins, que ce qu’aimait mon père
– si actif au travail – par dessus tout, c’était sa douche ! D’ailleurs, ils ne savaient pas, les voisins,
que dans les mines, aucun travailleur ne rentrait noir de charbon.

Nos relations ont évolué grâce, bien sûr, à toute l’application que nous mettions naturellement
à être très discrets, aimables, souriants et surtout grâce aux parfums envoûtants de la cuisine
de ma mère. Je me souviens parfaitement de ce soir-là, où comme d’habitude nous rentrions de
l’école, ma sœur et moi, et ma mère avait préparé pipe e patate, ça sentait bon à en mourir ! da
morire
comme on dit en Italie quand c’est « trop ». Ma mère est venue nous ouvrir la porte et la
voisine rentrait au même moment. Elle nous a saluées en nous disant : « Qu’est-ce que ça sent
bon ! » Ma mère a essayé de lui expliquer ce que c’était et a fini par dire : « Vous attendre oun
po » et elle est vite revenue avec une pleine assiette de pipe e patate. C’est ainsi que débuta une
belle amitié gourmande, avec cette recette toute simple mais si parfumée :

Ingrédients :
• deux ou trois poivrons (de différentes couleurs, c’est plus joli)
• 500 g de pommes de terre
• cinq ou six gousses d’ail
• basilic, origan, sel, poivre
• une ou deux tomates

Recette : Couper les poivrons en petits carrés, les faire revenir dans de l’huile d’olive.
Lorsqu’ils sont bien tendres, les ôter de la poêle ; remettre un peu d’huile et y faire rissoler les
pommes de terre coupées en petits cubes. Lorsqu’elles sont bien dorées, ajouter les poivrons, l’ail
haché finement et les tomates épépinées et coupées en morceaux, ajouter un peu d’eau et laisser
cuire ensemble à feu doux cinq à dix minutes. Salez, poivrez, ajouter une belle pincée d’origan
et une jolie poignée de basilic haché.

La voisine a été apprivoisée, elle est même venue manger chez nous parfois. On discutait.
C’était bien.

Et voilà comment l’intégration passe par les papilles ! Intégration ? Non, le mot n’est pas
juste ; il faudrait dire plutôt dans ce cas : adoption. Car en ce qui concerne notre intégration,
c’est justement avec la nourriture que mes parents ont fait de la résistance. Chez nous, c’était la
Calabre reconstituée, dans cette maison chic, dans ce quartier distingué du nord de la France,
il s’en passait des choses culinaires ! Nous vivions presque en autarcie. Mes parents, en plus de
la culture de leurs légumes, de la confection de tous les vêtements, faisaient leur fromage avec
des litres de lait achetés à la ferme et la présure donnée par le berger de notre village lorsque
nous y allions ; ils faisaient aussi la charcuterie de chez nous. En hiver, souvent vers le mois de
février, toute la famille partait en expédition en bus au marché de Wazemmes, à Lille, acheter
le « cochon » et revenir discrètement avec nos sacs pleins pour une ou deux belles journées de
travail, on faisait la coppa, la pancetta, du confit de porc, les curcucci, les saucisses fraîches puis
sèches.

En automne des cageots de raisin muscat remplissaient la cave et nous faisions notre vin. À
Noël, c’était comme le voulait la tradition les crispedi aux anchois ou sucrées et les petrale, petits
gâteaux délicieux fourrés aux fruits secs ; à Pâques les n’gutis aux grains d’anis et décorées avec
des œufs durs qui recuisaient avec la pâte au four et prenaient un goût délicieux. Et pour le
quotidien : minestrone, lasagne, parmigiana, pasta asciutta, pruppett… Oui, par la nourriture nous
cultivions notre différence et nous avions presque parfois l’impression d’agir clandestinement…
nous étions italiens et heureux de l’être dans notre ventre.

L’idée de retourner vivre en Italie était passée en quelque sorte en arrière-plan, notre vie
se déroulait assez bien avec un certain équilibre, celle d’une maisonnée italienne dans une rue
française… mais un jour – j’étais alors en quatrième – j’ai demandé à mon père de me faire
naturaliser française car je voulais passer le concours de l’École Normale et pour cela il fallait
avoir la nationalité française. Cette demande fut pour moi très difficile car cela signifiait devenir
étrangère dans ma propre famille ! Il était implicite que nous étions tous italiens et que – un
jour – nous retournerions vivre chez nous. L’idée était toujours là, comme évidente, mais plus
vraiment formulée… mais moi, je ne voulais pas rentrer « chez nous », j’étais née en France et je
voulais y rester et surtout continuer mes études. Oh ! drame familial ! Mais mon père ne se fâcha
pas, il semblait être attristé mais comme pour lui les études passaient avant tout, nous allâmes
au tribunal de Lille pour me déclarer française.

Quand, au collège, j’ai dû apporter mes papiers pour compléter mon dossier, une de mes
camarades, voyant ce document spécial, me dit : « Ah bon ? Tu n’étais pas française ? Et pourtant,
tu étais quand même gentille ! »

Et voilà une des phrases assassines de mon passé que j’ai enfouies, mais que je n’ai jamais
pu oublier, que j’ai gardées au bord des lèvres, au bord de moi et qui m’ont longtemps fait mal.
Mais je réalise que, finalement, elles ont été une richesse, une boule de secrets dits qui m’ont fait
garder la tête haute. Oui, pourtant je suis QUAND MÊME gentille… Une phrase pareille, ça
vous construit, comme cette autre phrase, entendue à l’épicerie de mon quartier chic : Ce n’est
pas possible ! vous avez vu, les filles des Italiens, elles ont pris les places de nos enfants, elles sont
les premières de leurs classes… » (à prononcer à mi-voix, d’un air scandalisé.)
La même année, lors d’un pique-nique de classe tiré du sac, que nous devions partager,
j’avais apporté ce qu’il y avait de meilleur de chez moi : coppa aux graines de fenouil, fromage et
pain faits par ma mère, figues sèches d’Italie parfumées au zeste de mandarine et petites olives
noires. Lorsque nous avons mis notre « participation » sur la nappe, par terre, c’est vrai que
j’avais étalé là ma différence, ça se voyait, c’était criant : à cette époque-là, on ne trouvait pas ces
denrées dans le commerce. Personne n’a goûté ma nourriture ; beaucoup de grimaces, de nez
tordus ; sentiments mélangés, pas de mots. Ça se mange ça ? Ils n’en n’ont pas voulu. Et pourtant
j’étais quand même gentille…

Il y a eu aussi des phrases assassines à l’intérieur de ma maison, des petites « blagues » pour
moi, la Française désormais, rien de méchant mais… : on préparait je ne sais quel plat et on
m’a dit : « lèche-toi les doigts maintenant, les Françaises, elles se lèchent les doigts quand elles
cuisinent ! » (à prononcer d’un air gentiment moqueur, mais…)

Et c’est ainsi que je suis devenue moi, italienne, française, professeur d’allemand et de
français, mariée à un demi-polonais, goûtant et cuisinant toutes les cuisines que je croise, tous
les mots de ces langues merveilleuses, toutes ces différences, toutes ces richesses.
Quand il fut en retraite, mon père partit en automne en Calabre, car il se disait que, les
enfants étant sortis d’affaire, il pouvait envisager de repartir au pays avec ma mère. Il est revenu
quelques mois après avec quelques trésors : des châtaignes fabuleuses, des oranges merveilleuses,
mais il nous a dit avec ce sourire étrange qu’il avait lorsqu’il regardait un coucher de soleil :
« Là-bas, c’est mon pays, ici c’est ma maison. »

Et ils ne sont pas repartis.

Langue de rédaction

Des fleurs, des fleurs pour toute la vie

Des fleurs, des fleurs pour toute la vie

Portée et bercée dans mon enfance par la langue italienne, et plus précisément par le dialecte
sicilien, j’ai connu plus tardivement la musique de la langue et de la littérature françaises.
C’est en apprenant le français à l’école de la République, à l’âge de cinq ans, que la lecture a
été une Révélation. Cependant, je me devais de connaître aussi mes racines en étudiant les
illustres auteurs que sont Dante Alighieri, Petrarca, Goldoni, Leopardi ou encore Manzoni,
Pirandello... Je ne pouvais me sentir « entière » qu’en enrichissant un tableau complexe : j’aime
autant la littérature et la langue italiennes que la littérature et la langue françaises, n’en déplaise
à Monsieur du Bellay ; si certains auteurs, tel Henri Beyle ont été « ravis » par le mythe italien, j’ai
été éblouie et transportée par l’écriture magistrale des écrivains français : de Flaubert à Proust,
de Victor Hugo à Aragon, Camus… Je les aime tous ! Il était important pour moi de concrétiser
cette harmonie et ne plus courir après ma deuxième moitié comme le visconte dimezzato d’Italo
Calvino. Aujourd’hui, je me sens « entière » en enseignant ces deux belles langues, et avec
passion.

Angeliiiina… Angie… Tour à tour ces prénoms ont résonné jusqu’à mon adolescence. Je
suis la troisième d’une fratrie de six enfants ; mon frère aîné a sauvé la lignée et mon père s’est
toujours enorgueilli d’exhiber sa progéniture féminine ; je nous avais baptisé son Fan Club. Un
été, dans le train qui l’emmenait en Sicile pour des vacances, un voyageur rétorqua à mon père
qui nous revendiquait avec fierté : « Oh mon Dieu, combien de paires de draps ! » Cinq filles…
j’étais la seconde, d’où l’heureux héritage du prénom de mon aïeule maternelle, Angela. Les
trois premiers enfants ont prolongé la tradition et portent les prénoms des grands-parents. Notre
cousine Thérèse installée en France depuis peu, désignée marraine de ma petite sœur, ne voulut
pas l’affubler du prénom d’Antoinette, nom honorable de mon grand-père nonno Nino. À ce
prénom désuet et suranné, elle préféra Daniela qui swinguait et correspondait à l’air du temps.
C’était là le premier signe d’intégration de mes parents !

Mon père, d’un caractère enjoué, carapace qu’il se donnait pour occulter sa pudeur, évoquait
avec malice mes origines paradoxales : la Belge che ha la pelle nera com’a pajjia de fave, conçue en
Sicile et née en 1959 à Liège en Belgique. Jour particulier que la date de ma naissance : 17 août.
Quel grand malheur que de naître un 17. Maman, ayant accouché à la maison, voulait me
déclarer le 18, mais la levatrice, la sage femme, s’y opposa et ainsi mon parrain et ma marraine
siciliens belges m’ont offert pour mon baptême un crucifix, bien sûr, mais aussi une médaille
représentant le chiffre 13 !

Ma mère, femme très fine et posée, dotée de l’intelligence des « pauvres », parlant à bon
escient, avait rejoint mon père à l’âge de vingt-quatre ans, emmenant mon frère de cinq ans et
ma sœur de trois ans. La Sicile, terre de douleur, où il n’y a que des cailloux, selon l’expression
de mon père, ne nourrissait plus cette famille de quatre personnes. Mon père n’avait pas
vraiment choisi la Belgique en 1956 et c’est en arrivant à la frontière qu’en fonction des besoins
des entrepreneurs on devenait carreleur ou maçon ou mineur.

Quatre ou cinq ans au fond des mines de Belgique ! Au grand désespoir de maman, qui
avait perdu son beau-frère dans la catastrophe minière de 1956. Sa sœur veuve, Zi’ Pippina, était
enceinte de son troisième enfant lorsqu’elle perdit son mari ; un jour en regardant des photos de
famille avec sa fille, ma cousine Thérèse, j’ai découvert une femme très belle, à l’allure distinguée.
De longues nattes encadraient un visage poupin : c’était ma tante ! Je ne lui connaissais que ses
cheveux courts austères : elle avait coupé ses beaux cheveux longs qui marquaient sa féminité et
sa sensualité. J’ai toujours adoré passer quelques jours de vacances chez elle, en compagnie de
ma cousine. Ma tante adorait danser et elle m’a appris le cha-cha-cha, la mazurka, la valse, alors
que maman avait d’autres préoccupations avec ses six enfants ! Je dansais comme une folle sur
les rythmes endiablés des années yéyé avec ma cousine qui avait toujours les derniers 45 tours.
La pension de veuve des mines de Belgique permettait à ma tante de vivre correctement ; elle
avait le sérieux de ces femmes siciliennes qui ne demandent jamais rien et elle ne s’est jamais
remariée. Elle tenait le rang de femme respectée et respectable quoiqu’elle fasse.

En 1961, naissance de ma sœur Daniela. Mes parents ont quitté la Belgique pour une
ville frontalière de la Lorraine où mon frère et ma sœur pourraient suivre une scolarité moins
décousue : Forbach. Papa part travailler en déplacement, dans le bâtiment en Allemagne, puis en
Alsace, à Strasbourg, et rentre après ses missions. Ces années restent ancrées dans ma mémoire :
heureuses mais très pauvres. Toute la chaleur de la communauté italienne : nous vivions dans
les baracche, sans eau chaude, sans électricité, réchauffés par un immense poêle à charbon où
trônait une bouilloire d’eau pour nous décrasser chaque soir et les toilettes dehors dans le froid
cinglant ou la nuit noire. Le soir nous mangions souvent à la lueur de la lampe à pétrole ou des
bougies.

Nous vivions entre enfants italiens et, n’allant pas encore à l’école, je ne connaissais pas
de petits Français. Je ne connaissais pas encore la discrimination, les brimades et ce fut une
période insouciante de l’enfance.

Les hivers rigoureux, le froid, la neige : je me rappelle ce vin chaud et sucré que maman nous
servait après nos escapades ou encore deux gorgées de ce délicieux café parfumé de rhum ! Nous
improvisions de belles parties de luge avec la bêche de papa, à en mourir de rire, et des parties
de boules de neige. Plus loin, le linge dur comme de la pierre devenait glace sous le vent glacial.
Maman avait les mains bleues à force de laver le linge, au savon de Marseille, sur la pila : elle ne
se plaignait jamais ! Elle était issue de ce monde paysan sicilien pudique qui parle peu.
Tout autour, la campagne et les grillages qui entouraient les mines pour nous empêcher d’y
étendre nos terrains de jeu. Prudence ou couardise, je ne m’aventurais jamais seule au-delà des
grillages ; maman m’en avait dissuadée en me parlant du « monsieur au sac » qui emmenait les
enfants désobéissants. En effet comment préserver ses enfants, qui grandissent dans la nature
tels des étourneaux, qu’on ne peut sans arrêt retenir à la maison, où manquent tous les éléments
culturels : livres, stylo, cahiers, jouets… Quand j’étais toute petite, les jeux de cartes animaient
nos soirées, scopa, briscola, sette e mezzo, et des haricots secs rouges ou des fèves servaient de mise.
Oh maman, c’était extraordinaire : tu nous servais une griotte sucrée de tes fameux bocaux, que
tu préparais avec amour chaque année.

Les premiers jours de novembre consacrés aux morts, nous avons appris que papa avait une
petite sœur Graziella morte jeune emportée par une maladie et je revois l’unique photo de la
petite toute de blanc vêtue pour sa première communion Nous faisions aussi une petite prière
pour la mère de papa qu’il avait perdue à l’âge de dix ans. Tout cela dans la joie et le sérieux,
puisque nous avions un tout petit cadeau ce jour-là. Je voulais une poupée et j’ai eu un tout petit
baigneur ! Jusqu’à l’adolescence, j’ai dit toutes mes prières tournée vers l’image d’une Vierge à
l’enfant que ma mère remplaça ensuite par un crucifix gris.

Noël embaumait la cuisine pendant trois semaines : je t’avais regardée découper à la scie
le manche d’un balai en bois pour façonner les écorces des cannolli. Tu les faisais comme je les
aimais ! Du four s’exhalait l’odeur de sablé (tu ne les faisais pas frire) et, le jour de Noël, tu les
remplissais de crème pâtissière ou de ricotta sucrée.

L’été, c’étaient les maraudes aux cerises, aux fraises, aux mirabelles : nous étions les petits
chenapans du coin. Mon frère, rapide et casse-cou, grimpait à la cime des arbres et nous
attendions avec ma grande sœur, la robe prête à accueillir les fruits verts, acides et rarement
mûrs. En m’efforçant, je revois la silhouette de l’un de nos voisins, le ventre trop gros pour lever
la tête, ne pouvant voir mon frère ni nous rattraper. Je passais de longs moments à observer la
nature, couchée dans l’herbe : les fourmis, les moineaux, les fleurs, les champignons. J’aimais
courir, gambader, sauter à la grande corde, gratter la terre, chanter à tue tête avec ma sœur les
dernières chansons du hit-parade d’Europe 1.

Nous avions un petit transistor rouge à piles : maman écoutait très tôt chaque matin, tandis
que l’odeur du café envahissait la cuisine, la station France inter. Nous avions le droit de le coller
à l’oreille de 16 à 17 heures pour les chansons et SLC « Salut les copains » (il ne fallait pas user
trop vite les piles !).

Et puis ce fut la rentrée en grande section maternelle, j’avais cinq ans… Un nouveau monde,
une nouvelle langue, d’autres centres d’intérêts. Pourquoi ma mère ne m’avait-elle pas inscrite
à l’école avant ? Je lui en voulus plusieurs années plus tard. Elle ne pouvait m’accompagner car
elle devait s’occuper de mes deux petites sœurs aux naissances rapprochées : dix-huit mois de
différence.

J’étais avide de connaître, je ne parlais pas français, mais tout me paraissait facile : associer
les lettres, les couleurs, dessiner, compter… J’aimais les livres, les histoires, les belles images,
cette recherche du décodage des mots… Maman, le soir, tu écoutais et tu suivais nos lectures
attentivement et… au collège et au lycée tu venais emprunter nos livres de poche et tu partais toi
aussi avec le « Sous-Préfet aux champs », tu riais de « La mule du pape » ou des « trois messes
basses » d’Alphonse Daudet. Et que dire quand je t’ai surprise dans la lecture de Stendhal, Le
Rouge et le noir
, ou encore de Flaubert, Madame Bovary.
Des livres que je ne lisais pas encore, mais toi oui.

Maman était de la génération des filles que je définis « sacrifiées » : née en 1935, elle avait
connu la guerre et se rappelait la présence des Allemands en Sicile. À la fin de la guerre, les
filles travaillent aux champs et à la maison et elles ne vont pas à l’école. Son grand regret ! C’est
à Catane, à quatorze ans, qu’elle ne laissera pas passer l’opportunité de profiter des cahiers de
son neveu pour apprendre à lire et écrire toute seule, à la dérobée : elle quitte la campagne trop
misérable, pour vivre et travailler en ville avec sa grande sœur Maria et le fils de celle-ci.
À la maison, maman s’occupait de tout : l’éducation, la gestion de l’argent, l’organisation de
la maison, elle avait des doigts de fée et cousait, tricotait… Elle confectionnait presque tous nos
vêtements. Souvent je partais avec elle pour choisir un coupon de tissu.

J’aimais l’école pour tout ce que je ne pouvais avoir à la maison : la pâte à modeler, la
peinture, les cahiers, l’odeur de l’encre, les crayons… Colorier, regarder des images, avoir des
bons points pour obtenir de belles images, lire, chanter, aller chercher la caisse de bouteilles
de lait chocolaté et le boire à l’école, se déguiser et, aux fêtes importantes, fabriquer des objets
à offrir à maman, où j’aurais mis toute mon ardeur et mon application, écouter des histoires :
pour moi c’était Noël tous les jours. Je me rappelle encore du nom de mes deux premières
maîtresses : Madame Mouton et mademoiselle Hartman (mais pas des autres). C’était l’époque
où les premiers de classe recevaient des livres. Mon prix de troisième de la classe en CP : Les
deux nigauds de la Comtesse de Ségur en bibliothèque rose qui a été mon premier livre ; telle une
relique, je l’ai longtemps conservé. Il n’y pas de place pour les livres lorsqu’il n’y pas d’argent.
Ma dernière petite sœur est née en 1967 dans la Loire. Révolution dans la famille ! Mes
parents avaient accepté de déclarer cette petite dernière Française, selon la loi du sol qui venait
d’être votée en France. Nous avons quitté les baraques de la Moselle pour nous rapprocher des
sœurs de maman et, en outre, il nonno e la nonna de Sicile venaient s’installer en France à côté de
la Zi’ Pippina qui avait emménagé à l’Horme, dans la Loire : elle pouvait les aider.
Papa travaillait maintenant dans une usine textile, la nuit pour avoir « un panier », une
prime, et subvenir aux besoins de six enfants, sa richesse comme il le disait : je suis riche.
Il était heureux d’être entouré, lui l’orphelin, de bêcher son immense jardin et d’être toujours
accompagné de l’une d’entre nous.
À la maison nous parlions sicilien, à l’école le français et entre nous, en grandissant, le
français. Nous nous sommes toujours exprimés en sicilien avec mon père : son expression orale
s’est vite arrêtée à l’intercompréhension du français et il n’a jamais fait de progrès, tandis que
maman, très proche de ses filles et confrontée à la gestion des papiers, obligée de travailler à la
naissance de ma petite sœur dans un laboratoire d’analyses médicales, s’exprimait correctement.
Les années de mon adolescence ont été difficiles. La conquête de la liberté passait par la
réussite scolaire et je l’avais vite saisi : l’ignorance est une prison et la connaissance permet
l’indépendance d’esprit, car personne ne viendrait retirer ce que je pensais. Je ne voulais pas
être comme ces Italiennes que je côtoyais, « casées » avec des enfants. Elles se mariaient pour se
libérer d’un père ou d’une mère tyranniques et les illusions s’envolaient après le mariage ; elles
passaient de Charybde en Scylla.

Ce fut une période où je devins plus secrète, introvertie, consciente de ma situation d’émigrée,
de ma position de « femme sicilienne » qui doit subir, obéir, être une ombre, qui ne pense pas et
ne peut avoir d’opinion. Ma mère a tenu bon pour ses cinq filles, devant les nombreuses pressions
de la communauté sicilienne, et mon père faisait toujours le fanfaron et bonne figure dans
la mesure où nos résultats scolaires étaient satisfaisants et que nous acceptions les différentes
corvées d’une bonne éducation de maîtresse de maison. Femme intelligente, ma mère maintenait
des distances avec les ragots et discutait beaucoup avec nous. Elle désirait que nous ayons notre
indépendance financière : pour elle, il fallait quitter le nid familial pour les études, le travail, et
surtout pas pour nous marier. Aucune de nous n’est partie de la maison pour se marier.
Après un baccalauréat série B, je suis allée à l’université à Lyon III où j’ai étudié d’abord
l’italien, puis le français langue étrangère. C’est là que j’ai connu mon mari, étudiant « étranger »
marocain en mathématiques. Son séjour dépendait de la réussite de ses études et chaque année
son permis de séjour provisoire était donné par la préfecture. Cette situation en sursis s’est
arrêtée lorsque nous nous sommes mariés. Depuis peu j’étais naturalisée française (à vingt et
un ans). Cela avait été très long : trois ans de procédure et d’attente car je n’étais née ni sur le sol
français, ni sur le sol italien.

La rencontre de nos deux cultures, berbère et sicilienne, est une richesse, nous nous
complétons et depuis trente-sept ans nous vivons ensemble. À la fin de nos études nous nous
étions donné un an pour trouver du travail, sinon nous serions partis. Notre objectif : ni l’Italie,
ni le Maroc, mais un pays qui nous faisait rêver et qui accueillait la jeunesse dans les années
quatre-vingt : l’Australie. Finalement, nous somme restés car j’ai trouvé rapidement un travail
dans l’enseignement, j’ai réussi d’abord le CAPES d’italien, puis le CAPES de lettres Modernes.
Mon mari, ayant pris la nationalité française, a réussi le CAPES de mathématiques. Nos deux
enfants issus de cette culture mixte ont appris d’abord l’anglais et le parlent couramment, ont
suivi une scolarité dans une école catholique, sont de toutes les fêtes : catholiques et musulmanes
et ont une richesse spirituelle qui ne repose pas sur la religion. Mon époux et moi ne sommes pas
pratiquants et notre mariage est un mariage civil en France. Nos enfants n’ont pas la nationalité
marocaine. Tous deux, un garçon et une fille, étudient à la faculté de médecine de Lyon : mon
fils en sixième année de médecine, ma fille en deuxième année de dentaire. Ce sont des enfants
issus de l’émigration, eux aussi ont dû se construire une identité et je sais que l’héritage que nous
leur avons transmis les a rendus volontaires, déterminés.

Papa, je t’entends encore chanter Sciuri, sciuri, sciuri di tuttu l’annu et toi maman je te vois
toujours calme et posée, en train de coudre ou de lire et sourire.

Langue de rédaction

Il racconto di una vita - traduction

Il racconto di una vita - traduction

Traduction par Clément Hégray

 

L’Italie a toujours été liée aux migrations. Aujourd’hui ce sont les nouveaux migrants des pays arabes qui cherchent une terre promise et une vie meilleure. Les italiens ont déjà vécu cette situation, ils ont fuit la guerre, la misère et un pays en crise.

Je vous raconterai l’histoire d’Angelo Lena, fils d’italiens né à San Daniele del Friuli, dans la province d’Udine, le 29 mai 1942.

 

La vie en Italie.

 

Sans mère et avec un père au chômage, il n’a pas eu une enfance facile. Avec son frère et ses deux sœurs, ils vivaient dans la misère absolue. Le matin, quand il se levait, il n’y avait ni lait ni pain, rien d’autre à manger, encore moins à midi et rien le soir. Le matin suivant, il ne pouvait pas lever les bras parce qu’il n’avait aucune force, une situation inquiétante pour un garçon de 6 ans.

Après la guerre, tous vivaient dans la misère, il n’y avait pas d’aide sociale et médicale, et il n’y avait pas d’allocation chômage. Il vivait comme on vit aujourd’hui au Bénin ou au Nigeria : dans la pauvreté absolue. Quelques fois, quand un voisin lui donnait un bout de pain et un gobelet de lait avec une pincée de sel, c’était une richesse et une joie pour l’estomac. Parfois, les personnes jalouses leur volaient leur repas. Ils vivaient dans une petite maison sans eau courante ni lumière ; quand il y avait des intempéries, la maison entière était inondée. Angelo m’a confié avec émotion « Ce sont des souvenirs qu’il faudrait oublier ». Il se rappelait son enfance, quand il allait à l’école et qu’il apprenait la religion et le catéchisme : il devait se lever à 6 heures du matin pour aller à la messe même s’il était très fatigué. Les temps de jeux étaient rares car quand il finit l’école à 11 ans, il dût commencer à travailler pour aider sa famille. Son travail était de faire des briques pour le bâtiment.

Puis, à 14 ans, son père qui était forgeron lui dit : « Tu doit partir apprendre un métier, le moment est venu, à 14 ans tu dois quitter la maison ». Alors, il est parti à Milan, où il devint apprenti dans le bâtiment. Il travaillait six jours par semaine et dix heures par jour, il dormait exposé aux courants d’air et mangeait juste assez pour survivre. Pour avoir un morceau de pain de plus et gagner de l’argent pour se laver, il travaillait le dimanche : il devait apporter le charbon dans l’appartement d’une personne. Il exécutait le travail en silence, sans jamais se plaindre, car l’argent lui était utile pour manger.

 

Le voyage.

 

A 18 ans, pour beaucoup de jeunes comme lui, il devait choisir : rester dans la misère ou partir. Mais où ? Là où il y avait du travail et où la monnaie avait plus de valeur, c’est à dire la France, La Suisse ou l’Allemagne.

Il choisit la France par pur hasard. Angelo est arrivé en France par train en 1961, le voyage dura 48 heures : le train allait très lentement et s’arrêtait dans chaque ville. C’était la première fois qu’il traversait la frontière, cela lui fit un pincement au coeur. Angelo voyageait avec dix personnes et des responsables qui parfois lui donnaient dix francs pour ses dépenses alimentaires. Arrivés à la frontière ils devaient s’enregistrer là où les autorités françaises les attendaient. Les contrôles étaient très sévères. Enfin arrivé à destination, à Paris, lui et ses compagnons de voyage se dispersèrent. Pour lui, tout s’est bien passé mais pour sa tante ce fut différent. Elle émigra en Argentine, parce qu’elle croyait qu’on pouvait mieux vivre en Amérique. Une fois arrivée, elle contracta un prêt pour acheter une mule ou un cheval afin de travailler la terre, mais le remboursement ne fut pas évident puisque les intérêts étaient extrêmement élevés.

Quand elle voulut retourner en Italie, à la maison qu’elle possédait, elle se rendit compte qu’elle n’avait même pas l’argent pour acheter un timbre et écrire à sa famille.

 

La vie en France.

 

Une fois arrivé, la plus grande difficulté fut de comprendre ce que disaient les gens. Angelo ne connaissait que trois mots : « merde, merci et cochon ». Il a commencé à travailler quelques jours plus tard, toujours dans le domaine du bâtiment. Il était content car le franc valait deux fois la lire à l’époque. Mais le matin, il devait se lever à quatre heures pour obtenir le titre de séjour, une centaine de personnes attendaient devant la préfecture pour avoir les documents. Pour les avoir il fallait présenter un contrat de travail en cours.

En France, Angelo était plâtrier, il travaillait avec beaucoup d’espagnols, portugais, italiens et arabes, et c’est pour cela que la première langue apprise fut l’espagnol. Il parlait aussi un peu de portugais et appris quelques mots d’arabes mais « ce ne sont pas de belles paroles à répéter ». Les français étaient distants et méchants avec lui, ils lui disaient « ne te plains pas car si tu te plains, tu refais ta valise et tu repars chez toi ». Alors Angelo faisait son travail, en silence, sans se plaindre, comme il le répétait souvent « on travaillait sans répondre. »

Il est resté 6 ans à Paris et il trouva l’amour. Il a rencontré sa femme, Jacqueline, et l’a suivi dans sa région d’origine, l’Auvergne. Il est devenu citoyen français à l’âge de 35 ans et ils ont eu 4 enfants. La seule qui parle italien est Paula. Elle parle aussi l’espagnol et l’anglais. Elle a aussi une nièce qui parle italien, elle l’a apprise en autodidacte, comme si c’était un instinct primordial. En effet, elle réussit à parler presque couramment avec son grand-père. Angelo a encore aujourd’hui beaucoup d’envie de découvrir et d’apprendre le français. Il m’a dit : « Nous sommes citoyens du monde. »

Malgré tout, Angelo a conservé quelques éléments de sa culture italienne, il est fier d’être italien. Il continue de parler italien et frioulan. Il a transmis ses deux langues à sa femme et les parle avec elle chez lui. Sa femme fait les pâtes, le tiramisu, le panettone, l’osso buco mais aussi la polenta et le minestrone, tout ce qui lui rappelle l’italien, le pays où il a grandi.

Il a passé 40 ans de sa vie à construire des maisons, il a désormais 76 ans, c’est un retraité qui passe son temps à parcourir la campagne à bicyclette. Un fils d’italien, émigré italien qui dédie son temps à accueillir des touristes chez lui, dans un B&B. Angelo, aussi, retourne chaque année en Frioul-Vénétie Julienne pour voir sa famille, son frère, ses deux sœurs et quelques cousins. Quand il est retourné à San Daniele del Friuli, une femme lui a dit « Quelles grandes mains as-tu ! » ce à quoi il a répondu « Ces mains ont aimé, caressé, sué et à présent sont foutues. »

 

« Je n’ai aucun regret, je devais laisser l’Italie, je le referai. »

 

A la question : « Ça ne vous plairiez pas de retourner vivre en Italie ? », il m’a répondu que la chose la plus importante pour lui est tout ce qu’il a réussi à construire en France, à savoir sa famille et sa maison.

Une famille italienne en France : Mémoire d'une intégration

Une famille italienne en France : Mémoire d'une intégration

Pour situer

Mes grands-parents paternels étaient nés en 1881, mes grands-parents maternels en 1892.
Tous étaient originaires de Livourne où ils habitaient la même rue (via del giardino). Ils se
connaissaient de vue, mais ne se fréquentaient pas. Ils émigreront en France au même moment,
au tout début des années vingt et, par le plus grand des hasards, ils s’installeront dans le même
quartier de Marseille : Mazargues. Mes grands-parents sont qualifiés : l’un est savetier, l’autre
ébéniste, mais seule ma grand-mère maternelle a un métier puisqu’elle est pantalonière et
travaillera toute sa vie à la maison.

Leurs enfants sont tous nés en Italie, sauf mon oncle Roland, il francesino, né en 1931 et
chargé de symboliser la communion de ses parents avec leur nouveau pays. Tous s’exprimaient
en français et sans accent. Les fratries étaient assez importantes : trois enfants du côté maternel,
six du côté paternel.

Fait intéressant les concernant : leurs conjoints étaient tous d’origine italienne sauf pour
deux d’entre eux qui ont épousé deux femmes françaises. Il est à noter que les liens étaient
particulièrement forts dans le cas de mes parents, puisque le frère de ma mère a épousé la sœur
de mon père et qu’ils se sont mariés le même jour, en 1943.

Lorsque je nais, en 1956, seule ma grand-mère maternelle, Opelia, est encore en vie. La
famille est encore très unie géographiquement (tout le monde habite le même quartier) et
affectivement (les rencontres sont fréquentes). L’Italie est loin derrière, en filigrane, au travers
de très rares voyages à Livourne où se trouvaient encore des frères et sœurs d’Opelia ainsi que
mon arrière-grand-mère paternelle et des cousins.

Une italianité vécue au quotidien, sans qu’elle dise ouvertement son nom.

J’ai toujours su que j’étais d’origine italienne, mais la conscience de la culture d’origine
s’est constituée progressivement, dans un milieu qui se voulait totalement intégré à la société
française. L’italianité apparaissait dans mon nom de famille, bien sûr, et dans celui de ma mère.
Il y avait une certaine présence de la langue, même si personne ne parlait italien à la maison.
J’entendais des conversations en italien entre ma mère et ma grand-mère (un grand merci à
elles deux car elles ne sont pas pour rien dans la construction de mon oreille et de mon appareil
phonatoire). Il y avait aussi des mots italiens qui apparaissaient dans les propos de tous, et
particulièrement d’Opelia qui, pour avoir travaillé à la maison, avait eu moins de contacts avec
l’extérieur et parlait un français approximatif. Je comprenais tout ce qu’elle disait. Les mots
italiens étaient prononcés avec l’accent tonique (par exemple, on l’appelait mémé Opelia, un mot
français + mot italien accentué).

Il y avait aussi les traditions (mais pas religieuses car la famille était pour le moins mécréante).
Je me souviens de soirées où l’on faisait les ravioli, tous ensemble, pour la grande tablée du
lendemain. Mémé nous régalait de cenci, de frati, de fritto composto, de caciucco, bref, de spécialités
toscanes version maritime.

Il y avait l’opéra, passion qui s’est transmise fidèlement d’une génération à l’autre. Cela
signifiait aller à l’opéra de Marseille (toujours au poulailler), écouter des disques, raconter les
intrigues, pleurer avec Rigoletto et chanter Cortigiani vil razza dannata ou Una voce poco fa en
gardant comme un trésor ces sonorités dont on me donnait le sens global – ce qui me suffisait.
En ce qui concerne la musique, il y avait aussi San Remo. Volare et Non ho l’età ont fait l’objet
d’un intérêt particulier puisque nous en avions acheté les disques 45 tours.

Il y avait des anecdotes ou de petits récits qui se racontaient sur la vie à Livourne. Mon père
qui vendait enfant des frati pour le compte de son grand-père boulanger en parcourant les rues
avec un bâton où les beignets avaient été enfilés, ou encore ce ténor contrefait qui, moqué par le
public, décida de chanter rideau baissé et emporta l’enthousiasme des spectateurs.
Il y avait aussi les amis de mes grands-parents maternels, tous livournais, déjà très âgés,
mais qui fréquentaient encore notre maison. Ils tenaient un magasin de charbon et les liens
d’amitié étaient très forts.

Je me souviens aussi de la presse italienne que je voyais et essayais de lire chez Ezio, le frère
de ma grand-mère, immigré de plus fraîche date, qui lisait régulièrement Il corriere della sera. Je
me souviens qu’il avait gardé des suppléments concernant l’histoire récente de l’Italie. L’un des
fascicules s’intitulait Il governo è marcio. Il tempo è maturo. Il m’en avait expliqué le sens et je ne
l’ai jamais oublié.

Il y a eu aussi un voyage chez la jeune sœur de ma grand-mère quand j’avais huit ans.
Découverte d’une autre planète ! J’avais des parents italiens. Le choc fut salutaire. Je prononçais
ma première phrase en italien (Come ti chiami ?). Il me faudra attendre cependant l’entrée en
quatrième pour en prononcer d’autres.

Il y avait aussi l’humour, que j’ai a posteriori identifié comme un trait italien. Rien n’était
jamais grave. La mémoire familiale pullule d’anecdotes du genre de celle-ci : Amedeo, mon
grand-père, victime d’un malaise, s’effondre. On le secoue, on le gifle, enfin on le ranime, on lui
fait de l’air, et là il dit : Credevo di essere sui bagni Pancaldi (prononcé Pancardi à la livournaise).
Il venait juste de frôler la mort.

Il y avait aussi les petits poèmes et les répliques que mémé Opelia savait de mémoire. Il y
avait du sérieux (poemi di Lorenzo Stecchetti) et du moins sérieux (Ciao Maria, Tu sei piena di
grazia e io d’acquavite, Tuo figlio è morto in croce, il mio in galera, Siamo due famiglie rovinate, Addio
Maria
).

Je ne me souviens pas d’avoir ressenti un quelconque orgueil d’être italien s’exprimer à la
maison. Nous étions d’origine italienne. C’est tout.

Le temps des questions et l’histoire de ma famille en France.

Ce n’est que parce que j’ai posé des questions (et je pense, avec le recul, que je n’en ai pas
posé assez) que j’ai appris l’histoire de ma famille, avec plus de précisions du côté maternel.

Les raisons du départ

On pourra parler d’émigration politique, mais avec des nuances. Du côté paternel, Alberto
était anarchiste – il a d’ailleurs donné des prénoms lourds de sens à certains de ses enfants
comme mon père Pietro, en hommage à Pietro Gori, ou mes oncles Oberdan et Ferrer. Il avait
été gazé pendant la guerre et souffrait de troubles respiratoires. Il quitta l’Italie avec toute sa
famille dès 1922.

Mon autre grand-père, Amedeo, était simplement un homme libre. Rescapé de Caporetto, il
ne voyait pas d’un bon œil les fascistes. Il s’aperçut très vite qu’il aurait du mal à travailler et à
vivre dans ce contexte. Après un premier voyage aux États-Unis comme matelot sur un bateau,
juste pour voir comment c’était, il revint convaincu qu’il lui fallait partir, mais pas si loin. Un de
ses amis se trouvait déjà à Marseille et l’affaire fut entendue. En 1924, toute la famille se trouvait
réunie à Mazargues.

Leur volonté de s’intégrer a été immédiate et totale. Aucun d’entre eux n’a fréquenté la casa
d’Italia
. Tous les deux ont demandé et obtenu la nationalité française pour eux-mêmes et pour
leurs enfants encore mineurs. Mon père racontait avec fierté qu’il était français par option, qu’il
avait choisi en toute conscience d’être français. Il garda toute sa vie son livret militaire comme
la preuve de ce choix fondamental pour lui.

Mes grands-parents

La première génération, tout en cherchant à s’intégrer, a recréé une petite Italie. C’était
les amis, les gueuletons du dimanche, les sorties à l’opéra. Les liens d’amitié s’étaient tressés
exclusivement avec des Livournais. Dans mon quartier, il y avait pourtant des Napolitains, des
Piémontais. Je m’avance un peu, mais je crois qu’ils éprouvaient une sacrée fierté à être toscans.
Ils ont toujours travaillé et n’ont pas rencontré de réactions de type raciste. Seule l’une de
mes tantes racontait qu’elle se battait à coups de sabots lorsqu’on la traitait de Sale bàbi. Il faut
dire qu’ils restaient à leur place.

Leurs choix politiques antérieurs les ont amenés à prendre des risques et à cacher des
militants antifascistes. La mémoire familiale rapporte l’histoire de Carlino, réfugié en France,
caché une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre (et même à Bastia chez Ezio, le frère
de ma grand-mère, lui-même condamné à mort par les fascistes) et qui fut trahi par l’un de ses
oncles, curé de son état, qui lui fit savoir qu’il ne risquait plus rien, qu’il pouvait rentrer dans sa
famille et qui fut immédiatement arrêté. Nous ne savons ce qu’est devenu Carlino.

Leurs enfants : mes parents

Du côté de mon père, l’autorité appartenait à mon grand-père. Mon père voulait devenir
jardinier, mais il fut maçon. Son intégration se fit par le travail, qu’il commença à onze ans, auprès
d’entrepreneurs locaux qui parlaient provençal. Mon père adopta le mode de vie marseillais
(façon de vivre et traditions culinaires) et partiellement la langue provençale, notamment pour
les outils et les gestes de son métier. Il s’est intégré dans les mouvements d’éducation laïque et a
pratiqué la course à pied. Il a contribué à la diffusion du volley-ball. Toute sa vie, il fut membre
du cercle laïc de mon quartier. Il s’est engagé politiquement après 1936 en adhérant au parti
communiste français. Il fut un acteur engagé, toute sa vie. Il fit la drôle de guerre dans les Alpes
maritimes, fut résistant à Marseille, occupa l’Allemagne en 1944 et fit sa part durant la guerre
d’Algérie en allant notamment garder la nuit le journal La Marseillaise menacé d’attentat par
l’OAS. Je me souviens aussi d’un matin où la porte de notre maison avait été peinte en rouge et
l’inscription OAS tracée sur le mur. Je crois que toutes les marques de son engagement dans la
vie civile étaient autant de preuves de son droit à être français.

À la fin de sa vie, il avait oublié la langue italienne.

Ma mère a toujours cultivé sa culture italienne. Elle parle encore bien, malgré ses quatrevingt-
treize ans, et pratique une langue charmante, marquée d’archaïsmes.

Les petits-enfants.

Nous sommes nés pour le plus vieux en 1922 et pour le plus jeune en 1981. Tous les cas de
figure sont représentés : l’oubli de la langue, le souvenir de quelques bribes d’italien, l’italien
réappris (nous sommes deux à avoir fait un cursus d’italien). Ceux qui se sont mariés ont épousé
des Français et nos noms de famille n’ont plus d’accent tonique. Il reste quelques traditions
culinaires. Le plat le plus représentatif de la tradition interne à notre famille est ce que mon père
appelait la « soupe-fricot ». Riche, jamais, ou presque jamais, la même, elle commence toujours
par un soffritto cipolla-carota-sedano dans l’huile d’olive, auquel on rajoute les légumes que l’on a à
portée de main, sans avoir peur de cuisiner aussi les légumes secs. En commençant avec le même
soffritto, on fait la viande en sauce. Nous continuons à faire la soupe de moules à la façon de
mémé/maman et aussi les gnocchi, nous les roulons sur une fourchette, comme mémé/maman.
L’été, la panzanella, bien huilée.
En février les cenci.
Le risotto, très riche en légumes.
Toutes les recettes de baccalà, en distinguant bien les provençales des italiennes.
Je fais souvent, en saison ou pas, les fagioli all’uccelletto.
Il y a tout de même un phénomène intéressant à observer : nous avons cherché à faire plus
italien en adoptant des recettes que jamais personne n’avait cuisinées à la maison, les pizze et les
pâtes à la bolognaise !

Nous habitons tous très loin les uns des autres. Je ne sais pas ce qu’il restera par la suite. Je
crois que l’intégration est en passe de s’accomplir.

Année de recueillement du témoignage
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