"Voglio il nonno ! Voglio il nonno..."

"Voglio il nonno ! Voglio il nonno..."

Cela m’évoque la fameuse phrase du film Amarcord de Fellini, lorsque le jeune homme crie du haut de son arbre désespérément et de façon récurrente : Voglio una donna. Mais moi, petite fille exilée à Monteux, c’est mon grand-père que je cherche.

1949. J’ai quatre ans. Arezzo en Toscane. La fin de la guerre. La misère. Les flux migratoires. Les Toscans émigrent en grand nombre. Avec Giuseppina, ma mère, vingt-six ans, nous prenons le train pour la première fois. Nous allons rejoindre Bruno, mon père. Il est depuis un an chez Maria, sa sœur, à Marseille, à la Porte d’Aix, où il est censé trouver du travail. Commence pour moi, Angelina, une histoire à laquelle je ne comprends rien. Tout comme je ne comprends pas cette langue mystérieuse.

La première conséquence de ce départ d’Italie est l’arrachement à cette terre et à mon grand-père qui me manque terriblement. D’où cette demande qui devient une plainte : Voglio il nonno, voglio il nonno. Me manquent nos promenades main dans la main dans les champs d’olivier, sur les chemins si beaux. Les collines caressantes. Les longs moments de complicité silencieuse lorsque nous gardons les cochons. La grande tranche de pain toscan sur laquelle on a écrasé une tomate arrosée d’un filet d’huile d’olive, le choix du concombre du potager qui complètera ce festin. Les couleurs, les senteurs, les sensations, les découvertes sous le regard aimant de ce nonno sont uniques. Je pressens que tout cela est à jamais perdu.

À Monteux, en exil, hors de tout. Je vis le mal-être de mes parents, leurs conflits, la précarité de la situation, je me blesse, nous sommes sans papier, on ne me fait pas soigner. Je ressens le rejet. La sollicitude de ma tante Maria, la villa d’Allauch, les beaux habits, les gâteaux, les poupées ne compensent rien. Dans la grande ville tout m’effraye.

Nous devons quitter Marseille, les quotas d’italiens sont dépassés. Nous nous retrouvons dans le Vaucluse, à Monteux. Une ferme maraîchère. Tout est grand, froid, vide. Le mistral me perturbe, il n’y a pas ce vent en Toscane. Lors de longues bourrasques gémissantes, j’ai l’impression qu’on m’appelle et c’est la voix de mon grand-père que j’entends. J’ai beau regarder la lune (mon père dit que c’est la même qu’en Italie, donc celle que voit aussi mon grand-père), rien n’y fait. Je me réfugie, me cache des journées entières dans les haies de buis, je chante, ne réponds pas quand on m’appelle. Je me fais gronder souvent. Je suis menacée de pension, moi qui suis en exil. Le soir, mon père, ma mère et moi nous serrons l’un contre l’autre devant l’immense cheminée pour avoir moins froid.

Mon père, carabiniere qui a déserté cette armée folle pendant la guerre, devient ouvrier agricole. Les temps sont durs, nous comptons nos quatre sous, si nous payons le bus pour aller faire « les papiers », nous ne pouvons plus acheter le pain. Alors mon père me porte sur ses épaules pendant les dix kilomètres qui nous séparent de la sous-préfecture, Carpentras.
Mais... dans cette ferme il y a monsieur Ulpat, le vieux propriétaire terrien qui ne peut plus travailler. Nous nous apprivoisons. Lui que personne n’écoute et moi qui ne comprends pas ce qu’on me dit. Moments de grâce sous le platane, près du lavoir. L’eau court, elle est chantante, dans le bassin rafraichissent l’Antésite et les melons. Ce vieux papé me régale, me gave de tranches de melons sucrés, et la plainte s’estompe.

Les années passent, mes parents quittent « l’agricole » pour « l’industrie », un travail à l’usine pour l’un, l’expédition de fruits pour l’autre. Ils rejoignent la colonie italienne installée dans le village, ils travaillent très dur, mais heureusement ils chantent. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore Campagnola bella, Bella ciao, Il mazzolin di fiori, Tu scendi dalle stelle o re del cielo, Madonna delle cime n’ont aucun secret pour moi et je connais bien mieux ces chants que mes cousins italiens restés au pays.

Je vais en classe, je travaille bien, mais tout suinte la « différence », je me bats même physiquement, je m’accroche, puis je me fais de bonnes copines, l’intégration est en marche... Les bàbis ou les macaronis-qui-viennent-manger-le-pain-des-français, Giuseppina, Brrruno, Angelina, laissent peu à peu la place à Angeline, Bruno et Joséphine. À la cantine scolaire, ma mère, madame Umanini, devient la gentille Nini que les enfants adorent et dont le souvenir est encore vivace. L’accent rocailleux persiste, persistera. Se transmettront aussi l’odeur et le goût de la sauce tomate.

Arrivent mes deux frères et dix ans après, nous avons assez de sous pour nous payer un billet de train, notre premier retour en Italie. Enfin.

Mon grand-père, il nonno, vit alors près de Florence, chez la seule fille qui n’ait pas émigré. Les filles aînées et les deux fils sont partis à l’étranger. Il est très vieux et ne reconnaît personne. Quand nous arrivons tous les cinq, il est assis au soleil de Pâques dans l’aire de la ferme ; ma tante Gina s’approche de lui, met ma main dans la sienne et insiste : Babbo, babbo, l’Angelina è tornata dalla Francia.... Alors ce très vieux monsieur s’est tourné vers moi, m’a observée longuement, avec attention, m’a embrassé la main et s’est mis à pleurer silencieusement.

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