Mes souvenirs de grand-père italien
Attilio Cini est né à Corregioverde, province de Mantoue en 1868 et décédé en 1926. Il figure comme anarchiste dans l’état signalétique du ministère de l’intérieur français en 1903. En 1905, il épouse Marie Dauverchin (décédée en 1972), de vingt ans sa cadette, fille d’un père normand et d’une mère belge (wallonne de Charleroi).
Le premier enfant du couple est ma mère, Yvonne, née en 1910 à Longwy, décédée en 1976. Elle épouse Charles Roth (décédé en 1963), né en 1899 à Lyon d’une mère provençale et d’un père alsacien (la famille avait quitté l’Alsace pour Lyon après la guerre de 1870.
Après ma mère, Attilio et Marie ont eu trois autres enfants qui ont eu à leur tour enfants et petits enfants. Le couple Attilio et Marie s’est beaucoup déplacé en Europe puisque les quatre enfants sont nés dans quatre lieux différents en à peu près quatre ans. Ces voyages étaient dus au métier de mosaïste de mon grand-père et au maintien des liens avec sa famille italienne installée à Turin où est né le deuxième enfant, mon oncle Edmond. La naissance de Maurice à Montélimar est fortuite, car c’est la guerre qui les a mis sur la route de l’Italie, mais la naissance de mon oncle est survenue avant d’arriver à la frontière.
Une rupture de deux ans a eu lieu en 1915, Attilio est reparti vivre à Turin avec les deux aînés, Yvonne et Edmond, alors que Marie restait en Normandie avec les deux plus jeunes. Puis le couple s’est à nouveau réuni et a vécu dans différents lieu en Normandie.
Au décès d’Attilio, d’un cancer de l’estomac, en 1926, ma mère avait seize ans. Elle a gardé des souvenirs très précis de son père. Elle en parlait comme d’un homme très proche de la nature lorsqu’ils vivaient au « Bas-de-crochet » dans une ferme isolée entre Alençon et Mortagne-au-Perche. Avant son décès, Attilio avait rédigé un manuscrit pour ses enfants, mais Marie a jugé, selon son opinion plutôt réactionnaire, qu’il fallait le détruire. Tout le monde sait qu’il a existé mais personne ne l’a lu excepté Marie. Après le décès d’Attilio, Marie a refait sa vie (pas très longtemps) avec un certain Raboisson que ma mère détestait. Ils géraient un hôtel à Rémalard (Orne), l’hôtel des trois rois, dont on voit encore des traces. Par coïncidence, Rémalard est aussi le lieu de naissance d’Octave Mirbeau.
Il existe au moins une photo de mariage du couple, qui trônait sur la cheminée de la grand-mère. J’ai appris par ma sœur que la mère d’Attilio est morte en lui donnant naissance ou peu après. Son père, Mansueto, s’est remarié et a eu d’autres enfants dont certains ont émigré aux États-Unis.
Depuis que j’ai eu connaissance de la qualité d’anarchiste de mon grand-père, j’imagine parfois sa vie dans cette période très active du mouvement en Italie puis en France. Je le vois en 1887 (il a alors dix-neuf ans) avec Giovanni Rossi dans sa coopérative agricole, car l’apprentissage de son métier de mosaïste étant terminé, une pause dans une activité différente permet de respirer. Puis je le vois suivre ce dernier au Brésil trois ans plus tard pour fonder la Cécilia… C’est peu probable et en tout cas personne, dans la famille, n’en a entendu parler.
En 1891, il a vingt-trois ans et je le vois participer au congrès régional des fédérations anarchistes du Piémont. Il voyage beaucoup pour l’exercice de son métier et rencontre peut-être Caserio avant que celui-ci ne trucide le président Sadi Carnot en 1894.
En 1897, il a trente et un ans et il a pu rencontrer Malatesta, mais je ne l’imagine pas adhérer à son courant très organisationnel, je le vois plutôt dans le courant individualiste… c’est l’époque des attentats en Italie comme en France et il a pu connaître Bresci qui a tué le roi Humbert 1er en 1900. Il s’éloigne un peu de son pays et vient restaurer des mosaïques en France où il se fait remarquer par la police, d’où son nom dans l’état signalétique du ministère de l’intérieur.
A-t-il connu Alexandre-Marius Jacob en passant par Marseille et est-il rentré dans son équipe de travailleurs de la nuit ? Son habileté manuelle et son goût pour les voyages ne rendent pas cette hypothèse impossible…
Je ne l’imagine pas dans le courant anarcho-syndicaliste car son métier indépendant, fait de contrats ponctuels, notamment dans des églises, lui offre la possibilité d’informer Jacob sur les biens du clergé et sur leur protection… je l’imagine aussi tenté par les milieux libres… mais en 1905 il rencontre Marie qui rompt avec sa famille pour suivre le bel Italien dans ses voyages. Ils vont attendre cinq ans avant de faire leur premier enfant et je soupçonne Marie d’avoir pensé à le rendre ainsi plus sédentaire. Pourtant elle le suit en Italie en 1911 pour accoucher de son deuxième enfant… C’est l’époque du décès de Pietro Gori et il rencontre peut-être la nouvelle génération d’anarchistes italiens, Luigi Fabbri ou Alberto Meschi. En 1914, ils retournent en Italie avec quatre enfants dont mon oncle Maurice né en route… c’est la Settimana rossa… puis en 1915, il retourne vivre en Italie sans Marie avec les deux « grands » pendant deux ans, ma mère et mon oncle avaient des souvenirs précis de cette époque, de l’école et de leur vie d’alors. Il a pu rencontrer Berneri, jeune militant et participer à la grande manifestation antimilitariste de Turin. Mais le couple se reforme avec Marie et ils s’installent en Normandie, dans le Perche.
En 1922, c’est le début de la campagne internationale en faveur de Sacco et Vanzetti, condamnés à mort aux États-Unis. Ses demi-frères installés en Amérique le tiennent informé des événements, et il rencontre peut-être Louis Lecoin ou May Picqueray, animateurs et acteurs de leur défense.
C’est aussi l’arrivée au pouvoir de Mussolini et l’émigration de nombreux compagnons anarchistes, j’imagine que certains ont dû passer par la ferme du « Bas-de-crochet » pour se mettre au vert. En 1924, le congrès des libertaires italiens réfugiés en France est organisé à Levallois-Perret, et il a pu y participer car les soins de son cancer à l’estomac avaient commencé à Paris où il est décédé deux ans plus tard… sa tombe est au cimetière d’Argenteuil.
Comme je ne sais pas grand-chose, voilà ce que j’imagine !
Gilbert Roth, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?