Fils de l’exil / hijos del exilio / figli dell’esilio
J’ai perdu quelque chose que je n’ai jamais eu.
Comme je ne l’ai jamais vu, j’ignore à quoi ça ressemble.
Merveilleux me dit-on, différent semble-t-il, et tellement triste de ne plus l’avoir.
Mais j’ignore à quoi ça ressemble.
Et j’en ai besoin.
Pour vivre, être complète, et me sentir bien.
J’ai perdu un pays.
Une nation.
Une identité.
Un bout de moi.
J’ai perdu une enfance dans un pays que je ne connais pas.
Avec cette langue que je connais si bien.
Des traditions vieilles de trente ans.
J’ai perdu des amis une famille qui sont restés là-bas.
Tous ces gens que je ne connais pas.
Que je pleure lorsqu’ils meurent parce qu’ils font partie de moi.
Qui vivent dans ma tête depuis des lustres déjà.
J’ai quitté mon pays en n’y allant pas.
Et j’ai grandi ici, en regardant là-bas.
Et j’ai grandi tordue, les yeux sur l’horizon.
Comment dit-on saudade en italien ?
J’ai perdu quelque chose que je n’ai jamais eu.
Je vais passer ma vie à le chercher en vain.
Pour le récupérer.
Me l’approprier.
Et constater enfin, après tant de fatigue.
Que j’aurais là-bas, perdu ce pays-ci.
L’espoir entre deux chaises.
Je suis fille de l’exil.
L’attente entre deux chaises.
L’exil est contagieux.
Héréditaire.
Il se fait en trois temps…
Premier temps : le débarquement
La guerre est finie et triste l’Italie. Il y a dans les campagnes comme un temps détenu. Dans les villes c’est pareil, plus rien n’est comme avant. La femme est fort jolie et l’homme dans la marine, ce sont mes grands-parents. Ils discutent longtemps et se demandent que faire. Ils décident bizarrement de traverser la mer. C’est un océan immense de vents et de tempêtes. L’homme est parti avant conquérir l’Amérique. Il s’installe finalement près de la Cordillère.
Mendoza.
Du vin.
Des terres.
Une grande maison avec une bibliothèque.
Ils avaient trois enfants. Naît une quatrième. Fruit du hasard sûrement. Elle c’est ma mère.
Ils vivent en Argentine comme au temps de l’Italie. Cuisinent du risotto, des pâtes, du minestrone. Ils lisent des revues de mode et s’habillent comme « là-bas ». Un là-bas angoissant, une perte éternelle, quelque chose de perdu, le début de l’exil.
L’Italie c’est fini. Perdus tous les amis, la famille et la langue.
Pourtant à la maison ils continuent d’y croire. Tissent des connaissances, font des fêtes folles, s’enivrent en mangeant, croyant qu’un jour peut-être…
Passent les années et vient la dictature.
Les yeux fermés ils n’y voient que du feu.
À deux pas de chez eux, dans un garage fermé, dans les cris étouffés par la radio hurlante, les militaires torturent.
Ils ne savent rien et ne veulent pas savoir.
Ils étaient royalistes dans l’Italie lointaine.
Et si, au milieu des carcasses, le fonctionnaire arrache des ongles et des cris, c’est certainement, pensent-ils, pour une bonne raison. Per qualcosa sarà, comme ils disent tout bas.
Leurs enfants grandissent au milieu de tout ça.
De l’Italie manquante, l’Argentine torturante.
La fuite à Buenos Aires où tout est identique.
Et les fuites suivantes. S’échappe le premier en Amérique du Nord. Médecin de sa fonction, c’est la fuite des cerveaux. En France suit la deuxième, amoureuse de Paris, elle enseigne le français avec délectation. La troisième s’éteint de ne pouvoir partir. En Espagne je nais, ma mère tient un café, non loin de Barcelone.
Deuxième temps : l’exil
Fils d’immigrés italiens, ils deviennent exilés.
Quelle est la différence ?
Il y a ce que l’on gagne. Il y a ce que l’on perd. La moyenne des deux.
Des années passées à devenir argentins.
Envolées à trente ans.
Et tout recommencer.
Quitter le pays, un pays en guerre. Quitter des amis jetés à la mer. Quitter des saveurs, des odeurs et des goûts. Les chansons d’une jeunesse qui ne sera jamais plus.
Et soudain tout s’arrête.
Le temps s’immobilise.
L’on devient argentin en dehors de ses terres. L’on demeure italien malgré toutes les frontières.
Dans les villes d’Europe, Barcelone ou Paris, ma mère et sa sœur rencontrent des gens comme elles. Échangent dans des salons les mêmes expériences et regrettent amèrement les horizons passés.
La musique comme un baume et Mercedes Sosa, Atahualpa Yupanqui et même Sui Generis. Les tangos de Gardel et ceux de Piazzolla, en buvant du maté avec un alfajor.
Alternant par moments au gré de leurs rencontres, le chuintement d’une Zanetti au coin d’une cuisine, un caffè à la main, la voix écorchée chante. Il y a dans l’éclat rauque des chanteurs italiens le souvenir subtil des films en noir et blanc, le sourire charmeur, unique, de Marcello.
Les lectures échangées, Borges ou Cortázar, Sabato, Benedetti pourtant uruguayen.
Il y a à l’extérieur comme une fraternité. On est tous argentins, même si l’on est chilien. L’espagnol nous unit, tout comme l’italien. Il y a de la magie qui n’existe que là. La pasta nous mélange. Et pourtant rien ne bouge.
Ce sont les mêmes chansons qui reviennent en boucle. Tandis que là-bas de nouveaux groupes se créent.
Et l’Histoire qui avance, les temps se modifient, la mode qui évolue et la langue aussi.
C’est un sillon nouveau qui se creuse sans fin. Les Argentins d’ici et ceux de là-bas. Lorsque ma mère enfin retourne en Argentine, trente années plus tard, c’est ringard et désuet, elle n’est plus de son temps. On ne dit plus ceci, on ne dit plus cela, tel chanteur est décédé et tant d’autres sont venus. Elle croyait pourtant se tenir informée, demeurée à la page, mais ce n’était qu’un leurre, une culture d’exilés.
Une culture d’exilés.
Elle pleure dès lors son Buenos Aires aimé, son Buenos Aires passé.
S’oublie en nostalgies de ce qui jamais plus.
Ne comprend pas très bien comment marche ce monde qui était pourtant le sien aux heures de sa jeunesse.
Ma mère est comme perdue.
La vie entre deux chaises.
Il y avait un avant.
Il y a ce maintenant.
Et l’espace au milieu.
Ce vide.
Pour toujours.
Un vide impossible à combler. Des années à la poubelle de l’oubli. Des années vécues dans un ailleurs au goût si différent.
Toujours insatisfaite de ce nouveau foyer, de cette nouvelle nation si dissemblable, toujours à se sentir d’ailleurs parce que l’accent est traître et réexpédie sans cesse.
– Vous avez un accent. Vous n’êtes pas d’ici ?
– Non, je suis argentine.
– Ah, ça doit être beau l’Argentine. Et pourquoi vous ne retournez pas chez vous ?
Pourquoi tu n’es pas retournée chez toi grand-mère ? En Italie.
Pourquoi tu n’es pas retournée chez toi ma mère ? En Argentine.
Pourquoi je ne suis pas retournée chez moi ? Où ?
C’est ici chez moi.
Mais j’ai perdu quelque chose.
Et je dois le retrouver.
Troisième temps : les fils de l’exil
J’ai grandi en espagnol, d’une langue maternelle qui colorait mon âme.
J’ai grandi en italien, d’une langue paternelle qui saupoudrait mes pâtes.
J’ai grandi de nostalgie nourrie, pleurant les Malouines que l’on avait volées, pleurant tous mes frères que l’on avait tués.
J’ai bu tous les matés dans la nuit si lointaine, me perdant dans Paris et poursuivant Marelle.
J’ai grandi dans l’espoir de retrouver ma terre.
Mes terres ?
Mais ma terre n’est pas mienne, c’est celle de mes ancêtres. Et je recherche en vain un visage inconnu.
Il y a ce manque en soi qui grandit.
Qui grandit comme une peine.
La peine de nos parents si tristes et si chagrins.
Et c’est les consoler que de les accompagner.
Je parlerai ta langue.
Je parlerai ta langue.
Tout ça ne mourra pas.
Tout ça ne mourra pas.
Les matés.
Le caffè.
Les gauchos.
Les machos.
Inodoro Pereyra.
Cesare Pavese.
Mafalda.
Umberto Saba.
Borges.
Les chiacchiere della nonna.
Cortázar.
Le panettone.
Les alfajores au chocolat.
Les sogni d’oro.
Les alfajores à la meringue.
Le dolce Torino.
Le cachamai.
Les escalopes milanaises.
La viande coupée à la cuillère.
Francesco Guccini.
Le chimichurri.
Lucio Dalla.
El Eternauta.
Claudio Monteverdi.
Le tango.
Francesco de Gregori.
Sui Generis.
Spaghetti alle vongole.
Seru Girán.
Ambarabà cicci cocò,
Les empanadas.
Trois poules sur une commode,
Les Luthiers.
Qui faisaient l’amour avec la fille du docteur.
María Elena Walsh.
Massimo Franciosa.
Et j’en passe.
Et j’en passe.
Tout ça ne mourra pas.
Tout ça ne mourra pas.
Parce que moi aussi je transmettrai l’exil.
Je continuerai l’exil.
À ma fille.
Sans ma fille.
Qui est née ici.
Qui me parle espagnol.
Elle aussi aura perdu quelque chose.
Mais qui sait que tout ça
Quelque chose qu’elle n’a jamais eu.
Est tapi au fond d’elle.
Que je n’ai jamais eu.
Elle ne l’a pas encore.
Mais qui lui manquera.
Elle le cherchera un jour.
À en souffrir.
À en souffrir.
À ne pas pouvoir en dormir la nuit.
À partir en exil pour rechercher ailleurs.
Un bout de soi.
Un bout de moi.
Un bout de moi.
Un bout de soi.
Un bout de toi.
Un petit bout d’elle.
Mon Argentine rêvée était comme un Paris d’antan. Il y avait des cafés et des intellectuels qui refaisaient le monde en écoutant Gardel. Il y avait des promenades de gens chics, un air haussmannien qui régnait alentour, des écrivains géniaux et des poètes non moins. Il y avait la meilleure viande du monde, les femmes les plus belles du monde et tout le monde sympathique. Il y avait la magie d’un pays torturé ébranlé déraciné qui sauvait la face dans des élans de majesté. De grandeur. D’élégance. Il y avait ce pays tout entier et surtout Buenos Aires qui vivait parfois la nuit aux avenues immenses. L’on pouvait à toute heure manger une empanada ou acheter un disque, il y avait de la vie, de la rage et tout à entrevoir. Il y avait de l’espoir créatif, du théâtre, des écrits.
Et quand j’ai atterri.
Après vingt ans de rêve.
D’illusions.
D’un pays inventé.
Je suis tombée en larmes.
Aux pieds de mon pays.
Détruit.
En ruine.
Si différent.
Il y avait les trottoirs en morceaux qui faisaient trébucher. Le souvenir à chaque pas d’une ville qui décline. Il y avait les immeubles vétustes d’un règne ancien. Des maisons fardées comme des putains tristes. Il y avait les écrivains morts et inconnus, ignorés d’un continent qui n’aimait plus ses fils. Il y avait toute la viande au départ des bateaux, pour nourrir l’exportation et ici la faim. Il y avait des villages clôturés de l’intérieur pour échapper aux pauvres. Des barbelés des miradors et la tristesse partout. Des enfants et des hommes ramassant des cartons la nuit venue tandis que le touriste achète des bibelots. Cartes postales de la Boca, la rue aux mille couleurs, il y a la mort partout mais cachée par des images. Que c’est beau l’Argentine s’écrient les vacanciers. Photographient les couples des tangos endiablés. Les pièces tintent au fond d’un vieux chapeau en feutre, les brocantes alentour liquident le pays. Car il n’y a plus qu’ici que le bandonéon existe. Il va falloir tout vendre pour sortir de la piste. Et quand la nuit tombée chacun rentre chez soi, le couple a bien dansé de quoi payer le loyer, le touriste s’en va avec des souvenirs. Et moi je reste là et tout ça me déprime.
J’ai mal à l’Argentine. Ça ne correspond à rien. Ni à l’idyllique souvenir d’un parent égaré. Ni au rêve chimérique d’un enfant fourvoyé.
L’héritage est amer et pourtant si puissant. Il y a comme une fierté à être fils de l’exil. Un voyage un passé par simple procuration. L’impression d’une Histoire à devoir préserver. Il y a la sensation de ne pas laisser mourir.
Ne pas laisser mourir.
Des langues et du sang
Ma voix tu sais
Ce n’est pas moi
Il manque toujours deux tiers
Deux tiers de moi
Que tu ne perçois pas
Pour que je sois entière
Porque mi voz
Para yo sea yo
Y para ser entera
Dovrebbe essere così
Nella pluralità
Triplicemente intera
Il y a l’impossibilité de dire. D’être soi dans la pluralité de la pensée, de l’être. Je suis fille de l’exil et des nombreuses cultures qui ont nourri mon âme et construit mes blessures. Et lorsque je parle si je n’use qu’une langue, il y a toutes les autres qui frappent à la porte. J’ai grandi en fragnol italagnol espalien, dans le mélange de ces langues autour d’une table bruyante où le cerveau bouillant il fallait tout comprendre.
Et maintenant, l’on me demande de choisir. Il me faut ne donner qu’une partie de moi-même. L’interlocuteur ami ne parle qu’une seule langue. Appauvrie désolée et amputée de l’idiome, je me sens toute petite au centre du discours.
Je voudrais te dire ce que tu ne vois pas
Le français conceptuel
Tient tête à l’espagnol
L’italien quant à lui se loge en nostalgie
Il y a une topographie
Des langues dans mes artères
J’ai grandi comme ça. Avec ces multiples voix en moi qui me répétaient sans cesse tu n’es pas française, tu n’es pas argentine, tu n’es pas italienne, tu n’es pas d’ici ni d’ailleurs, tu n’as pas de racines de patrie de maison. J’ai grandi en étant mal partout et bien nulle part. Sans savoir me définir, sans pouvoir me coller d’étiquette, et pourtant nous détestons tous les étiquettes. J’ai grandi comme j’ai pu, fragile, tordue, indéfinie, floue.
Maintenant je suis une grande fille, une femme, fragile tordue indéfinie floue.
Et ce n’est pas facile tous les jours.
J’ai longtemps fait semblant de croire que cette culture plurielle était une richesse. Qu’au lieu de n’être de nulle part j’étais de partout. Qu’au lieu de n’être rien j’étais tout. J’ai voulu croire en ma supériorité. Je suis tombée d’encore plus haut.
Et ce matin
J’ai ramassé mon cœur
À la petite cuillère
J’ai cherché partout
Dans les valises
Des souvenirs
Dans les albums
D’un autre temps
La trace infime
De quoi ?
J’ai ramassé mon cœur
À la petite cuillère
Je cherche en vain
Un creux
Un vide
Une absence
Un manque
Et toi
L’enfant polyglotte sans cesse torturé aux bancs de l’école qui toujours interroge :
– Nationalité ?
– Franco-italo-argentine.
– Comment ça ?
– Ma mère est argentine de parents italiens.
Mon père est italien mais vivait en Argentine.
Ma mère a épousé un Français de passage.
À la mort de mon père il nous naturalisa.
Je suis née en Espagne où vaut la loi du sang.
Mais c’est au Mexique que j’ai passé mon temps.
Dans une école française.
Où l’on nous enseignait :
Nos ancêtres les Gaulois.
Nos ancêtres les Aztèques.
Le drapeau bleu-blanc-rouge.
Le drapeau vert-blanc-rouge avec un aigle en son milieu.
Alternativement…
Pourquoi ?
Album de famille
Il y a sur les photos comme une espièglerie. Des photos qui voyagent depuis plus d’un demi-siècle. De bateaux en avions en longs déménagements. Les regards impassibles imperturbablement. Il y a sur les photos la trace d’une lignée. Je suis issue de là, ceci est ma famille. Et pourtant le papier glace d’indifférence.
Mais qui sont ces visages qui flottent dans ma tête ?
J’ai le nez italien hérité de ma grand-mère. Quelque chose du regard de cette femme en blouse claire. Il y a sur cette photo comme un air de famille. Quelques morceaux épars de mon identité. Il y a cette journée, de soleil ou de pluie, où chacun a décidé qu’il fallait un portrait. C’était la mode peut-être, il fallait faire ainsi. Les valises bien rangées, ce n’était pas encore la guerre. L’Argentine était loin et aussi l’après-guerre. Il y a sur cette photo la tranquille certitude de n’être qu’Italiens dans un monde immobile.
Et pourtant, immigrés ils sont en devenir.
Et pourtant exilés, ils ne pourront revenir.
Des petits bouts de moi s’éparpillent au vent.
Des petits bouts de vide s’envolent dans les airs.
Des petits bouts de rien remplissent tout mon corps.
Et je me demande bien que faire de tout cela.
Samantha Barendson, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?