Une famille frioulane
J’ai le sentiment que nous ne sommes pas les artisans exclusifs de nos existences et que nos destins sont étroitement liés à l’histoire de nos ancêtres. En ce qui me concerne, je sais que le lien culturel, linguistique et affectif qui m’attache à l’Italie est essentiel dans ma vie. Par ailleurs, le Frioul[1], région d’origine de mon ascendance paternelle est, depuis des siècles, une terre d’émigration. Aussi, toute question sur quelque membre de ma famille renvoie à des récits plus ou moins douloureux de départs, de séparations, de voyages, d’allers et de retours. L’histoire de mes ancêtres (et par conséquent ma propre histoire), s’inscrit, se confond même, dans cette problématique de l’immigration.
Aujourd’hui s’offre à moi l’opportunité de rendre hommage aux générations passées, à travers quelques récits de leurs humbles existences qui m’ont été contées tantôt par mon père et ma tante Lydia, tantôt par mes grands-parents Attilio et Maria.
Il est possible d’envisager l’émigration sous des facettes très différentes.
Ainsi, on peut apprendre dans les livres que l’émigration italienne, et frioulane en particulier, a connu la plus forte accélération à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle.
Mon étude quant à elle cherchera à mettre en évidence la « culture de l’immigration » italienne, et plus précisément celle du Frioul. Elle s’attachera donc à montrer pourquoi il apparaît plus juste de parler de tradition plutôt que de phénomène.
Depuis près de vingt ans, chacun de mes « pèlerinages » au Frioul a enrichi mes connaissances, les anecdotes sur l’émigration de ma famille à travers les générations.
De ces nombreuses discussions, j’ai pu constater l’ampleur de l’immigration puisque la quasi-totalité des familles ont des parents résidant ou ayant résidé à l’étranger.
D’après l’expérience d’Attilio (mon grand-père), outre leur savoir-vivre, les immigrés italiens se caractérisent par un goût prononcé du travail. Ils apparaissent réputés en maçonnerie et dans la taille de la pierre principalement.
C’est à cette même diaspora que je dois mes origines.
Le surnom de ma famille, « Tel » dans le village de Forgaria, vient de mes ancêtres grecs, des commerçants de tissu qui s’étaient installés en Italie pour y faire fortune. Aujourd’hui, aucun membre de la famille ne saurait en dire davantage. Sans doute parce que cette immigration remonte à plusieurs siècles.
Le témoin matériel le plus ancien dont a hérité mon père et qui se rapporte à la famille est une affiche publicitaire de liqueur, aujourd’hui fièrement exposée sur le placard de notre cuisine.
L’inventeur de cette boisson herbacée eut son heure de gloire, succès relatif qui, comme me l’a expliqué mon père, n’évitera pas toutefois à son fils Leonardo (arrière-grand-père de mon père) d’émigrer aux États-Unis dans les années 1860.
Grâce à ses qualités de tailleur de pierre, ce dernier amasse une petite fortune. Lorsqu’il revient en Italie, vers 1906, environ quarante-cinq ans après, il s’établit à Forgaria où il décide d’acheter des terres et d’y construire deux grandes fermes.
Les Pascuttini sont à cette époque au sommet de leur réussite, laquelle se concrétise dans la charge de maire du village qu’occupe Leonardo.
Toutefois, le sens des affaires n’étant pas héréditaire, ses fils Giovanni, Pietro, et Gidio ne savent pas faire fructifier le bien familial. Cette génération dilapidera donc en affaires douteuses et mal conduites (selon ma tante) la fortune qui leur avait été léguée.
C’est pour cette raison, comme me l’a longuement expliqué Lydia, que leurs descendants prennent tous le chemin de l’émigration.
Du plus loin que mon grand-père se souvienne, ses frères Renzo, Luigi et Pascalin (Pasquale en italien) partiront s’installer définitivement en Argentine à l’âge de vingt ans. Ils connaîtront une réussite mitigée dans l’industrie des transports.
Après l’euphorie de l’après-guerre, l’Argentine sombre dans la crise économique et les oncles de mon mère survivent difficilement.
Seul Luigi reviendra au village, âgé et malade, pour mourir dans son village natal.
Leur sœur, Norina était allée rejoindre son mari aux États-Unis où elle vit encore aujourd’hui.
Ses deux filles, elles, vivent au Canada. Fatalité de l’émigration ? Une tradition ? Certes.
La seconde sœur, Cecilia est la « gardienne du temple », comme elle aimait à dire.
Elle connaît le travail des champs et a pour tâche de garder la casa et de prendre soin de la mère qui mourra en 1976. C’est au cours de la même année qu’a lieu le terrible tremblement de terre qui achève la dislocation de l’héritage par la réquisition forcée des terres, en vue de la reconstruction antisismique du village.
Les frères et sœurs sont au nombre de six. L’aîné des enfants, Attilio, connaîtra quant à lui un destin bien différent.
Malgré son grand âge (quatre-vingt-dix ans), mon grand-père Attilio se souvient encore de certains éléments propres à son émigration.
Il a une dizaine d’années lorsque, dans les années 1920, on le sépare de ses frères et sœurs, de ses parents : il est confié à un oncle qu’il connaît alors à peine pour aller travailler en France.
Un matin d’hiver, alors qu’il s’adonne à des jeux d’enfant dans la cour d’école, on vient le chercher pour le plonger dans le monde des adultes.
La transition est brutale puisqu’il doit partir le jour même. Pour les émigrants italiens, l’embauche a souvent lieu avant même leur départ (ce qui est le cas d’Attilio) ou sur place, dès leur arrivée dans le pays.
L’emploi qu’il obtient est peu gratifiant compte tenu d’une absence totale de qualification : il doit porter des briques, lui qui connaît seulement le travail des champs.
Même si personne ne veut l’avouer, j’ai appris par mon père que dans la famille, la terre est synonyme de misère et de désespoir. Cela explique donc pourquoi aux yeux de mes grands-parents, mon père a « raté » sa vie parce qu’il travaille dans le secteur agricole.
Par contre, mon oncle Pieri est l’incarnation même de la réussite pour ses parents. Il travaille dans le bâtiment pour une grande entreprise internationale, Bouygues, et surtout, il possède une maison, conduit de belles voitures : des symboles de réussite par excellence, toujours selon les critères bien personnels d’Attilio et Maria.
En 1935, Attilio revient en Italie, à Forgaria où il épouse ma grand-mère, Maria Barazzutti, originaire elle aussi du Frioul.
Cependant, le couple ne reste pas au village et repart pour la France, pour des raisons économiques.
Mon grand-père trouve un emploi dans la maçonnerie, à Poitiers, et Maria devient couturière à domicile. C’est ainsi que la sœur aînée de mon père, Lydia naît en France.
Peu de temps après, la famille est séparée, pour des raisons politiques cette fois. En effet, le Pacte d’Acier signé en 1939 entre Mussolini et Hitler rend les émigrés italiens indésirables sur le sol français.
Maria retourne vivre à Forgaria, dans la maison familiale tandis qu’Attilio part pour l’Allemagne. Il n’avait pas le choix. Il devait subvenir aux besoins de sa famille, mais cherchait aussi à échapper à l’enrôlement forcé dans les troupes fascistes mussoliniennes.
Il ne revient dans son pays natal qu’à la fin de la guerre. Trois autres enfants naissent entre 1946 et 1953 (naissance du benjamin Valerio, mon père).
La même année, la situation économique en Italie ne permettant pas de rester dans le pays, mes grands-parents reprennent le chemin de l’exil.
Toutefois, la crise du logement dans la France de l’après-guerre les contraint à laisser les enfants au Frioul. La « gardienne du temple » (Cecilia) devient alors la mère de substitution des quatre enfants, surtout pour Valerio qui n’a à l’époque que quelques mois quand sa mère émigre (à nouveau). La grand-mère représente, elle, l’autorité.
Les frères et sœurs grandissent donc à Forgaria, dans le respect des traditions paysannes.
La relation parents-enfants n’existe, quant à elle, qu’une fois par an lorsque Attilio et Maria viennent passer le mois de congés payés au village.
Aujourd’hui, Attilio et Maria sont retraités et vivent à Forgaria.
Ils ont acheté une petite maison qui se trouve sur la colline qui, auparavant appartenait à la famille et où mon père avait l’habitude de porter les chèvres paître. Ces souvenirs sont encore très présents dans l’esprit de mon père surtout et il maudit aujourd’hui encore cette terrible année 1976 qui a fait perdre toutes les terres à la famille.
Lydia a repris le flambeau. Elle perpétue la tradition de garder la maison, de s’occuper des anciens.
Son destin semble calqué sur celui de « la Cecilia », cette tante qui l’a élevée.
Après quelques années passées en France, Antonietta est revenue vivre au Frioul et s’est mariée.
Pieri est installé dans le Gers, marié à une Française (d’origine frioulane !). Il est devenu chef de chantiers internationaux, ce qui implique une absence de neuf mois sur douze de son foyer.
Poussé par la curiosité, mon père arrive en France, âgé de dix-sept ans, dans l’espoir de connaître enfin ses parents.
Ce départ marque le début d’une expatriation définitive. À quarante-huit ans, il semble être un exemple d’intégration réussie.
En effet, afin de ne plus subir le racisme « anti-rital », il parle aujourd’hui le français sans accent, alors qu’à son arrivée en 1970, il ignorait totalement cette langue.
Ce racisme dont il a souffert se retrouve dans les anecdotes qu’il m’a un jour racontées.
À son emménagement dans le Var, il entre un jour dans un bar de village d’où il est jeté dehors quelques minutes après par le patron. Ce dernier refuse de servir un rital, un « facho ».
Lorsqu’il épouse une Française, dans son désir inconscient d’adaptation (?), il connaît là aussi des problèmes pour se faire accepter de ses beaux-parents. Des années après la guerre, le souvenir de l’Italie alliée à l’Allemagne fasciste restait gravée dans les esprits.
Influencé par les difficultés qu’il rencontre, mon père ne jugera pas opportun de nous transmettre sa langue, synonyme de nostalgie, de souffrance, de discrimination.
Ce qu’il considérait donc comme un handicap serait pourtant selon moi une réelle richesse.
Qu’elle soit motivée par des raisons politiques ou économiques, l’émigration a toujours pour conséquence la dispersion des familles.
De plus, au terme de l’enquête sur mes ascendants, force est de constater la répétition de scénarios de vie sur plusieurs générations.
Cette étude met donc en évidence une « culture de l’émigration », c’est-à-dire une tradition, plus forte en Italie que dans d’autres pays d’Europe.
[1] Le Frioul Vénétie Julienne est une région du Nord-Est de l’Italie, frontalière avec l’Autriche et la Slovénie, entre les Alpes au nord et l’Adriatique au sud. Elle inclut quatre provinces : Udine, Pordenone, Gorizia, et Trieste.