Mestre ? Ma allora, lei è italiano ! No, sono francese, ma...
Scène 1
Il y a bien vingt-cinq ans de cela, sur l’autoroute Milan-Venise, au mois de juillet, non loin de Venise, en direction de l’ex-Yougoslavie. Nous sommes un petit groupe de Français, à la recherche de chambres d’hôtel pour la nuit. Au bord de l’autoroute se présente un bâtiment de l’office de tourisme, avec, écrit sur la façade :
Réservation de chambres d’hôtel.
C’est exactement ce qu’il nous faut. Et, en plus, la jeune femme de l’accueil parle un excellent français. Nous expliquons ce que nous voulons : pas de problème et elle téléphone pour réserver nos chambres. Combien de temps ? Une nuit. Combien de personnes ? Six adultes, deux enfants. Tutto bene. À quel nom fait-on la réservation ?
Et je réponds : Mestre.
Sourire de l’hôtesse :
– Non, Mestre, c’est la ville où se trouve votre hôtel, mais votre nom, à vous ?
– Mestre. (Que puis-je dire d’autre ?)
Petit sourire condescendant, petite pointe d’agacement aussi.
– Je veux simplement connaître votre nom.
– Mestre, dis-je pour la troisième fois et, comprenant la situation, je sors ma carte d’identité.
– Regardez, là, c’est écrit : non nom est bien Mestre. M.E.S.T.R.E, C’est comme ça.
Alors, grand éclat de rire de l’hôtesse et, conversation désormais très détendue avec la voix à l’autre bout du fil :
– Sì, sì, te lo dico, il signore se chiama Mestre, sì, è vero, comme la città, … etc.
Une demi-heure plus tard, à l’hôtel, tout le monde sait qu’il y a un Français avec un nom plutôt amusant, puisqu’il se nomme Mestre, « comme la ville ». Imaginez un peu un monsieur Marseille, Lille, Lyon, etc.
Scène 2
Fin de la scène, mais début d’un nouvel épisode. Pendant longtemps, je ne me suis pas du tout préoccupé de « mes origines » : là j’en prends conscience, et en même temps, du paradoxe.
Mes grands-parents maternels sont tous deux originaires du Piémont, venus en France vers 1895, tous deux à Marseille. Elle, Cristina Dalmasso, vient de Chiusa di Pesio, petit village au débouché du val Pesio, au nord des Alpes maritimes, tout proche de l’actuel Parc national du Mercantour. Lui, Antonio Viale, est originaire de Venasca, à l’est du Queyras. Adolescents, ils quittent leurs villages respectifs, viennent à Marseille : il devient maçon, elle travaille aux emballages, chez Rivoire et Carré, une grosse usine de fabrication de pâtes (atavisme ?). Ils habitent Les Caillols, s’y rencontrent, se plaisent. Il paraît qu’Antonio (désormais Antoine) valse comme un Dieu et qu’il est assez joli garçon. D’après quelques photos de l’époque, ce n’est pas faux. En tous cas, ils se marient et, en 1912, naît Simone Viale, ma mère.
1915 : l’Italie entre en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche et Antonio, qui est toujours Italien, doit aller se battre contre les Autrichiens, dans ces Dolomites que je découvrirai plus tard. Il n’en a pas très envie, déserte, quitte la France pour l’Espagne, puis Cuba et les États-Unis. À New York, il est accueilli au sein de la communauté italienne émigrée, trouve facilement du travail, voyage (va jusqu’au Canada) veut faire venir sa femme : elle refuse. Il rentre à la fin de la guerre.
À dix-huit ans, Simone Viale épouse Antonin (décidément, c’est un prénom qui plaît aux femmes de la famille) et devient Simone Mestre. Après une sœur, née en 1941, je viens au monde en 1947, moi, désormais Michel Mestre. Mais Mestre, c’est le nom de mon père, et il n’est pas du tout d’origine italienne, lui, plutôt du sud-ouest à ce que l’on dit. Il reste que le patronyme Mestre est perçu, en Italie, comme un patronyme tout à fait « local », alors que mon ascendance italienne vient de mes grands-parents maternels.
Scène 3
Bien des années plus tard, je suis allé des dizaines de fois en Italie, partout, ou presque, beaucoup dans les Dolomites, où je parle parfois italien, souvent allemand, où les germanophones croient que je suis italien, les italophones considérant que je suis allemand (parce qu’ils voient tout de suite à mon accent que je ne suis pas italien : et dans la région, qui n’est pas italien, est allemand, voire autrichien).
J’aime bien le sud, également, où on a tendance, là aussi, à me prendre pour un Allemand : je fais alors le méchant et je dis avec le plus de naturel possible : « Per favore, parla italiano. Io, non sono tedesco, ma francese, e non capisco il tedesco ».
Moi qui suis enseignant d’allemand !
Je connais presque toutes les grandes villes, j’aime de plus en plus ce pays qu’étudiant j’abhorrais, pour une sombre histoire (pourquoi sombre, elle est plutôt lumineuse) de baiser volé en pleine rue à ma future femme et qui m’avait attiré les foudres d’une matrone florentine : on ne plaisantait pas avec le sexe (?) dans les années soixante, en Italie.
J’aime les paysages de l’Italie, ses montagnes (et pas seulement les Dolomites), ses richesses artistiques, j’adore la cuisine italienne : les Italiens me plaisent, je me sens bien chez eux. Petit à petit, après avoir appris, sur le tas, un italien basique qui ferait se dresser les cheveux sur la tête du premier italianiste venu, j’ai amélioré (un peu) mon italien en prenant des cours. Maintenant, quand on me le demande, j’ai un discours très au point.
–Mi chiamo Mestre. Sì, sì, come la città vicina di Venezia.
– Ma allora, lei è italiano ?
– No, no, francese, ma, lo sa, in fatto Mestre, e il nome di mio padre, lui e francese, normale (?). Ma sono un poco piemontese, perquè il mio nonno si chiamava Viale e lui era italiano. E per la nonna era Dalmasso il suo nome… Tutti due sono del Piemonte e …etc.
Cette histoire, j’ai dû la répéter quelques dizaines de fois : elle peut durer deux minutes, ou beaucoup plus avec des variantes, selon les gens avec qui je parle, le lieu, l’heure, la quantité de rosso ou de bianco que j’ai avalée. Je dois même pouvoir la dire sans fautes, ou presque.
Alors, vous savez, Mestre, Viale, Dalmasso, comment je m’appelle, si je suis français, italien ou autre, puisque j’aurais pu être américain, cela n’a pas beaucoup d’importance. Comme le disait souvent mon père, en patois provençal, cette fois :
– Ieu, siou lou mestre ! Et basta.