Les langues de mes ancêtres
Petite-fille d’Italiens par ma mère, je voudrais témoigner ici de la situation linguistique complexe qu’ont connue et transmise mes ancêtres.
Mes grands-parents sont arrivés en France, à Nice, dans les années vingt. Ils étaient tous deux piémontais. Mon grand-père était originaire d’une vallée très proche de la frontière française, dans les Alpes maritimes, la Valle Gesso. Certaines de ces vallées frontalières de la France, et c’était le cas de la sienne, sont de parler occitan. Ma grand-mère, en revanche, était de la région de Mondovì, ville proche de Turin, et donc linguistiquement piémontaise. Comme beaucoup d’Italiens arrivés à Nice dans ces années-là, mes grands-parents ont tous deux travaillé dans l’hôtellerie, et c’est là qu’ils se sont connus. En arrivant à Nice, les étrangers avaient un véritable choix à faire : apprendre le français ou le niçois. La ville de Nice, en effet, a eu la caractéristique d’être intégrée à la France tardivement, en 1860, et de connaître une politique linguistique moins sévère à l’égard des langues locales que dans le reste de la France. Le niçois est longtemps resté une langue à part entière, parlée non seulement par le peuple mais aussi par la bourgeoisie et la noblesse. Cette langue, longtemps, n’a pas eu le statut inférieur de dialecte. Mais apparemment, cette situation était en train de changer dans les années vingt, et mes grands-parents ont été vivement encouragés à parler français par leurs employeurs, même si le niçois était constamment parlé autour d’eux, et leur est vite devenu familier, eux qui étaient habitués à un bilinguisme permanent.
Car la situation linguistique de mes grands-parents n’était pas simple avant leur arrivée en France. Si mon grand-père parlait le valdierese, ce dialecte occitan, dès qu’il se déplaçait, ne serait-ce que d’une vingtaine de kilomètres, il se trouvait dans l’aire linguistique du piémontais. Un piémontais, certes, moins pur que celui de Turin mais qui n’en était pas moins du piémontais et non pas un dialecte occitan. Mon grand-père et sa famille étaient donc habitués, dès qu’ils se déplaçaient ou qu’ils parlaient à des étrangers à leur vallée, à utiliser le piémontais, qui leur était aussi naturel que leur dialecte natal, si bien qu’ils passaient de l’un à l’autre avec un naturel stupéfiant, que j’ai vu à l’œuvre dans mon enfance. Ma grand-mère, quant à elle, ne parlait que le piémontais. L’italien, pour tous deux, était la langue de l’école, école qu’ils avaient assez peu fréquentée. C’était la langue de l’écrit, mais ce n’était en aucun cas une langue de communication. Ils comprenaient parfaitement l’italien, savaient le lire, mais le parlaient en commettant de nombreuses fautes, et avaient beaucoup de difficultés à entretenir longtemps une conversation dans cette langue. Comme si un ressort sautait, ils se remettaient spontanément à parler en piémontais, dès qu’ils pensaient pouvoir être compris de leur interlocuteur. En arrivant en France, d’ailleurs, les finales en [e] des verbes français, leur rappelaient les finales du piémontais et ils se sentaient assez vite à l’aise en français. Quand plusieurs années après, on comparait le français d’un Piémontais et celui d’un membre de la communauté des Italiens du sud, Calabrais en particulier, assez nombreux à Nice, la supériorité linguistique des Piémontais en français était évidente. S’ils conservaient toujours un accent, en particulier ce chuintement caractéristique des Piémontais, qui avaient du mal à distinguer le [s] du [š], ils étaient parfaitement compréhensibles et ne choquaient pas l’oreille des Français de souche, parce que leur langue n’était pas phonétiquement très éloignée du français.
Le français, une fois écarté le niçois, était, de toute façon, pour les Italiens en général, et pour les Piémontais en particulier, un choix presque obligatoire. Le foisonnement des dialectes italiens est tel que presque aucun Italien n’était en état de parler spontanément dans une langue commune avec un compatriote. Les Piémontais parlaient entre eux en piémontais, certes, mais mon grand-père et ma grand-mère, distants, par leurs villages d’origine, d’une soixantaine de kilomètres, n’avaient pas de langue spontanée commune. Dès qu’ils se sont rencontrés, ils se sont donc parlé en français, et ont toujours, ensuite, parlé français entre eux.
C’est pourquoi ma mère n’a appris que le français. Ses parents ne lui ont pas transmis leur langue. Ou plutôt, le phénomène a été plus complexe. Régulièrement, sauf pendant les années de guerre, ma grand-mère accompagnée de ma mère (mon grand-père a disparu très tôt) se rendait dans sa famille piémontaise, et là le piémontais était de rigueur, même si les Piémontais étaient toujours capables de comprendre un peu le français de ma mère et de lui dire quelques mots dans cette langue. Ma mère n’a donc pas appris à parler piémontais mais a baigné dans cette langue et appris à la comprendre. Ce phénomène que je connais aussi personnellement, est sans doute insuffisamment étudié. La connaissance passive d’une langue est très mystérieuse. Le piémontais a pour ma mère, encore plus que pour moi, une familiarité immédiate. Quand nous l’entendons, nous ne le traduisons pas, nous le comprenons spontanément, et comme tous les Piémontais, nous ne sommes pas arrêtés par des différences de conjugaison ou de vocabulaire liées à des nuances régionales. Nous comprenons, en bloc et en détail, cette langue. Nous pouvons même chanter des chansons apprises en piémontais. Et pourtant, impossible de faire une phrase ! Impossible de répondre spontanément en piémontais à un Piémontais que nous comprenons parfaitement ! Cela tient-il au fait qu’il s’agit d’une langue régionale, qui ne passe pas par l’écrit et qui nous apparaît donc sans règles qui puissent s’apprendre de façon abstraite ? Il m’est impossible de répondre à cette question, alors même que je fais l’expérience de cette situation.
Et qu’en est-il de l’italien ? Comme on peut le constater, il n’a que fort peu compté pour mes ancêtres. Les parents de mon grand-père sont venus en France dans les années trente, quand leurs enfants mieux installés les ont appelés auprès d’eux, selon la vieille logique du regroupement familial. Ils n’ont jamais appris le français et ne parlaient entre eux et avec leurs enfants que leur dialecte occitan. Pendant la guerre, la mère de mon grand-père, vivait avec son mari dans un immeuble près de la gare de Nice, en face de l’hôtel où un certain nombre de juifs étaient rassemblés avant d’être emmenés dans les trains de la déportation. Or, la cour de son immeuble était commune avec celle de l’hôtel. Elle avait donc entrepris de faire passer des messages écrits que les futurs déportés jetaient par la fenêtre dans la cour, aux amis ou aux parents qui la contactaient. Pour cette raison, elle fut interrogée par la Gestapo, accompagnée pour l’occasion d’un interprète italien. Or, celui-ci ne comprit pas un mot de ce qu’elle disait. Sans doute n’y mettait-elle pas beaucoup de bonne volonté. Mais cet homme finit par lui demander en italien : « Lei non è italiana ? » Ce à quoi elle répondit dans son dialecte occitan et avec fierté : « Sun pa ‘taliana, sun piemunteisa ! ». L’italien ne faisait pas partie de son horizon mental et elle ne savait pas qu’elle parlait occitan[1] : sa seule revendication d’appartenance allait vers le piémontais.
Ces immigrés fort peu italiens se mettaient donc facilement au français. Il faut aussi mettre sur le compte de leur adhésion immédiate à cette langue, une grande admiration pour la nation française et pour sa langue. Mais ce phénomène a touché surtout les hommes. Mon grand-père s’est attaché à apprendre le français le plus parfaitement possible, il a pris la nationalité française dès qu’il l’a pu et n’écoutait La Marseillaise que debout. Très vite, s’il avait le choix, il lisait un journal ou un livre en français plutôt qu’en italien. Sa sœur, en revanche, arrivée en France dans les mêmes années que lui, a conservé la nationalité italienne et a toujours entretenu son dialecte et le piémontais, qu’elle a toujours parlés parfaitement, conservant même l’italien pour l’écrit. Si à Nice elle lisait Nice-Matin, aussitôt arrivée en Italie, elle nous envoyait acheter La Stampa, le journal de Turin, et nous a toujours écrit des cartes, pour nos anniversaires, en italien. Quant à ma grand-mère, qui n’a pris la nationalité française que par mariage, donc sans choix, elle est un cas assez spectaculaire. Très vite, elle a adopté le français, n’écrivait et ne lisait qu’en français. Son français écrit était phonétique, mais c’était le cas de tous ses compatriotes et de bon nombre de Français de son âge (elle est née en 1903). Elle lisait beaucoup de livres religieux, des missels, des vies de saints, car elle était très pieuse, et n’en possédait que fort peu en italien. Très vite, le français a pris le pas sur toutes les autres langues. Quand elle retournait en Italie et parlait avec son frère, elle écorchait terriblement le piémontais, ne trouvait pas ses mots, finissait par éclater de rire devant son impuissance à parler sa langue natale. Or, elle nous a réservé une grande surprise. À l’âge de quatre-vingt-douze ans, elle a fait une chute et a été transportée à l’hôpital. Nous allions la voir tous les jours, ma mère et moi. Or, un jour, à notre arrivée, une jeune infirmière vient vers nous et nous dit : « Il se passe quelque chose, la dame parle une langue bizarre, nous ne la comprenons plus depuis ce matin ». Nous arrivons dans la chambre, ma grand-mère, pleine d’entrain, nous accueille avec le sourire et se met à nous parler… en piémontais ! Mais le piémontais le plus pur, sans fautes, avec les subjonctifs là où il le fallait et l’élocution la plus fluide. Nous étions médusées. Le premier étonnement passé, nous lui avons parlé en français, à cause de notre handicap personnel en piémontais. Elle nous comprenait mais répondait seulement en piémontais. Peu à peu, nous nous sommes aperçues qu’elle n’avait pas seulement fait un saut linguistique : elle était aussi retournée en enfance. Elle nous a raconté des anecdotes de pommes volées, et nous disait qu’elle craignait fort de se faire gronder par son père… Elle était volubile et joyeuse comme une enfant avec un débit « libre » que nous ne lui avions jamais connu. Le lendemain, quand nous sommes revenues, elle était morte. Nous nous en sommes voulu de ne pas avoir compris que ce retour à la langue natale était le signe de la fin, mais l’immense peine qu’elle nous a faite, en nous laissant, était un peu atténuée par la joie de l’avoir vue si heureuse dans sa langue maternelle, elle qui, de toute la famille, semblait être celle qui avait le plus renoncé à ses racines.
Il faut maintenant parler de la seconde et de la troisième génération, de ces « enfants d’Italiens » qui ont cessé d’être piémontais pour devenir des « Italiens » dans la mesure même où ils vivaient en France. La France, en effet, terre d’accueil peut-être, en tout cas terre d’immigration, ne comprend rien aux subtilités linguistiques régionales ni à la complexité des rapports avec une langue maternelle qui n’est pas celle du pays. En France, le français est roi et même dans nos terres du sud, où les parlers occitans tentent héroïquement de se maintenir, on est tout de même environné, en règle générale, par un monolinguisme radical. C’est ce qui rend les Français quelque peu hostiles à l’égard des étrangers qui conservent leur langue entre eux. Ils ont du mal à comprendre ce qu’une langue des origines peut avoir d’affectif et ont en général une opinion particulièrement méprisante à l’égard des dialectes. C’est donc en arrivant en France que mes ancêtres sont devenus des « Italiens » et ont cherché le plus vite possible à se faire français. Ils ont eu à subir, essentiellement durant les années de guerre, l’hostilité que l’on portait alors aux Italiens. Ma mère a donc gardé en elle l’idée qu’elle était « italienne ». Et n’ayant jamais valorisé le piémontais, n’ayant jamais eu à le parler, elle a inconsciemment considéré qu’un moyen de garder contact avec ses origines était de parler l’italien. Depuis qu’elle a pris sa retraite, donc, elle « apprend » l’italien. En réalité, « apprendre », dans son cas, est un mot étrange. Elle possède la maison de son père et celle de sa mère en Italie, nous y allons souvent, et l’italien, après guerre, est devenu, au Piémont aussi, la langue dominante. Ma mère a donc dû sans cesse parler italien dans les commerces, les administrations et, plus généralement, avec toute la nouvelle génération. Elle comprend donc très bien l’italien, peut regarder la télévision italienne, suivre un film non sous-titré, mais elle garde, à l’égard de l’italien, une relation d’étrangeté étonnante. Elle croit devoir sans cesse le réapprendre, craint de devoir faire une démarche administrative par peur de ne pas pouvoir « s’expliquer ». Or, ces craintes sont parfaitement injustifiées. Son italien est loin d’être littéraire, mais nous souhaiterions tous parler n’importe quelle langue étrangère comme elle parle italien ! Simplement, l’italien est cette langue qui la rattache artificiellement à ses origines et qu’elle met un point d’honneur à parler tout en sentant combien il lui est étranger. Cependant, elle aussi a eu ses remontées d’origines incontrôlées. Un jour qu’elle assistait à l’un de ses innombrables cours d’italien, son professeur a demandé comment on disait « allumer » en italien. Visqué a répondu ma mère du tac au tac, avant de se rendre compte, un peu penaude, que visqué signifie « allumer » en piémontais ! Elle connaissait accendere, mais c’est le piémontais qui est revenu à la surface le premier, et je me rends compte, depuis quelques années, que cette langue lui est beaucoup plus familière que je ne le croyais. L’italien, en revanche, est pour elle une fausse langue des origines, une sorte de culture entretenue par fidélité à un passé qui n’a été que très peu italien.
En ce qui me concerne, j’ai eu un parcours très différent, caractéristique de la troisième génération quand l’immigration se passe bien. Je n’avais plus à craindre d’être considérée comme étrangère. Mes origines, personne ne me les reprochait ni même ne les évoquait. Être d’origine italienne à Nice est d’une indicible banalité. Il m’a donc été facile de revendiquer des origines qui n’avaient plus rien de gênant. De plus, l’Italie n’a jamais représenté pour moi que le bonheur. Dès ma plus tendre enfance, grâce à la sœur de mon grand-père, j’y ai passé, avec mon frère, les vacances les plus merveilleuses qu’on puisse rêver, deux mois entiers plongée dans un univers totalement différent de celui de Nice. C’était une époque où l’Italie était encore profondément rurale, où la vie était simple et joyeuse parce que chaque année apportait un peu plus de bien-être à des populations qui avaient mené jusque là une existence d’une rudesse infinie. Nous avons fait les foins et participé aux moissons, gardé les vaches et lavé le linge au lavoir. Mais pour nous c’était un jeu. Ma grand-tante, qui nous gâtait beaucoup, nous a fait connaître toutes les inventions italiennes de la consommation d’après-guerre, des glaces Motta à la Nutella. Car Nutella était pour moi un mot féminin, prononcé à l’italienne et qui n’existait qu’en Italie. Il a fallu que j’aie moi-même des enfants pour découvrir que le Nutella avait fini par traverser la frontière et qu’il était devenu masculin ! Durant tout l’été, mon frère et moi nous sentions, dans le village, de vrais petits Italiens. Les enfants pouvaient bien nous crier : « Francézon pétit cochon, mangia merda e macaron », cela ne nous gênait nullement. Nous étions français et italiens, ravis de notre spécificité mais avides d’intégration. À cette époque, les enfants de notre âge parlaient encore tous le valdierese, et nous avons appris à le comprendre. Quant au piémontais, nous l’avons appris avec les estivants. Le phénomène des « estivants » commençait à peine à exister en Italie dans ces années-là. Ces visiteurs n’étaient pas des touristes mais de simples villeggianti. Ils étaient le plus souvent eux-mêmes des ruraux et venaient de villages distants au maximum de cent kilomètres pour louer une maison, durant quelques semaines, et vivre à la montagne loin des chaleurs terribles de la plaine du Pô. Durant toute notre enfance, ma grand-tante entretenait de très bonnes relations avec eux, qui avaient un peu le même statut que nous. C’est ainsi que nous avons appris à comprendre les dialectes. Mais pour ce qui était de parler, on a fait pour nous le choix le plus politiquement correct. Nous avons appris à parler seulement l’italien. Il faut dire aussi que l’italien, après guerre, est devenu petit à petit la langue de tous et qu’on s’est mis à avoir honte de parler un dialecte qui apparaissait comme rural, trop étroitement régional et pour tout dire ringard. On parlait piémontais avec son mari, mais, à partir des années soixante, on parlait italien avec ses enfants. Aussi n’était-ce pas à nous, étrangers, qu’on aurait appris les dialectes. À nous, il fallait enseigner l’italien. C’était l’avis de ma grand-tante comme d’ailleurs celui des habitants du village, qui nous parlaient spontanément en italien, même si c’était un italien souvent fautif. Nous nous sommes bien rendu compte, mon frère et moi, qu’en parlant italien, nous nous coupions d’une connivence certaine avec nos amis. Il ne suffit pas de comprendre une plaisanterie ; si on y répond dans une autre langue, on est un peu décalé. Or, les langues régionales ont ceci de particulier qu’elles cultivent l’art du clin d’œil et de la nuance. Un Piémontais peut commencer une phrase en piémontais et la finir en italien pour signifier que la fin de la phrase représente l’opinion des nantis, des gens de pouvoir, par exemple. Or, parler uniformément italien dans un univers où toutes les nuances sont possibles, où les gens du village étaient capables de trois niveaux de subtilité (dialecte local – piémontais – italien) nous condamnait à être des étrangers. J’ai dit plus haut que nous rêvions à une intégration complète. C’était notre rêve et notre illusion. Aux yeux des habitants, nous étions des étrangers à qui on parlait la langue destinée aux étrangers. Nous étions foncièrement marqués par la tare d’être de faux habitants du village, qui y possédaient bien des ancêtres et une maison, mais qui ne connaissaient le village que l’été, qui ignoraient les rigueurs de l’hiver et l’atmosphère des longues journées de neige. Au fond, nous étions bien des « Francézon ». Dieu merci, nous ne l’avons compris que plus tard. Dans notre jeunesse, nous nous croyions partie intégrante du village et nous connaissions mieux que n’importe lequel de nos amis les derniers tubes de l’été, le nom des équipes de foot ou du vainqueur du tour d’Italie, mais nous étions aussi imbattables sur le surnom de toutes les familles du village[2] et sur les appellations particulières de chaque quartier. Nous ne nous rendions pas compte de notre statut d’étrangers dans une vallée reculée où l’habitant du village d’à côté est déjà loin d’être un membre de la communauté.
L’italien est cependant resté pour nous la langue des origines, conception aussi fausse que celle de notre statut dans le village de nos vacances. Mon frère et moi avons continué avec passion à pratiquer cette langue. Je l’ai apprise à l’université et en ai fait une langue de culture, que j’essaie de parler aussi bien que possible, toujours inquiète de la « perdre », de moins bien la parler dès que je n’ai plus l’occasion de la pratiquer. Mon frère, qui vit en Australie, a immédiatement sympathisé avec des Italiens émigrés là-bas, mais il s’est vite rendu compte que ces émigrés-là, venus du sud de l’Italie et qui parlent un dialecte transmis loin de la terre d’origine, ne pouvaient pratiquement pas communiquer avec lui en italien.
Nous restons donc avec notre rêve d’Italie. Notre parcours est particulier car nous sommes restés proches géographiquement du lieu d’où sont partis nos ancêtres. Nous avons pu revenir sur leurs traces et vivre à cheval entre les deux cultures. Mais il est certain que ce parcours est à la fois très enrichissant et un peu douloureux. Nous avons pu sentir combien, dans son pays d’origine, on en veut à l’émigré d’être parti. L’émigré renvoie à ceux qui sont restés une image négative de leur propre pays et cela leur est insupportable. C’est d’autant plus vrai au Piémont, car cette région est devenue particulièrement prospère et a volontairement ou inconsciemment tourné le dos à son passé d’émigration. Ces anciens émigrés qui reviennent, qui parlent italien et possèdent une maison dans un lieu où ils ne devraient pas être indisposent et suscitent une légère hostilité. Je me suis rendu compte que l’effort que fait un émigré pour maintenir vivantes ses racines est en fin de compte une illusion, même si je reste amoureuse de la littérature et de la civilisation italiennes. Car il faut reconnaître, et c’est sans doute l’essentiel, que même si le passé d’Italiens que mes ancêtres ont forgé et nous ont transmis jusqu’à la troisième génération est une simplification de l’histoire familiale, nous nous sommes réellement construits sur ce mythe de l’Italie, et ce mythe nous a rendus profondément heureux.
Béatrice Périgot, 2007
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?
[1] De nos jours, ces vallées ont redécouvert leur parenté avec l’occitan et de grandes manifestations et fêtes sont souvent organisées, où l’on invite des Provençaux ou des Gascons. Mais malgré la parenté réelle de leurs dialectes, ces interlocuteurs ont bien du mal à avoir de vraies et longues conversations. D’une part, ces langues sont moins bien parlées par les locuteurs modernes et elles sont très rarement leur mode habituel de communication (c’est encore vrai, du côté italien, pour les gens d’une cinquantaine d’années mais c’est beaucoup moins vrai du côté français, surtout dans le Sud-ouest). D’autre part, les différences morphologiques sont plus grandes entre les divers dialectes occitans qu’entre, par exemple, les divers piémontais. Il est vrai que l’aire géographique est beaucoup plus grande pour les parlers d’oc.
[2] Dans « notre » village, les noms de famille sont en nombre très restreint et il est impossible de distinguer une famille par son seul nom. Chaque branche particulière avait donc un surnom.