J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déja bien, non ?

"J'ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c'est déjà bien, non ?"

J’ai d’abord décliné la gentille proposition d’Isabelle Felici d’écrire un article dans ce nouveau recueil de témoignages d’Enfants d’Italiens, car j’étais trop préoccupée par la santé de ma mère et n’avais ni le temps, ni le cœur, ni la tête à l’ouvrage… Et puis aussi parce que même si le sujet (la question de l’intégration et du rapport aux autres, notamment au moment du retour, si retour il y a) m’intéresse beaucoup, j’avais l’impression de ne pouvoir que redire ce que j’avais dit dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?. Peur de la redite… Pourtant je reviens sur mon premier refus et ce qui me motive aujourd’hui, et me fais écrire dans l’urgence, étrangement c’est la situation de ma mère qui semble se reprendre…

Ma mère aujourd’hui, dans un dernier exil en quelque sorte, a quitté son village provençal et finit ses jours dans une maison de retraite de la région parisienne près de chez nous. Si elle retrouve des forces, sa mémoire reste martyrisée par le temps et surnagent en elle l’italien et le piémontais dans les douces conversations de l’après-midi où je lui lis le livre de son père, Andrea Botto, Mico, mezzo secolo di storia, di avventure e un naufragio, nelle memorie di un contadino di Lurisia (Edizioni L’Arciere, Cuneo, 1995. Le titre original sur le manuscrit de mon grand-père était Vita vera di un contadino povero et le mot vita vient en surimpression sur le mot storia raturé). Écrire ici, c’est aussi écrire pour elle car c’était elle d’abord l’immigrée. Nous, nous n’étions que des enfants d’immigrés… Ce qui va suivre s’apparente donc tout simplement à un devoir de mémoire.

La douleur d'être étranger

C’est toujours douloureux d’être un étranger dans son propre pays car on est toujours différent des autres, les natifs du lieu. J’ai connu cela dans mon enfance, comme je le disais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? Pourtant j’étais bien française, née en France de parents français… Ma mère l’était par son mariage avec mon père qui l’était devenu, lui, par naturalisation en 1936, quand sa mère devenue veuve avait renoncé à retourner au Piémont et choisi pour sa famille la France où son dernier fils était né.

Mais ce sont surtout mes parents qui ont connu la douleur d’être étranger. Mon père, à onze ans (quand, après la mort de son père, il est retourné en Italie pendant plusieurs mois dans sa famille piémontaise qui s’occuperait de lui pour soulager sa mère), était l’objet des quolibets des enfants. À l’école où il a dû rattraper le niveau et faire plusieurs années en une, on se moquait de lui en l’appelant le Franseizoun. Si bien qu’un jour où il était allé acheter de d’huile pour sa tante, il s’est battu à coups de bouteille avec les garçons qui le prendevano in giro (Franseizoun ! Franseizoun !) et, la bouteille en mille morceaux, il est rentré tout penaud à la maison… C’est un souvenir qu’il m’a toujours raconté pour relativiser cette honte : « petit Français » pour les uns, au Piémont, il était le bàbi pour les autres, au-delà des Alpes, en France. J’évoque ce mot bàbi dans mon texte « Une fille de ritals professeur de français », publié dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ? et dans son livre, mon grand-père maternel, venu lui aussi comme travailleur sans papiers s’embaucher en Provence dans sa jeunesse, rapporte qu’on le traitait de bàbi de con ou de sale grispì du nom du président du conseil italien de l’époque, Francesco Crispi, mais je n’ai jamais entendu ailleurs cette expression. En France comme en Italie, on moquait son étrangeté, qui était peut-être aussi ce qui lui donnait sa force et sa supériorité… car dans les moqueries haineuses des enfants piémontais, dont certains ne parlaient que le dialecte et avaient bien du mal avec la langue italienne, il entrait bien un peu d’envie pour ce garçon qui n’était de nulle part, mi-Français, mi-Italien, qui parlait une autre langue et qui apprenait si vite la leur, qu’il avait déjà commencé à parler dans sa toute petite enfance.

Ma mère aussi, et à plusieurs reprises, jusque peut-être dans sa maison de retraite de Coubert, là où elle ne s’y attendait plus, a connu la douleur d’être étrangère. D’abord en Argentine où leur père avait émigré dans les années vingt-trente. Pour les gens, elle et ses sœurs étaient les gringuite, les petites étrangères… et leur père le gringo, d’autant plus moqué, par la communauté d’immigrés italiens elle-même, qu’il faisait travailler un Indien de la sierra et qu’il avait pris la défense d’Haïlé Sélassié l’empereur d’Éthiopie contre Mussolini. Gringuita était ma mère dans son village de la Pampa argentine, bàbi elle serait, du moins au début, dans son village provençal où elle allait finir par s’intégrer et vivre pendant près de soixante ans. Contre la honte d’être étrangère, il fallait opposer la fierté d’être française, que rien ne résume mieux que cette phrase de ma mère que j’ai choisie pour titre : « J’ai donné à la France un professeur et un ouvrier, c’est déjà bien, non ? » m’a-t-elle dit lorsque je l’ai interrogée pour une enquête réalisée par Michèle Amar de Michelis dans mon village de Cuges-les-Pins et dont voici un extrait :

Nous parlons souvent avec maman de cette époque : « Ça n’a pas été facile au début, tu sais. Ce n’est jamais facile quand on vient d’ailleurs. Pour nous, tout était différent. Les manières de faire, de s’habiller, de se nourrir, tout était différent. Nous devions changer toutes nos habitudes, donc c’était difficile pour nous de nous intégrer. Mais pour les gens de Cuges, c’était peut-être difficile aussi de nous accueillir, justement parce que nous étions différents. » Qu’on le veuille ou non, être étranger, c’est toujours difficile. Et puis l’étranger inquiète… C’est cela aussi « l’inquiétante étrangeté » dont parlait Freud. C’est finalement l’origine de tous les racismes et de toutes les xénophobies. Oui, parce qu’elle était étrangère, ma mère a vécu, subi même, mépris et rejet. […] « Tu sais, il y a des choses que je n’oublierai pas, des choses qui m’ont fait trop mal… » Elle m’a raconté qu’elles étaient souvent plusieurs mamans à attendre leurs enfants à la sortie de l’école. Certaines avaient la langue bien pendue, et un jour, ma mère a entendu l’une d’entre elles qui s’exclamait : « Mais celle-là, comment ça se fait qu’elle est toujours la première, alors que sa mère ne sait même pas parler français ? » Et une autre, aussi peu charitable : « Peut-être que si elle réussit si bien, c’est parce que sa mère coud les robes de la maîtresse. » (Tous d’ici, brochure réalisée en 2013 par l’Association Cugistoria dans le cadre de « Marseille 2013 », p. 78.)

Le paradoxe de l'intégration

Car ma mère s’est intégrée et pour cela elle a commencé par apprendre le français, par apprendre à bien parler français et sans le moindre accent, sauf avec l’accent de Marseille… ce qui fait que si encore aujourd’hui on se moque gentiment d’elle dans sa maison de retraite, c’est à cause de cette façon de parler qui jure si fort avec le « parler pointu » des autres résidents.

Concernant l’intégration, une chose me paraît importante, pour moi, pour ma famille : une sorte de paradoxe, ou de dialectique, appelons cela comme l’on veut, qui fait que, en même temps qu’il fallait se mêler aux gens du village et ne parler que le français pour s’intégrer vraiment, comme je l’exposais dans Enfants d’Italiens, quelles langues parlez-vous ?, le lien n’était jamais coupé avec la langue italienne et ses gens puisque chaque été nous ramenait pour un long mois au Piémont, dans notre hameau des Botti à Roccaforte Mondovì.

J’y découvrais non seulement l’amour de tous mes parents italiens, la complicité de mes nombreux cousins et cousines, mais aussi la saveur de la culture rock italienne (Bobby Solo avec sa Lacrima sul viso, Adriano Celentano et son Ragazzo della via Gluck que je réécoute avec nostalgie sur Youtube) bien méconnue en France dans les années soixante (racisme latent ?) alors qu’elle était largement diffusée dans les pays de l’Est (si j’en crois le témoignage de mes amis tchèques et le dernier film polonais Ida).

Pour rien au monde nous n’aurions écouté ceux qui nous disaient de renoncer à ces vacances italiennes (« Mais pourquoi vous retournez toujours en Italie ? Vous ne pouvez pas aller ailleurs de temps en temps ? Il y a plein d’endroits où partir en vacances ! »), nous invitant même, comme mon oncle, à économiser (« Qu’est-ce que tu vas dépenser ton argent en Italie ! » disait-il à mon père, ouvrier comme lui, lui qui passait ses congés payés à marcher dans les collines). Nous n’étions pas riches pourtant et le voyage par le train était toute une équipée, mais il y avait la merveille du pays étranger (« Aranciate e birre », criait le vendeur de bibite sur les quais de la gare de Ventimille, je ne me lassais pas d’entendre son cri qui montait dans la touffeur de l’été et il résonne encore dans ma mémoire).

Enfant et adolescente, depuis mon petit village de Provence, j’ai pu ainsi mesurer un pays, une culture, à l’aune de l’autre… comparer, évaluer et comprendre que, contrairement à ce que disaient les gens arriérés qui n’avaient jamais quitté leur Provence natale, la supériorité n’était pas toujours où l’on croyait ; que le Piémont de mes racines avançait plus vite vers la modernité de l’après-guerre puis des années soixante ; qu’il y avait dans le bar-restaurant de notre petit village piémontais déjà un juke-box où l’on écoutait Celentano et où l’on nous laissait sortir le soir pour danser alors que dans mon village provençal ces comportements urbains n’avaient pas encore pénétré. Mon père remarquait qu’à Roccaforte on avait fait une déviation pour permettre au village d’échapper au vacarme de la circulation et de vivre dans le calme alors qu’à Cuges il n’en était pas question. Toutes choses qui me faisaient comprendre cette mobilité, cette ouverture, cette capacité à envisager l’avenir qui me semblaient caractériser la société italienne en pleine expansion dans les années soixante. Et pour cette image positive de l’Italie, je ne peux résister au plaisir de citer une sorte de réécriture hardie du mythe de Gargantua tournant le dos à la France pour mourir et lui préférant l’Italie tant aimée, dans un passage du livre de mon grand-père Andrea Botto. C’est dans les chapitres sur son enfance rude de fils de paysans pauvres. Mico vient d’accompagner sa jeune sœur qui travaille comme servante chez des fermiers inhumains. Elle pleure, il pleure avec elle mais est bien obligé de la laisser partir et, pour se rasséréner un peu, du haut de la colline où il l’a quittée, il contemple le spectacle somptueux de la nature :

Devant lui, la chaîne des Alpes était bien visible et cette vue lui rappela la légende de Gargantua, le plus grand des géants de la préhistoire, qu’il avait entendu raconter par son grand-père maternel Titu Dho. La légende disait que Gargantua, déjà vieux et sentant ses derniers jours arriver, décida de s’allonger sur le dos de façon à ce que son énorme masse serve de protection à cette plaine fertile et à cette terre qui s’avance au sud dans la mer, qu’on appelle Italie, une terre qu’il avait tant aimée parce que c’était le jardin de l’Europe. Ainsi son nez avait formé le Mont Viso, plus bas une autre partie avait formé le Mont Cervin et ses pieds, qui mesuraient sept lieues et avaient si souvent fait le tour de la terre, le Mont Blanc. (p. 21, ma traduction)

En écoutant ce chapitre que je lui lis, ma mère s’émeut de la dureté de la vie de sa famille autrefois (« On était pauvres, pauvres ! ») mais des larmes de fierté pour ce que la famille est devenue la bouleversent (« Ce qu’on était, et ce qu’on est devenus… respectés… tu te rends compte. ») Oui, je me rends compte, c’est aussi pour cela que je l’écris ici.

Un certain détachement

Et c’est précisément ce paradoxe de l’aller et retour entre deux cultures qui m’a donné un certain détachement par rapport à la culture dominante, aux habitudes méridionales et le désir de quitter mon village provençal, si étriqué dans ses façons frileuses de voir le monde.

C’est peut-être aussi ce refus de mes parents de laisser s’anéantir en eux leur culture populaire italienne, piémontaise, paysanne, montagnarde, qui leur a permis de ne pas sombrer dans la régression nationaliste, populiste qui atteint en Provence bon nombre de fils d’immigrés italiens et les rend aujourd’hui hostiles et haineux envers les immigrés maghrébins qui traversent pourtant les mêmes processus difficiles d’intégration que leurs familles ont eu à affronter. Comme le dit Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes (Fayard, 1988), cette part d’étrangeté assumée est ce qui ouvre aux autres et nous empêche de nous refermer sur notre communauté, car « l’étranger nous habite » et « de le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même ». Avoir osé affirmer cette part d’Italie en nous, contre ceux-là qui, dans la famille même, nous poussaient à la masquer et à l’oublier, c’est peut-être aussi ce qui nous a rendus forts : cette honte surmontée nous a permis de comprendre la douleur de tout étranger et de prendre une distance salutaire par rapport à toutes les exaltations nationales.

Je pourrais reprendre pour terminer, et presque mot à mot, ce que je disais dans les « Notes de la traductrice » que ma tante Nelida Botto m’avait demandées pour Storie d’emigranti/Histoires d’émigrants (Associazione Artüsin, Roccaforte Mondovì, 2002) où je rêvais que ce livre qui disait les souffrances des immigrés italiens soit une aide pour comprendre les immigrés d’aujourd’hui :

J’ai encore dans les oreilles le slogan que nous scandions fort dans la grande manifestation du Premier mai 2002 à Paris [avant le second tour des élections présidentielles entre Chirac et Le Pen], à laquelle j’ai participé pour défendre la démocratie et les immigrés : « Première, deuxième, troisième génération… nous sommes tous des enfants d’immigrés ! ».

Et comme alors je pourrais rappeler ce très beau poème d’Aragon dans Le Fou d’Elsa (1963), « L’homme du Mardj improvise un poème », où un paysan pauvre de la Vega, la plaine fertile au sud de Grenade, dit à un étranger venu du nord que son pays est prêt à l’accueillir et lui, à lui donner sa fille, alors qu’on est en 1492, à la veille de la reconquête de l’Andalousie musulmane par l’Espagne catholique :

Et si ma fille alors lui ouvre sa robe

Qu’ils prennent plaisir ensemble Ainsi

L’étranger perd jusqu’à la mémoire d’autre chose que l’Andalousie.

Oublier son pays et sa langue, c’est bien la condition réelle et douloureuse de l’intégration mais perdre la mémoire totalement est impossible et toujours l’ailleurs et l’autre langue font retour. Sous la forme de la mauvaise conscience parfois, qui caractérise le retour du refoulé. Mais pour ma part, il n’y a pas de mauvaise conscience, ni de retour impossible ou décevant car l’Italie et sa langue ne m’ont jamais quittée, comme elles n’ont jamais quitté ma mère.

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