Une cabane au fond des bois

Une cabane au fond des bois

Une cabane au fond des bois

Au commencement il y eut les bois. Sombres et inextricables, troués çà et là de clairières où de lentes charbonnières fumaient patiemment de leur œuvre au noir.

Mais avant ? Quelle fut donc la préhistoire de la famille, reçue en pointillé, par bribes et fragments ? Arrachée au silence, délivrée comme à regret, par eux (mon père, mon grand-père et mes oncles) qui voulaient être français, et par elle (ma grand-mère) qui ne s’était jamais remise du départ, de cette déchirure qu’elle portait au plus profond d’elle-même comme une blessure toujours ouverte.

Avant il avait fallu grandir dans la montagne, à Catremerio, dans la Val Brembana, s’endurcir, suivre les hommes dès l’âge de neuf ans, à pied, pendant de longs mois, en Suisse et dans les Vosges, gâcher du mortier, préparer la polenta, apprendre le français. Tomber amoureux de Marietta, yeux bleus et cheveux de jais, vif-argent. Et puis, la guerre. La Grande. Jeter des ponts, tailler des chemins de mules à même la roche des Dolomites, lancer des vie ferrate vers le ciel, crever de faim, manger du rat sous l’œil muet d’un officier impassible et peut-être compatissant. Y laisser un frère, quelque part, du côté du Monte Grappa. Revenir en permission pour enterrer deux sœurs, mortes la même semaine de la grippe espagnole. Se comporter valeureusement. L’armistice, enfin, avec son cortège de désillusions. Les promesses non tenues et la démobilisation en forme d’abandon pour ces hommes rescapés de l’effroyable saignée. Et pour le jeune caporal rendu à la vie civile, le refus intransigeant du fascisme et du communisme. Chronique d’un départ annoncé. Avec Marietta et les quatre enfants. Le plus grand avait tout juste cinq ans. Le plus petit, quelques mois.

Alors, en ce jour de février 1926, ils ont dit au revoir au village, aux prés et aux troupeaux, aux familles. On raconte que la grand-mère s’est évanouie, qu’ils ne se sont pas retournés, qu’ils ne l’ont jamais revue.

De Catremerio, ils sont descendus dans la vallée. À Bergame, ils ont pris le train. À Nice, pour la première fois de leur vie, les enfants ont mangé du pain. Seul souvenir heureux de ce voyage sans retour. Arrivée en gare d’Avignon et encore une cinquantaine de kilomètres à parcourir. Enfin, le village promis, au cœur de la vallée de la Cèze, riant, avec son canal, son plan d’eau, ses grands platanes, ses cafés.

Sauf que la charrette ne s’arrête pas, elle traverse Goudargues, dépasse les dernières maisons, continue encore et encore. Puis elle emprunte des chemins caillouteux et s’enfonce dans les bois. Marietta s’étonne de ne pas voir de maison et tout à coup – en un éclair de foudre – elle comprend. Elle vient d’apercevoir la mauvaise cabane qui prolonge une grotte. Elle voit la relégation dans ces bois, entre Bergamasques, à l’écart de la communauté villageoise. Elle pressent et entrevoit la misère noire, le travail bestial, les sacs de bois et de charbon portés sur le dos, les enfants qui ne vont pas à l’école, la nostalgie de Catremerio, la faim lancinante, la fausse couche en pleine nuit d’un enfant de six mois, sans secours. Deux ans d’un calvaire sans nom s’ouvrent à elle. Deux ans de vie sauvage et de purgatoire en guise de laissez-passer vers la civilisation.

Quand ils sortent des bois, Marietta et les enfants ne parlent toujours pas un mot de français. Au village, ils trouvent une maison. Et tant pis si le vent glacial s’engouffre l’hiver sous les portes. Tant pis si les matelas sont pleins de punaises et de poux. Tant pis si on les traite de macaroni. Ils ont enfin un toit de tuiles romaines au-dessus de leurs têtes et une maison en dur. Et peu à peu, jour après jour, ils se font accepter. Très vite, ils parlent le « patois » aussi bien que les gens du village. Et puis un cinquième enfant naît, si beau, si blond, si bouclé qu’on le dépose dans la crèche de l’abbatiale la nuit de Noël. Cette nuit-là, l’enfant Jésus était bergamasque et personne ne s’en offusqua. Marietta se souvenait même que tout le pays et les alentours avaient défilé pour l’admirer. Premier pas vers l’intégration ? Assurément. Les difficultés n’étaient pas terminées pour autant. Mon grand-père avait repris son métier de maçon, mais la crise des années trente n’aidant pas, il parcourait des dizaines de kilomètres à vélo avec un morceau de pain et une boîte de sardines dans sa musette pour quelque dix-douze heures de travail et un piètre salaire. En échange de quelques sous, parfois de quelques kilos de pommes de terre ou de vêtements rapiécés, ma grand-mère lavait d’énormes lessiveuses de linge au lavoir où une grenouille en bronze distribue toujours généreusement de l’eau de source, même au plus fort de la canicule et de la sécheresse.

Aujourd’hui les touristes ne manquent pas de photographier ce beau lavoir où ils aiment à se rafraîchir. Il y aurait encore beaucoup à raconter dans le registre inépuisable du malheur : moments difficiles, expériences éprouvantes, épisodes cruels. Mais tout ne fut pas noir. Loin de là. Dans la mémoire de la famille, les événements douloureux, les blessures et les mesquineries côtoient des gestes d’amitié et de solidarité qui forcent le respect. Le village ne manquait pas de belles personnes, à commencer par les voisines qui, chaque après-midi, tout en gardant les chèvres, apportaient le journal (Le Petit Provençal et L’Éclair étaient parmi les plus lus au village en ce temps-là) pour apprendre le français à ma grand-mère. Pour ne pas parler du boulanger et de sa femme qui, avec discrétion et délicatesse, s’arrangeaient toujours, l’air de rien, pour donner plus de pain que la famille ne pouvait en payer. Et comment ne pas évoquer ce voisin français, si pauvre et misérable, qui vivait chichement de la pêche, mais qui leur apportait régulièrement tous les poissons qu’il prenait à la Cèze ? Comment rendre la noblesse d’âme du menuisier qui avait compris qu’il ne fallait pas humilier son ami italien – terrassé par une grave crise de rhumatisme, mais trop fier pour accepter de l’argent sans travailler – et qui lui confiait de petits travaux à exécuter, assis, dans le coin le plus reculé et le plus chaud de l’atelier ? Il faudrait dire également deux mots de l’instituteur, homme respecté s’il en fut, athée et fervent défenseur de la Laïque, qui s’était lié d’une forte amitié avec le maçon italien si profondément religieux qu’était mon grand-père. Ces faits et gestes, qui remontent à l’entre-deux-guerres, ont marqué mon imaginaire, mais il y en eut certainement d’autres qu’il faudrait arracher à la mémoire pour établir une reconnaissance de dette et rendre justice à chacun et à chacune.

Quand j’étais enfant, j’entendais Line Renaud chanter à la radio :

 

Ma cabane au Canada

Est blottie au fond des bois

On y voit des écureuils

Sur le seuil…

 

À quoi bon chercher ailleurs

Je sais bien que le bonheur

Il est là

Dans ma cabane au Canada

Associée à la chanson et à la voix de Line Renaud, l’histoire de cette cabane au fond des bois se parait dans mon esprit de couleurs aimables et bucoliques. Toutes les aspérités en étaient gommées. Rien ne subsistait de la brutalité de la situation ni de la détresse des jours et des nuits. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les deux cabanes n’avaient rien à voir entre elles. Que l’une relevait du cliché, quand l’autre avait tant bien que mal abrité ma famille. Peu à peu, je me suis rendu compte que le nom de Catremerio, que j’entendais prononcer de rares fois, renvoyait également à un lieu physique et que mes grands-parents avaient quitté une langue, un pays, une demeure. Je comprenais que le sourire, la générosité et la bienveillance de mes grands-parents, qui ne se plaignaient jamais ni du présent ni du passé, comportaient une part intime de douleur et de souffrance. Que leurs prénoms français avaient été donnés au moment de la naturalisation, mais qu’ils étaient nés Italiens et qu’ils avaient parlé italien et bergamasque avant de connaître un seul mot de français et d’occitan. Je comprenais lentement qu’ils avaient jeté un voile sur cette histoire. « Un pays qui ne donne pas à manger à ses enfants, on n’en parle pas », disait lapidairement mon grand-père. C’est très longtemps après que j’ai compris pourquoi, dans ma famille, on ne parlait jamais ni italien ni bergamasque, pourquoi mon père et mon grand-père ne voulaient pas que j’entreprenne des études d’italien à l’université. Alors j’ai ajouté une licence de lettres modernes à celle d’italien, premières stations d’un cheminement au terme duquel la culture italienne leur est revenue, peu à peu, anoblie par l’Université française. Et puis je me souviens que mes grands-parents ont regardé, à la télévision, L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes en 1978, et que le lendemain ils en ont parlé et ont dit à quel point ils avaient été captivés par ce film où ils se reconnaissaient, en partie, dans leur vie première. Je me souviens aussi que chaque année, pour les cérémonies du 11 novembre, c’est mon grand-père, Pietro Carminati, qui portait le drapeau français. Juste et fraternel hommage à toutes ces vies bouleversées.

 

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