L'histoire d'une vie
On m’a toujours dit que j’étais d’origine italienne. Mon prénom, Luigi, peut en attester. Depuis que je suis petit, j’entends mes grands-parents maternels parler une langue qui m’était inconnue : le sicilien.
Je me suis alors demandé d’où leur provenait ce langage.
J’ai su que nous avions des origines siciliennes et que cela les avait beaucoup marqué.
J’ai voulu en savoir plus. J’ai interrogé Maria Marsala, la fille d’Anna, la sœur de ma grand-mère, qui possédait le plus de souvenirs.
Je suis donc retourné au commencement afin de parler de mon arrière-grand-mère maternelle, Anna Lorito Marsala. Je n’ai pas connu la mère de ma grand-mère mais on m’a toujours dit qu’il aurait fallu que je la connaisse.
Anna est née le 28 août 1915 à Corleone, une ville de la province de Parleme en Sicile, une région agricole et pauvre du Sud de l’Italie. Les parents de mon arrière-grand-mère étaient eux-mêmes agriculteurs ; ils produisaient des olives, du vin… Le père d’Anna, accompagné de deux de ses enfants, était parti aux États-Unis dans les années 1920 dans l’espoir de faire fortune, mais en vain. Il rentra seul car ses enfants avaient décidé de s’installer définitivement outre-Altantique. Continuant sa quête de la « terre promise », il décida de quitter la Sicile pour la Tunisie lorsqu’Anna eut quatorze ans en 1929, un pays où les terres étaient plus nombreuses et bon marché. On m’a également expliqué que la raison de leur départ était due à la montée du fascisme et à la crainte suite à l’arrivée de Mussolini au pouvoir. À l’école, mon arrière-grand-mère devait se vêtir d’une blouse noire en référence aux Chemises noires du Duce.
Anna fut scolarisée dans une école italienne, bien que la Tunisie soit sous protectorat français dans les années 1930. Ses parents reprirent leur activité mais de façon différente : ils étaient propriétaires de plusieurs terres. Quelques années après, Anna rencontra un garçon qui deviendra son futur mari : Vito Marsala, né le 1er janvier 1910 en Tunisie, suivait des études dans une école française, mais parlait aussi italien. Ses parents étaient également agriculteurs, et plus particulièrement viticulteurs. En 1936, Vito et Anna se sont mariés. Ils possédaient des terres, une ferme et employaient des Tunisiens qui travaillaient pour eux. On m’a dit qu’il y avait beaucoup de respect mutuel, de partage, notamment lors des fêtes religieuses, et de tolérance entre les deux cultures.
En 1938, naît leur premier enfant, Ciro, puis, le 8 juillet 1942, ma grand-mère Carmela et enfin, le 26 avril 1947, leur troisième et dernier enfant, Maria.
Ensuite, c’est le début des tensions en Tunisie. En 1940 est votée une loi qui stipule que les enfants nés en Tunisie après 1940 sont de nationalité française.
Étant né en 1938, le fils aîné devait rentrer en Italie avant de partir en 1956 pour la France et se faire embaucher en tant que menuisier ébéniste, la profession qu’il avait apprise en Tunisie. Il va à Nevers dans la Nièvre.
En 1961, Maria et Carmela ont été forcées à partir car les problèmes étaient trop importants en Tunisie ; elles viennent donc en France, à Sète car l’une de leur tante paternelle y était déjà. À ce moment-là, elles étaient âgées respectivement de 14 et 19 ans et sont rentrées grâce à un bateau militaire. Vito et Anna, quant à eux, n’avaient pas la nationalité française et devaient retourner en Italie. En 1965, ils sont rapatriés dans un camp de réfugiés à Bari où leur fille Maria les rejoint avant de repartir pour la France. Ensuite, ils iront au Nord, géométriquement opposé à la Sicile natale de mon arrière-grand-mère, plus précisément à Tortona, dans la province d’Alexandrie dans le Piémont, au Nord-Ouest de l’Italie.
Un changement très fort s’est opéré : tout d’abord le passage d’une région du Sud très rurale, au Nord, beaucoup plus urbain et industrialisé, et ensuite un changement total de corps de métier car l’agriculture n’était pas possible pour eux dans cette région : Vito est embauché dans une entreprise de ferrailles de fondation, un métier très dur, et Anna s’occupa du ménage dans des écoles de sœurs. Leur adaptation a été très difficile : ils ne sont jamais réellement adaptés au Nord de l’Italie car leur imprégnation du Sud était très forte et ils aimaient beaucoup leur ancienne vie d’agriculteurs. Mon arrière-grand-père est celui qui, je pense, a été le plus touché par ce changement. On m’a raconté qu’il a été profondément marqué et souffrait beaucoup de cette transition de mode de vie.
Dans les années 1970-1971 on lui trouve des calculs rénaux pour lesquels il doit se faire opérer, mais tout ne se passe pas comme prévu. Il attrape une infection nosocomiale qui provoqua son décès en 1971. Anna, n’ayant plus que des cousines en Italie, décide de partir pour la France où vivaient déjà ses enfants. Ses filles viennent la chercher en voiture pour la rapatrier. Elle arrive en France et vit de façon partagée chez ses deux filles avant de s’installer définitivement chez Carmela, ma grand-mère, et son mari, mon grand-père Antoine Minardi, également d’origine sicilienne.
Même en France, c’est l’italien, ou plutôt le sicilien, qui était parlé par toute la famille. Anna voulut apprendre le français mais ce fut trop compliqué. Cependant, elle le comprenait très bien. C’était une personne très dynamique qui ne voulait pas rester sans rien faire ; elle aimait faire la vaisselle car elle disait que cela l’occupait, elle aimait nettoyer le poisson que mon grand-père rapportait de la pêche, elle avait son petit potager au fond du jardin et son poulailler en souvenir de son passé. Elle a continué à entretenir un lien très fort avec l’Italie et la culture italienne. Notamment lors des élections, elle se rendait à l’ambassade italienne de Montpellier pour y voter. Elle gardait contact avec ses cousines italiennes, elle parlait beaucoup de l’Italie avec un peu de nostalgie, elle s’y rendait souvent avec ses enfants pour visiter le pays mais aussi pour se recueillir sur la tombe de son mari.
Mon arrière-grand-mère cuisinait beaucoup de plats typiques de la Sicile et du sud de l’Italie, qu’aujourd’hui nous cuisinons encore, par exemple des boulettes de viande qui peuvent se manger en sauce ou frites qu’on appelle polpette en italien, purpetta en sicilien ou encore la pignolata, une pâtisserie glacée à base de boules de miel, qu’elle préparait à Noël.
En 1994, son fils, Ciro, décède d’un cancer et quelques mois plus tard, elle décède à son tour des suites du chagrin d’avoir perdu son fils.
Aujourd’hui, mes grands-parents perpétuent la tradition et parlent toujours le sicilien, cuisinant également les spécialités. Notre famille est éparpillée sur plusieurs continents : Amérique du Nord (Miami, New-York, Chicago) et Europe (France, Italie). Nous essayons de garder ces liens, par exemple ma grand-mère qui reste en contact avec ses cousines d’Amérique, dont j’ai déjà rencontré les enfants il y a quelques années. Mes grands-parents nous racontent aussi beaucoup leur passé en Tunisie et en Italie, les anecdotes qui les ont fortement marqués, et ils regardent la télévision italienne. Ils gardent des rites « italiens » notamment la cuisine, le café qu’ils doivent boire au moins six ou sept fois par jour ou encore la langue qu’ils continuent de parler.
Luigi Cenci, 2018