Entre deux voix
Le silence du père...
Lorsque le téléphone sonnait à la maison, c’était toute une histoire ! Cette sonnerie était la bête noire de mon père. Elle lui disait : « tu n’es pas d’ici, tu ne sais pas parler ». Heureusement (ou malheureusement...) pour lui, il y avait toujours quelqu’un pour répondre à sa place : ma mère, mes frères ou moi...
Il dirigeait une petite entreprise de maçonnerie et tutto andava a gonfie vele ! C’était dans les années soixante-dix, période faste du bâtiment, ce qui n’avait pas échappé aux émigrés italiens comme lui.
Les clients étaient nombreux – situation inédite pour lui qui fera sa fierté – et sto maledetto telefono qui n’arrêtait pas de sonner, le ramenant sans cesse à sa frustration : communiquer physiquement n’était déjà pas une mince affaire, alors par téléphone, cela lui semblait insurmontable ! L’angoisse de ne pas comprendre ou de ne pas être compris par le client au bout du fil supplantait même, pendant un instant, celle du manque de travail.
Mais cela allait aussi beaucoup plus loin... À chaque situation le mettant en position de devoir s’exprimer en français (pour tous ses chantiers, les contacts professionnels étaient incontournables), il était en proie à une angoisse qui nous échappait et qui se manifestait par son enfermement dans un mutisme qui accentuait – à son tour – notre incompréhension mutuelle. Nous ne savions pratiquement rien de son passé, de son enfance difficile... Ce n’est que bien plus tard, suite à une grave maladie, qu’il a commencé à se livrer, à nous confier de petits épisodes de sa vie. Ils faisaient partie de lui et nous l’ignorions, il les a occultés si longtemps... Peut-être était-ce sa façon à lui de nous préserver, de se préserver aussi lui-même d’un passé qu’il trouvait honteux... « Les jours où y avait d’la nourriture, mes dix frères et sœurs mangeaient tous dans la même gamelle. Moi, j’voulais pas alors ma mère me servait dans un plat rien que pour moi. Elle était gentille ma mère... » Ou encore : « On dormait à quatre testa-piedi dans l’même lit, et quand on mangeait la pasta, c’était la fête ». Malgré l’extrême pauvreté dans laquelle il a vécu avant son arrivée en France, c’est toujours avec une grande nostalgie qu’il évoque son passé. Mon père est né à Serracapriola (Pouilles) en 1929 dans une famille de cultivateurs, il était le deuxième de onze enfants. Pour fuir un quotidien de misère, il est venu rejoindre deux de ses frères déjà installés à Nevers, dans la Nièvre en 1962.
Ainsi mon père parlait peu avec les gens et guère plus avec nous. Et ma mère, une Nivernaise pure souche, lui servait d’intermédiaire, elle était son interprète, sa traductrice. Par la force des choses, elle avait assimilé des rudiments d’italien, à la fois actrice et spectatrice de l’incapacité de son propre mari à s’exprimer clairement. Il se reposait beaucoup sur elle, économisant les efforts à fournir, pour d’improbables échanges, pour une improbable intégration. Lorsqu’il communiquait à la maison, c’était essentiellement pendant les repas de famille, les rares jours où il n’avait pas de soucis professionnels particuliers. Nous aimions entendre son accent italien (il prononçait les u [ou], certains sons nasaux comme ain ou on [èn] ou [one]...), cette façon qu’il avait de faire des phrases mixtes en français, en italien et en dialecte. Il avait même un registre lexical bien à lui, mélange idiomatique de ces trois langues que nous comprenions par habitude et qui nous faisait beaucoup rire : « la bistec » (le bifteck), « les chevaux » (les cheveux), « oune couillère » (une cuillère), « oune bouquèr » (un verre), le « pène » (le pain), « sbarquer » (débarquer), « déhors » (dehors)... Des mots comme « lasque » (est-ce-que) et « per dire » étaient récurrents. Nous prenions un malin plaisir à le taquiner sur ce vocabulaire un peu étrange qu’il nous plaisait aussi de réemployer entre nous pour rigoler. Cela devenait le lien qui nous permettait de consolider nos rapports avec lui. Pendant ces moments privilégiés, il n’était plus cet homme dur et froid que l’on croisait tous les matins sans échanger un mot et qui ne manifestait jamais ses sentiments. Mais cette schizophrénie – il nous apparaissait tantôt comme un étranger (dans tous les sens du terme), tantôt comme un père exotique et drôle – était quelque peu déstabilisante pour nous, ses enfants. Son mal-être, son insécurité étaient communicatifs et ses nombreux non-dits provoquaient des malentendus, quels que soient ses interlocuteurs. Il était perdu, désarmé, l’obligation quotidienne de communiquer en français le mettait dans une position de faiblesse. Il était en terrain hostile et sa confusion – bien qu’abstraite – était perceptible pour nous, ses enfants. Tant que cette langue de l’intime restait dans le cercle familial, nous la trouvions touchante, mais dès lors qu’elle se manifestait dans ses contacts avec l’extérieur, cela nous mettait tous dans l’embarras. La honte n’était jamais bien loin... Heureusement, instinctivement nous avions le réflexe de l’aider à surmonter cet obstacle dans la mesure de nos moyens : nous parlions souvent à sa place mais il ne nous disait jamais ce qu’il en pensait.
...la voix de la mer
Ce qui a été déterminant pour moi et qui a réhabilité l’image que nous avions de mon père, c’est que la situation s’inversait tous les ans à la même époque, début août. L’arrivée des vacances avait un parfum de douceur et de légèreté. C’était une période propice au bonheur pour nous tous, mais surtout pour mon père. Le départ annuel en Italie pendant quatre semaines à Gabicce Mare, petite station balnéaire au bord de l’Adriatique, le plaçait enfin en terrain conquis ! Nous partions en voiture très tôt le matin et le voyage nous semblait interminable jusqu’à la frontière du Mont Blanc. Mais là, chaque année, nous étions toujours aussi fascinés et excités par le changement qui s’opérait : les paysages, la langue, la nourriture, le climat, les odeurs, tout était différent. Nous adorions ça. Mon père était aux commandes, nos destins étaient provisoirement entre ses mains.
Nous nous arrêtions toujours quelques jours chez mes grands-parents à Modène, bien sûr ils ne parlaient pas français et c’est là que les difficultés commençaient pour nous... L’appartement n’était pas très grand, mais il était rempli d’icônes religieuses. Nous n’étions pas habitués à tant de dévotion, mon père, avec son mutisme habituel, ne nous avait pas transmis le goût des choses spirituelles. Là, il y avait des christs partout : photos, posters, croix et boîtes à musique que nous nous amusions à remonter, provoquant la colère de notre grand-mère... Il fallait se plier aux règles de la maison : lever tôt, sieste l’après-midi, messe à la télé le dimanche matin ! Mon grand-père parlait peu et nous observait immobile dans son fauteuil tandis que ma grand-mère s’exprimait beaucoup dans son dialecte serrano : pour nous décrire les plats qu’elle nous cuisinait « stracchioddi cu li rapi » (orecchiette aux pousses de navet), « muliniem ricchine » (aubergines farcies), où lorsqu’elle nous grondait « Ci stà fasc ? » (Qu’est-ce que tu fais ?) et s’adressait à mon père lorsque l’un de nous refusait de faire la sieste « Ce credève chè jève a France ? » (Il se croyait en France ?). Ma tante Enza nous rendait aussi souvent visite, elle m’appelait Giulietta (?) et s’amusait à soulever ma jupe tout en me disant « Sei béll’ sìcch’ sìcch’ » (Tu es très maigre). Au début je ne comprenais pas et je trouvais ça très vexant mais mon père me rassurait en m’expliquant que c’était pour rigoler. Dans ces moments-là il devenait notre traducteur et notre avocat, nous étions admiratifs. Il n’était plus le même : heureux parmi les siens et ça s’entendait ; il pouvait enfin dialoguer dans sa langue maternelle, celle qui lui était « interdite » pendant le reste de l’année.
Après avoir fait quelques provisions, nous partions à Gabicce où nous nous installions dans l’appartement qu’il louait au bord de la mer, là où résidaient aussi trois de ses frères et sœurs. Nos journées étaient rythmées par les baignades et les promenades... Partout on entendait cette langue – celle de mon père – qui nous était étrangère (il ne nous l’avait jamais apprise et nous passions beaucoup plus de temps avec notre mère). Les rôles étaient inversés, à notre tour d’être perdus, d’être confrontés à la peur de l’inconnu. Heureusement mon père s’occupait de tout : la location de nos chaises longues, les courses, les loisirs... Des jeunes de notre âge venaient parfois nous parler et le plus dégourdi de mes frères leur répondait toujours « Non capisco l’italiano, sono francese », quelle que soit la question posée... Cela avait pour effet d’engager la conversation et de faire connaissance. À mesure que le temps passait, nos langues se déliaient, car c’était la langue des vacances, celle qui n’avait d’autre implication que de nouer de brefs liens d’amitiés (« Ciao, come ti chiami ? », « Quanti anni hai ? », « Di dove sei ? » : trois questions que l’on connaissait par coeur et dont on ne comprenait pas souvent les réponses...) ou d’acheter des glaces au Napolitain qui allait et venait sur la plage en criant « bomboloni, gelati, canditi » et que l’on s’amusait à imiter à chacun de ses passages. Les enjeux étaient bien différents de ceux auxquels était confronté mon père en France ! Par mimétisme et de par notre âge, il était plus facile de communiquer.
Le soir, la passeggiata était incontournable. Nous avions l’habitude de nous arrêter prendre un verre ou manger un morceau à La grotta où le patron nous accueillait, mon père s’en souvient encore et pour cause, en disant à son employée « Guarda i francesi, mangiano bene qua » (Regarde les Français, ils mangent bien ici). Il sentait qu’il commençait à devenir un étranger dans son propre pays, aux yeux des siens.
Cela allait d’ailleurs se confirmer au fil des ans, son aisance faisant place peu à peu à la même confusion qui l’isolait des Français. Sa langue maternelle lui échappait, il cherchait ses mots et des mots en français lui « échappaient ». Il formulait des phrases mixtes : « Bon allez, ci vediamo ! », et les « oui » remplaçaient les « sì ». Il ne se sentait plus tout à fait italien et encore moins français. Notre retour en France était toujours difficile et la nostalgie pour ce pays et pour sa langue si belle – que j’avais fini par m’approprier – nous gagnait toujours, mais sans doute moins que mon père qui, même s’il cultivait l’art de la dissimulation, n’en souffrait pas moins.
Aujourd’hui, mes frères parlent très peu la langue : un seul va en Italie assez régulièrement et connaît les expressions courantes, il est même très fier de ses origines. Les deux autres ne le parlent ni le comprennent ; ils n’y sont plus retournés. Mon père n’a jamais voulu demander la nationalité française, et même s’il a subi une sorte de régression – son vocabulaire est restreint dans les deux langues, qu’il mêle de plus en plus – il n’hésiterait pas à retourner vivre en Italie s’il le pouvait. Quant à moi, cette langue qui m’a intriguée, amusée ou qui m’a fait honte, s’est immiscée de force dans ma vie et a modelé mon comportement. Je l’ai détestée, puis j’ai voulu l’aimer. Je me suis rapprochée de ce qui m’a éloignée de mon père, j’ai suivi sa voix. Je suis allée vivre en Italie et je l’ai apprise. Aujourd’hui, je l’enseigne, je la fais partager et aimer et souvent quand j’entends sa musique, j’entends la voix de mon père, j’entends la voix de la mer.
Lidia Di Carlo, 2009
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?