En italien il ne parlait jamais
Il ne parlait jamais italien. Sa langue maternelle à lui, qui est pour moi une langue paternelle, il ne la parlait jamais. En tout cas pas à la maison. Il avait ses raisons. « Votre mère est française, répétait-il à ses filles, vous aussi vous êtes françaises, vous allez à l’école française, l’italien, ça vous troublerait, ça vous empêcherait de réussir ». Pensait-il vraiment cela ? Je ne saurais le dire, même si j’ai la certitude qu’il appartenait à cette sorte d’immigré qui considère qu’un étranger doit s’intégrer, s’assimiler, se fondre dans son pays d’adoption, ne pas se distinguer. Aucune affirmation communautaire en effet de sa part, aucune revendication d’italianité, aucune culture d’une différence. Et même pas de contacts privilégiés avec d’autres Italiens. Ainsi je n’ai jamais entendu parler dans mon enfance des communautés italiennes présentes dans la région parisienne, par exemple celle, pourtant importante et géographiquement proche, d’Argenteuil, commune voisine de Colombes, où nous habitions. Peut-être avait-il aussi d’autres raisons que celles qu’il affichait, une paresse ou plutôt une fatigue, après les longues journées passées à l’usine, qui lui ôtait l’envie d’apprendre à ses enfants l’italien ? À moins qu’il n’ait pas eu le désir de parler avec sa famille française une langue qui le renvoyait à un pays qu’il avait, un jour, décidé de quitter ?
Le français, il l’avait appris sur le tas, après son arrivée en banlieue parisienne, au début des années trente. Sur le tas, c’est-à-dire à l’atelier, dans les rues, les bistros, les dancings. Une langue orale. Une oralité qui l’amenait, au début, à des fautes de convenance. Ainsi l’anecdote souvent racontée par ma mère : un jour qu’elle était en voiture avec lui, quand ils commencèrent à « se fréquenter », ils furent arrêtés par la police. Votre permis ? Dans la poche de celui qui n’était pas encore mon père, point de permis. Et lui de ponctuer ses justifications diverses que je peux supposer – « j’ai oublié mon permis à la maison ou bien je l’ai passé hier, je n’ai pas encore le papier etc. » – d’une formule qu’il croyait d’une politesse exquise, enchaînant les « monsieur le flic » en souriant, malgré les coups de coude de la jeune fille assise à ses côtés. Mais il n’avait jamais entendu nommer les policiers autrement que sous l’appellation de « flics » !
Cette langue d’adoption qu’il ne sut jamais écrire, il la parlait avec un accent que j’avais oublié jusqu’à ce que je l’entende à nouveau, une vieille bande magnétique, retrouvée lors d’un déménagement, qui m’a rendu la voix de mon père, surtout qui m’a rendu son accent, un accent assez prononcé et dont je n’avais pas le souvenir. Ses fautes de français m’étaient restées en mémoire, à jamais, elles étaient même constitutives de la représentation que j’avais de mon père, sans doute parce qu’elles m’avaient toujours touchée, par exemple sa façon de dire un soiseau, comme s’il n’avait jamais entendu le mot autrement qu’au pluriel, ou encore ce « paspudu » qu’il utilisait à chaque fois qu’il devait dire « pu » ou « dû », ne sachant jamais quelle était la forme correcte et usant des deux à la fois, manière d’être assuré de ne pas se tromper. Mais d’un accent, non, je n’avais pas le souvenir, et en écoutant cette bande enregistrée tant d’années auparavant, à l’émotion s’ajouta un double étonnement, celui de la conscience, je devrais dire de la découverte de cet accent, et, plus vif encore, celui de l’avoir oublié.
Comme mon père le français, j’ai appris l’italien sur le tas. Mais un autre tas. Pas celui de l’usine, celui des vacances.
C’était déjà, pour moi, la fin de l’enfance lorsqu’il y eut ce premier voyage en Italie, fait assez tardivement, car il avait fallu attendre que mon père ait les moyens d’acheter, d’occasion, l’automobile sans laquelle un émigré ne peut pas retourner dignement dans son pays d’origine. Ce premier voyage, nous quatre dans la voiture, les valises sur la galerie, la Traction qui peine à franchir les cols, première étape Vérone, les retrouvailles avec l’ami Giovanni, jamais revu depuis qu’il avait décidé de repartir chez lui, au début de la guerre. Puis la banlieue milanaise, avec la découverte des oncle tante cousines, ceux qu’on ne connaissait qu’à travers les cartes reçues pour le Nouvel An...
C’est ainsi que je découvris l’italien, ce premier séjour et tous ceux qui ont suivi, les vacances fréquentes avec ou sans la famille italienne, les visites répétées, et du coup l’italien appris oralement, sans effort, par imprégnation, mais jamais parfaitement, juste ce qui était nécessaire pour que je comprenne et me fasse comprendre, un apprentissage à la paresseuse. L’italien longtemps lié seulement aux vacances, aux parfums de l’été, à la chaleur, aux dîners dans la douceur du soir, au panettone du matin, aux gelati, à tout ce qu’à l’époque on ne trouvait pas, ou très peu, en France... L’italien comme sensualité, peut-être davantage que le français, parce qu’au commencement seulement lié au plaisir et pas à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de la grammaire, pas à l’effort, une légèreté qui a continué, car jamais ne m’est venu le désir de le maîtriser davantage.
Plus tard, bien sûr, il y eut d’autres voyages, de vacances ou de travail, les reportages à Rome, à Naples, à Florence, au temps du movimento delle donne, des brigate rosse, plus tard encore les séjours répétés dans la ville natale de mon père pour tenter de retrouver des lieux, les lieux de son enfance à lui, ceux sur lesquels une curiosité m’est venue quand il était trop tard pour qu’il puisse répondre à mes questions. Et toujours ce rapport léger à la langue italienne, ces imperfections que je n’ai jamais désiré corriger, cette non-maîtrise que je ne regrette pas, et même dont je me réjouis, comme si j’y voyais une sorte de fidélité au refus qu’eût mon père de transmettre sa langue à ses enfants.
Martine Storti, 2009
Texte publié dans l'ouvrage Enfants d’Italiens, quelle(s) langue(s) parlez-vous ?