Un ambidextre culturel
Un ambidextre culturel
Mon nom est Daniel Bilous, et j’enseigne comme professeur de langue et littérature françaises à l’UFR de Lettres et Sciences Humaines de l’Université du Sud Toulon-Var, en qualité de spécialiste du XXe siècle et des approches formelles de l’écriture.
Je suis né à Nice, le 27 novembre 1949, troisième et dernier enfant d’un couple mixte : yougoslave par mon père, italien par ma mère (et français par le sol).
Mon père, Théodore Bilous, était né à Brékol (orthographe probablement mal transcrite, sur ses papiers d’identité, pour Brjko), petite bourgade aux environs de Sarajevo, en Bosnie Herzégovine, en 1919. Son père, qui devait être d’ascendance (sinon lui-même) russe, se prénommait Alexandre ; d’après d’obscures sources, le nom de la famille a dû être plutôt Bilouski, et il aurait été tronqué, comme tant d’autres patronymes d’Europe centrale. Ils étaient de religion orthodoxe, et mes parents se sont mariés à l’église russe (ma mère portait l’alliance à la main droite). D’après son nom : Barbara Szalai, ma grand-mère paternelle, était, elle, sûrement d’origine hongroise, et peut-être originaire de la Vojvodina, une région limitrophe de sa lointaine patrie d’origine.
Ils avaient aussi une fille cadette, ma tante Militza. Elle et mon oncle Vittorio vivaient à Bologne avec leur fille unique, plus âgée que nous de quelques années, Marinella. Ils nous ont fait de très rares visites – j’ai dû les voir une ou deux fois durant mon enfance, dont une à la gare de Vintimille, où la famille s’était retrouvée dans les années 1950 à l’occasion de Noël, puis à la maison de mon grand-père maternel, à Diano Marina. De cette visite, je conserve deux souvenirs, de Marinella : infiniment douée pour le dessin, elle avait fait au crayon un portrait de chacun de ses cousins, très ressemblant ; par ailleurs férue de musique, elle était venue avec son accordéon, qu’elle nous a laissé en repartant.
Ma mère, née Luisa Tomatis, que j’ai perdue en décembre 2003, était née en 1916, à Diano Marina (province d’Imperia, Ligurie), qui se trouve à une heure d’autoroute de Nice, comme sa sœur, ma tante Stefania, en 1920, et leur mère (ma grand-mère maternelle, 1891), Maria Ardoino, elle aussi née à Diano Marina. Mon grand-père maternel, Giovanni Tomatis, était originaire du Piémont (Mondovì, 1888) et avait été à Caporetto pendant la Première Guerre mondiale. Le berceau de sa fratrie était Carrù, une petite ville plutôt campagnarde. Il avait un frère aîné qui fut podestà (maire) de son village durant le fascisme, et un frère plus jeune, Matteo, qui avait été gazé à l’ypérite dans les tranchées italiennes de la Grande Guerre ; je n’ai jamais vu ce grand-oncle (on dit en patois ligure Barba Matteo), que couché, soigné par ma grand-tante, Magna (le nom piémontais pour « tante ») Teresina, une femme adorable. Dans ma jeunesse et jusqu’après la mort de Matteo, nous sommes souvent allés à Carrù : ils habitaient une assez grande ferme ceinte de hauts murs, avec une grange, une basse cour, un verger (avec les toilettes à l’extérieur, à la mode ancienne, dans une cabine en bois). Mon grand-père avait encore deux sœurs : Magna Angiolina et Magna Antonietta, laquelle avait un fils unique, Eraldo Zonta, qui coule aujourd’hui à Cuneo (Piémont) et Framura (près de Gênes) une paisible retraite d’oto-rhino-laryngologiste (il a quatre-vingt-huit ans, et toute sa tête).
Giovanni et Matteo exerçaient le métier de bouchers, et je ne me souviens pas avoir mangé de viande médiocre, dans ma jeunesse. Giovanni s’est marié en 1911, et j’ai hérité de la montre de gousset, une Longines en argent, qu’il avait acquise pour l’occasion. Il avait fait dans les années Vingt un voyage en Amérique, comme boucher sur un paquebot. Vers 1936, fuyant le fascisme, il s’installa à Nice, dans un quartier de forte immigration italienne (Pessicart), où il avait acheté une petite boucherie. Ma grand-mère tenait la caisse ; nous avions toujours dans le grand frigo une bouteille de limonade pour quand nous rentrions de l’école (l’épicier d’à côté, autre Italien, s’appelait M. Serra ; et les fils de l’entreprise de travaux publics, toute petite à l’époque, les Nicoletti, habitaient un peu plus haut).
Ma sœur, Tamara, est née à Milan (Lombardie) en 1945, tandis que la ville était bombardée par les Alliés ; (ma mère se souvenait s’être trouvée sur la grand place lorsque les partisans italiens ont exposé le corps de Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci, pendus par les pieds). Mon frère, prénommé Alexandre comme son grand-père, est né en 1946 à San Remo (province d’Imperia, Ligurie). Mon prénom, Daniel, a été choisi par ma mère. Ma sœur a comme deuxième et troisième prénoms ceux de ses grands-mères : Barbara Maria, et nous les garçons, celui de notre grand-père maternel, Jean.
Mon père et ma mère s’étaient rencontrés, paraît-il, sur la plage de Diano, pendant la guerre, et ç’avait été le coup de foudre. Lui, comme sujet yougoslave, était engagé dans la fameuse « armée Anders », un corps de troupes cosmopolite (qui comprenait aussi des Polonais, Tchécoslovaques, Hongrois, Roumains) que ce général polonais avait levé pour dresser, dans les pays de l’Est, un front antinazi. D’après des photos que j’ai de lui en uniforme, il devait être sous-officier, et travaillait dans la résistance comme agent de liaison en Italie (il faisait passer clandestinement des partisans d’une rive à l’autre du Pô). Pris par les nazis et/ou la milice italienne, il avait été torturé, et en garda toute sa vie – courte : il mourut à trente-trois ans – des séquelles (il boitait d’une jambe). Il fut enfermé à la forteresse de Volterra au secret, et ma mère se souvenait qu’enceinte de Mara, elle avait essayé d’intercéder en sa faveur auprès d’une Italienne amante d’un officier allemand. Je ne sais s’il a été libéré ou a pu s’échapper. Ma petite famille s’est trouvée réunie. Mon père, que Maman appelait affectueusement « Stacha », ne voulait pas retourner dans son pays. Ce furent de difficiles années d’errance à travers la France (Touraine, Bretagne, Nice). Il avait été ingénieur (ou technicien) dans les caoutchoucs avant guerre (il avait travaillé pour Bata, la firme tchécoslovaque), et il chercha désespérément du travail sans grand succès. Il était « apatride » (sa carte d’identité formulée en italien portait la mention apolide), parlait plusieurs langues de l’Est, et assez bien l’italien, mais pas le français, et il ne trouva jamais que des emplois subalternes, mal payés, et éphémères. Sa marge de manœuvre était réduite par un autre drame : à la fin de la guerre, ma grand-mère Barbara s’était vu enlever son mari par une milice (qui l’a probablement exécuté ; on n’a jamais su ce qu’il était devenu), et, fortement déprimée, elle avait quitté la Yougoslavie pour se joindre à ma petite famille et accompagner mon père (elle ne parlait que très mal italien) dans ses pérégrinations. Cela dura jusqu’en 1953, où n’en pouvant plus de n’aboutir à rien, mon père et sa mère se sont donné la mort, à Saint-Brévin les Pins, du côté de Saint-Nazaire. Ils y sont enterrés.
Cette triste histoire paternelle, je la raconte de seconde main : j’avais trois ans et demi, et je n’ai aucun souvenir physique ni de l’une, ni de l’autre : rien que des photos et quelques lettres, dont la dernière où il regrette de ne pouvoir m’embrasser avant d’en finir. (Mon tout premier souvenir remonte seulement aux premiers mois du deuil, une amie de ma tante nous ayant prêté un minuscule chalet à Thorenc dans l’arrière-pays niçois, pour que nous supportions le premier choc ; avant, le brouillard est complet). C’est dire qu’au plan culturel, je suis slave pour ainsi dire ; dans mes gènes, sans doute, mais rien de plus. De plus, il faut se reporter à la mentalité de l’époque, et dans un milieu italien : le sujet de mes origines paternelles était d’emblée devenu tabou, et je n’ai rien appris que par bribes, nos parents croyant nous protéger en n’en parlant jamais. C’était une erreur, mais je ne peux leur en vouloir.
À partir de 1953, ma mère rejoignit le cadre de sa famille, et nous fûmes sept à la maison, à deux pas de la boucherie, avenue de Pessicart à Nice, au rez-de-chaussée d’une maison de trois étages, ma mère et ses trois petits dans une minuscule chambre qui avait une petite fenêtre donnant sur un lavoir, et trois lits dont un en travers de la cheminée, où nous dormions à plusieurs. Ensuite, nous avons déménagé pour un appartement plus vaste en centre ville, et vers 1963, mes grands-parents et ma tante se sont retirés en Italie.
À la mort de mon père, ma mère avait décidé que nous prendrions tous quatre la nationalité française : par naturalisation classique pour elle et mes deux aînés, natifs d’Italie, par « déclaration » pour moi, qui ai vu le jour à la clinique Sainte-Croix de Nice. Inutile de dire que je me garde bien de préciser ce mode de naturalisation, qui requiert de le justifier par d’ennuyeuses paperasses. Pour tout le monde, je suis « français » tout court.
Ce parcours un peu spécial (mais que partagent beaucoup de familles ballottées par l’Histoire) explique que, sur un plan culturel, je suis quasiment bilingue et à peu près autant français (bien que le seul de toute ma famille) qu’italien. Jusqu’à mes dix-neuf ans (en 1968), j’ai à peu près passé toutes mes vacances (soit trois mois par an) à Diano Marina, allant à la pêche et jouant aux échecs avec des copains italiens de familles amies que je retrouvais chaque été à la plage. Mes compétences en italien allaient assez loin à l’époque pour me permettre de faire les mots croisés de La Settimana Enigmistica ou Quiz (des hebdomadaires de jeux, énigmes et blagues dans la tradition italienne, autour des joies du mariage, principalement), d’aller voir des films à La Pergola (un cinéma en plein air) et de tout suivre à la télévision. J’ai un peu perdu depuis, mais guère. Pour l’argent de poche, bénéficiant d’une formation en Lettres Classiques, j’ai même enseigné (en italien) le latin et le grec à des élèves italiens qui devaient ripassare le materie, puisqu’ils avaient été rimandati (recalés) en juin.
Une autre singularité piquante était chez nous une manière de pluriglossisme : nos parents, mère, tante, grands-parents, nous parlaient en français, puisque nous vivions ici, hors des vacances scolaires. Entre eux, ils ne parlaient pas italien, mais u dialettu de Dian, le dialecte ligure, une variante locale du zenese (le génois). Cela fait qu’en Italie, il nous arrivait parfois, selon ce qu’il y avait à exprimer, de passer du français au patois et à l’italien, pour tel mot ou une phrase. J’adorais cela et je le fais encore, maintenant que je n’ai plus que ma tante Stefania et mon oncle Marcello Ardoino (pour l’anecdote, ma tante a épousé vers l’âge de soixante-dix ans un flirt de ses vingt ans, qui était veuf d’un premier mariage et s’était retiré à Diano, berceau de sa famille, après une carrière dans la marine marchande à Gênes ; le drôle de l’affaire, c’est qu’elle a demandé, à nous les enfants, notre avis avant de sauter le pas). À la maison familiale, désormais, nous parlons eux, moi, et la sœur de Marcello, Maria (qui a quatre-vingt-dix-neuf ans et se porte comme un charme) assez souvent le dialecte, et cela nous amuse beaucoup. Et comme j’ai commencé de l’apprendre par la pratique et le « bain linguistique » il y a quelque cinquante ans, zio Marcello (en dialecte : u mè barba Marcello) s’étonne et se réjouit d’entendre chez son neveu « le vrai dianais » (u veu dianese de Dian). Je souris à penser qu’en marge de cela, j’enseigne le patrimoine littéraire français à des générations d’étudiants que je mène au CAPES de Lettres. De ces deux côtés, lequel est la marge de l’autre ? Je ne le sais pas trop moi-même, et j’ai l’impression plutôt d’être comme un « ambidextre culturel ».
Italienne d’origine, ma fratrie, paradoxalement, pratique moins. Mara, vers ses quatre ans, a passé une année en Italie et, de retour en France, avait dû réapprendre le français. Depuis, elle comprend tout en italien mais, étant assez sauvage de caractère, n’a jamais voulu le parler que contrainte et forcée ; elle vient de prendre cette année sa retraite de puéricultrice (après quarante ans d’exercice dans une crèche du quartier Saint-Roch à Nice). Alex, après des études chaotiques et vite interrompues de philosophie puis de médecine à Aix en Provence, est monté à Paris autour de 1968, et les « événements » ont un peu décidé de son parcours ; s’il est aujourd’hui cadre de l’EDF dans le secteur de la communication, c’est après une carrière dans la gauche politique, journaliste (pour Charlie et Politique Hebdo, correspondant français d’Il Manifesto, l’organe d’extrême-gauche italienne, où il traduisait des articles parus en français), puis syndicale (plusieurs années cadre à la CFDT du temps d’Edmond Maire), enfin en free lance.
Nous nous retrouvons plus ou moins régulièrement à l’occasion de Noël à la maison familiale, un grand appartement dans une bâtisse qui avait entièrement appartenu à mon grand-père Giovanni (tous les gens ont des surnoms, et on l’appelait u riccu, le riche), et dont les murs sont assez épais (un mètre) pour avoir résisté (seuls avec ceux de l’église en face) au grand tremblement de terre qui a ravagé Diano Marina au début du XXe siècle. La famille s’est augmentée de trois unités qui ont à présent vingt-sept, trente, et un ans : Gérald, le fils de Mara et Max, et Serge, le fils d’Alex et Marie-Noëlle.
Le petit dernier est le fils de Serge et de Jennifer, sa compagne, prénommé Vladimir, sans doute pour renouer le fil russe de la famille.
Avec lui, la vie continue, et le nom…
Daniel Bilous