Sillio Histoire d'un émigré
En janvier 1998, mon père a décidé de regrouper les informations qu’il avait recueillies sur la vie de mon grand-père en Italie, sur son départ et son installation en France. Il a perdu à vingt ans, un père qu’il n’a connu qu’en partie. En fait, mon grand-père, pendant les vingt dernières années de son existence, a fermé à double tour les portes de son passé. Mon père comprenait mal certaines interdictions : il ne fallait pas parler de l’Italie, des événements historiques qu’il étudiait au lycée et qui le poussaient à poser des questions : communisme, fascisme, les rapports franco-italiens, la personnalité de Mussolini, la guerre de 39-45. De même, certains tabous l’intriguaient : Cagnes, où habitaient pourtant beaucoup de cousins, l’Italie, terre interdite. Enfin, l’adolescent qu’était mon père comprenait mal la condamnation radicale que mon grand-père portait sur la société de l’après-guerre.
Toutes ces raisons ont fait que consciemment ou pas, pendant de longues années, après le décès de mon grand-père en 1966, mon père a essayé de comprendre le mal de vivre, le traumatisme permanent, et cette sorte de recherche d’identité qui caractérisait mon grand-père. Petit à petit, il a reconstitué la trame de sa vie passée, et il a réussi à comprendre certains mots, certaines attitudes.
Enfin, à l’occasion d’un séjour plus fructueux que les précédents en Italie, il a fini par reconstituer le puzzle pendant l’été 1997, en interrogeant longuement à Pistoia une cousine très âgée (quatre-vingt-dix ans aujourd’hui), qui est en quelque sorte la dernière mémoire de la famille. En février 1998, il a enfin réalisé cette reconstitution qui lui tenait tant à cœur, en mettant en œuvre un livre qui résume les événements de la vie de mon grand-père sous forme de roman.
Je vais à mon tour évoquer dans un premier temps, en me fondant sur le récit que mon père a fait, les difficultés qui ont contraint en 1922 mon grand-père à l’exil, puis les épreuves liées à sa fuite et à l’instabilité de sa vie, enfin, la façon dont il a vécu la guerre de 39-45, et le tribut qu’il a dû payer injustement à la société, à cause du fascisme. Je relaterai dans un deuxième temps mes recherches personnelles en Italie, ainsi que mes découvertes.
I- Histoire d’un émigré : Le malentendu de 1922, et l’exil
En 1920, Sillio était un jeune homme heureux de vivre, qui avait envie de dévorer la vie à pleines dents, une vie qui n’était pourtant pas facile pour lui. En 1916, à dix-huit ans, il était descendu de ses collines de châtaigniers pour apprendre le métier de cordonnier à Pistoia. Il logeait là, dans le minuscule appartement de sa sœur aînée, Elisa, qui était couturière. Il économisait sou après sou, pour s’acheter une guitare. Il jouait au football le dimanche, et faisait partie des chœurs du théâtre Manzoni.
L’apparition du fascisme provoqua chez lui un malaise feutré. L’idéologie mussolinienne ne le dérangeait pas vraiment, mais il fut entraîné, un peu malgré lui vers le communisme – anarchisme, de façon tout à fait anodine. Celui de ses camarades qui lui prêtait sa guitare régulièrement l’entraîna un soir dans une réunion politique.
Ce fut pour lui le début d’un engrenage qui allait le conduire à un acte inconsidéré. Sa « mission » consista un beau jour à piloter un prêtre fascisant vers un guet-apens qui allait lui coûter la vie. Sillio accomplit ce geste sans comprendre vraiment la portée qu’il aurait par la suite.
Pendant cette période, le football et le chant avaient perdu beaucoup d’importance, au profit des affaires de cœur. Sillio se maria, et chercha à s’établir. Mais ses projets s’écroulèrent quand les camarades l’avertirent qu’il était recherché par les milices fascistes. Le piège se referma sur lui, quand on le contraignit à la fuite et à la vie de paria, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi. Les choses s’aggravèrent définitivement, quand l’exil vers la France bouleversa le déroulement de sa vie.
En effet, ce fut à Cagnes sur mer, à quelques kilomètres de Nice, que Sillio débarqua à vingt-cinq ans, avec l’impression d’être seul au monde. On l’avait aiguillé chez un cordonnier, lui-même émigré italien, chez qui il tenta de survivre, sans pouvoir communiquer pendant des mois, ni avec sa jeune femme qui attendait un enfant, ni avec sa famille. L’usure du temps, la lassitude, le désir de survivre, tout cela amena un beau jour Sillio à faire venir à Cagnes, sa famille, presque au complet. C’est là qu’il apprit de la bouche de son père, le décès de sa jeune épouse, intervenu avant l’accouchement. Ainsi, à vingt-six ans, il lui fallait refaire sa vie, dans un pays étranger, avec l’interdiction de retourner dans sa mère patrie.
I-1 La rançon de la fuite, et la vie errante
Pendant quelques années, sa vie se stabilisa. D’abord il épousa Paolina, une jeune cousine de la famille Brunelli, qui comme les Natali, était venue s’installer à Cagnes. Les Brunelli étaient liés à la famille de Sillio Natali par les femmes. Paolina lui donna une fille, Odette, qu’il adora rapidement. Mais le destin allait contrarier leurs projets, et en 1929, il fallut à Sillio ramener sa petite nièce Liliane, fille d’Elisa, en Italie, parce que lui seul pouvait le faire. Là, à Pistoia, Sillio, par faiblesse et par imprudence, permit aux fascistes de retrouver sa trace. Et ce qui devait arriver arriva. Rentré précipitamment à Cagnes, il dut faire face à un émissaire fasciste, et appliquer la légitime défense, pour ne pas perdre la vie.
Ainsi, alors que Paolina attendait son deuxième enfant, il se trouva confronté à la situation instable d’un banni, et à la condamnation à la vie errante. Par l’intermédiaire de son ami Rinaldi, ce fut à Hyères qu’il échoua un peu par hasard. Il y loua un fonds de commerce, rue Bourgneuf, et commença un nouvel épisode de sa vie. Son deuxième enfant vint au monde, un garçon dont il fut très heureux, et malgré quelques soubresauts, son existence se stabilisa. C’était sans compter avec la guerre, qui en 1939 éclata, mettant en situation délicate les émigrés italiens.
I-2 La guerre de 39-45, et les dégâts du fascisme
Situation délicate pour les Italiens en général, parce que les gens, de façon trop facile, faisaient l’amalgame entre le fascisme mussolinien et les émigrés d’Italie. Dans toutes les situations de ce genre, il est difficile de porter la nationalité d’un pays ennemi. Par exemple, pendant les alertes à l’école, Albin, le fils de Sillio se voyait refuser le masque à gaz, se faisant traiter de « Mussolini ».
Pour Sillio, d’autre part, le contexte familial envenimait les choses, en ce sens que Boris, son frère cadet, sympathisant fasciste, s’exhibait dans Hyères en chemise noire, en faisant le salut fasciste.
Cela allait d’ailleurs lui coûter cher au moment du débarquement en Provence en août 1944, à la libération, quand à la suite d’une dénonciation d’une vague cousine rancunière, les FFI firent la confusion plus ou moins voulue entre Sillio et son frère Boris qui s’était enfui. Accusé d’activisme fasciste, Sillio devint prisonnier politique. Il ne put prouver son innocence, face aux accusations dont il fut victime, principalement en raison de l’activisme fasciste de son frère cadet, Boris. Il fut emprisonné au fort de Sainte Catherine à Toulon, alors qu’il avait eu en 1942, son troisième enfant, Lidia. L’injuste sanction dura un an et demi, période pendant laquelle, à l’occasion des visites de Paolina à Bandol où il fut transféré, il conçut son quatrième enfant, un garçon, Romain, qui vint au monde juste après sa libération.
Dans le roman, on note cette phrase qui exprime le désarroi auquel il dut faire face à ce moment là : « Rentré à Hyères à la rue Bourgneuf, il eut à faire un long chemin dans sa tête pendant plusieurs semaines, pour se sentir capable d’y rester, de pardonner, tout simplement de tenter de revivre comme Monsieur tout le monde ».
En 1966, à la fin de sa vie, Sillio, en disparaissant prématurément, donnait l’image parfaite du paradoxe que mon père a synthétisé dans cette phrase : « Lui qui avait toujours rêvé de stabilité, il avait dû s’adonner à la fuite, et vivre des situations sans cesse provisoires. Avide d’égalité, il avait admiré sans réserve certaines couches sociales par qui il s’était fait un devoir d’être apprécié. Profondément patriote, il s’était vu contraint de nier son amour pour son pays. Grand apôtre de l’amour exclusif, il avait été bouleversé par beaucoup de visages de femmes. Il avait été un artiste qui n’avait jamais pu aller au bout de son art. Il n’avait pu rester fidèle à lui-même avec ses enfants qu’il avait désirés plus que tout et aimés passionnément, qu’il avait voulu introniser enseignants obtenant en cela un bonheur suprême ».
II- Mes recherches personnelles
II-1 Les raisons de mes recherches
Lorsque mon père m’a offert pour mes dix-sept ans l’ouvrage récemment imprimé, je ne connaissais alors que vaguement les événements qui remplirent la vie de mon grand-père, et encore moins les raisons qui le poussèrent à émigrer en France. Je n’avais qu’en de rares occasions entendu parler du fascisme, et de Mussolini. Ces événements n’avaient guère provoqué ma curiosité jusque-là. Pourtant quand je me suis mise à lire le roman, j’éprouvais de plus en plus un sentiment de compassion par rapport à tout ce que Sillio, le grand-père que je n’ai pas connu, dut endurer au cours de sa vie.
Lorsqu’en première année de faculté j’appris qu’un séjour d’un mois à l’étranger était obligatoire, cela me parut l’occasion à ne pas manquer, pour enfin découvrir l’Italie de mon grand-père, et de toute ma famille paternelle, que je ne connaissais que trop peu. Pistoia, c’était décidé, serait le lieu de mon séjour.
II-2 Mes découvertes
Pendant l’été 2000, je suis donc partie pour l’Italie, direction la Toscane. Arrivée à Pistoia, j’ai d’abord fait la connaissance de ma famille italienne, que je n’imaginais pas si grande. Il me fallut bien une semaine, pour mettre tout le monde à sa place, sur l’arbre généalogique. Mais la personne que j’ai eu le plus de plaisir à connaître, fut Liliana, la cousine germaine de mon père, aujourd’hui très âgée. C’est d’ailleurs cette cousine à qui mon père doit quasiment tous les renseignements qu’il a obtenus pour écrire le roman. J’ai profité de ses connaissances, pour en connaître encore davantage sur la vie de jadis en Italie, quand mon grand-père et sa famille y vivaient encore. Pendant de longs moments, nous avons parlé de tout ce qu’elle savait et qu’elle avait plaisir à me raconter.
Mis à part la famille, j’ai également connu d’autres vieilles dames italiennes, dont les histoires de famille de l’époque, ressemblaient plus ou moins à celle de mon grand-père. Je pense en particulier à une très gentille vieille personne qui venait me rendre visite quasiment tous les après-midi à la lavanderia où je travaillais. Lorsque je lui parlai de la vie de Sillio, et des raisons qui l’obligèrent à quitter l’Italie, elle me raconta à son tour l’histoire de l’un de ses frères aînés, qui dut aussi s’exiler à Nice, puis Toulon, et enfin Marseille, pour échapper aux griffes des fascistes.
Je pense encore à une autre vieille dame, une Mazzocchi, veuve, dont le grand frère et une sœur, connurent le même sort que Sillio : le frère, communiste, avait lui aussi commis des actes antifascistes, et il en allait de sa vie de quitter l’Italie au plus vite avec sa sœur cadette. Eux se réfugièrent dans les Alpes françaises.
Toutes ces expériences rapportées m’ont fait arriver à la conclusion que le destin de Sillio a certainement été celui de beaucoup d’Italiens, dans la première moitié du XXe siècle, des gens déracinés qui se sont installés en France dans des conditions précaires, exposés en permanence à des menaces diffuses, qui rendaient pour eux l’avenir très incertain.
Après les recherches sur ma parenté italienne, je me suis mise en quête des lieux. Ainsi, j’ai essayé systématiquement de retrouver les endroits importants évoqués dans le roman. À Pistoia, d’abord, j’ai recherché la Via del Ceppo, puis la Piazza del Duomo, et enfin, le théâtre Manzoni. J’ai été saisie d’émotion en pensant que ces mêmes pierres avaient vécu d’autres époques, en particulier, celle des soirs de premières représentations d’opéras, dans les années 1920.
Ensuite, j’ai recherché tous les lieux anecdotiques du récit de mon père. Je me suis rendue à Mominio, en passant par son col abrupt et ses lacets à n’en plus finir. Là, j’ai pu reconnaître l’Auberge Amelia et son épicerie juste en face, toujours en activité. La fontaine en contrebas du village, ainsi que les abondantes forêts de châtaigniers. C’est là que Sillio retrouva la première femme qu’il avait aimée, après l’avoir longtemps recherchée. Je suis également passée sur le pont de la Venturina, où mon grand-père vint cogner à vélo, le soir où il redescendit de Mominio, rempli de joie, après que Laura lui eut dit qu’il pourrait revenir la voir.
Puis, la découverte de Badi et de Moscacchia, villages de mes grands-parents, a suscité chez moi une grande émotion. À Moscacchia, j’ai eu la chance de rencontrer un vieux monsieur, qui jadis connut ma grand-mère, et de voir la maison où elle passa le début de sa vie. Cette personne âgée, nommée Pierino, m’a raconté avec plaisir l’époque où Paolina vivait à Moscacchia : les visites des cousins, les parties de baignades au lac, les bals du samedi soir au Poggio…
Pour finir, je me suis rendue au Lago di Suviana et m’y suis baignée, en pensant que mes nonni faisaient de même, il fut un temps, par les grosses chaleurs de l’été toscan.
Toutes ces recherches et découvertes ont été pour moi une expérience extrêmement enrichissante et magique, en ce sens qu’après la découverte de nombre de lieux, personnages et faits à travers la lecture du roman Sillio, j’ai pu tout redécouvrir en réalité, et même en savoir davantage, grâce aux multiples connaissances que je fis tout au long de mon séjour. Tout cela fut d’autant plus agréable que je ne parlais qu’en italien et avec des Italiens, qui de temps en temps portaient soit le même nom que moi, ou mieux encore, avaient connu mes grands-parents !